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Jeudi 28 novembre 2002
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Mouna Naim 2
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C O N F E R E N C E   I N T E R N A T I O N A L E
Quel avenir pour les Kurdes en Irak ?

Le vendredi 29 novembre 2002
Organisée par : l`Institut kurde de Paris


What future for the Kurds in Iraq ?

Par Hamit BOZARSLAN (*)



Le statu quo actuel est-il tenable

Comment répondre aujourd’hui à la question « le statu quo actuel est-il tenable ? », alors que notre horizon de visibilité est totalement bouché par les incertitudes d’une guerre annoncée. Ces incertitudes sont de trois ordres. En premier lieu, il est extrêmement difficile de prédire la réponse irakienne à une éventuelle intervention américaine. On peut en effet imaginer que le régime de Saddam Hussein ait le même réflexe que le pouvoir hitlérien, qui selon Ian Kershaw, était autant destructeur d’autrui que suicidaire. A titre d’exemple, il est évident qu’un éventuel usage des armes de destruction massive peut radicalement changer la donne en Irak et au Moyen-Orient dans son ensemble. En deuxième lieu, on peut souscrire à l’hypothèse optimiste qui prévoit l’abandon rapide du régime par ses forces, mais on peut également penser que le dispositif militaire irakien, implanté au sein des quartiers résidentiels et défendus par plusieurs milliers de « fédains » peut fonctionner et provoquer la mort d’un nombre élevé de civils. Un tel scénario, qui semble être celui du maître de Bagdad, ne manquerait pas de susciter de violentes réactions au Moyen-Orient et en Europe. Enfin, la politique américaine elle-même est marquée par des incertitudes : quelle scénario pour l’Irak d’après Saddam Hussein ? La Maison Blanche prendra-t-elle en considération les aspirations des Irakiens à une démocratie représentative, et celle des Kurdes, à un Irak fédéral et démocratique, ou privilégiera-t-elle l’option d’un autre « tyran sunnite », capable de maintenir la stabilité du nouveau pouvoir ?

Si ces incertitudes –et bien d’autres encore- interdisent tout pronostique fiable, elles n’offrent pas moins l’opportunité d’analyser la question du « statu quo » avec quelque distance. Ainsi, m’éloignant de nos préoccupations immédiates, je proposerai ici une lecture en trois temps du statu quo actuel. Je procéderai, dans un premier temps, à une mise en contexte moyen orientale du statu quo en Irak. Dans un deuxième temps, je rappellerai le prix que la société irakienne a dû et doit payer pour le maintien du statu quo en vigueur. Enfin, je suggérerai que, pour nécessaire qu’elle puisse être, la remise en cause du statu quo en Irak ne peut être porteuse d’un avenir acceptable qui si elle constitue le point de départ d’une re-définition du droit international.

— I —

Le statu quo actuel en Irak, qui s’est maintenu en gros en dépit de la Guerre du Golfe de 1991, doit être lu dans une perspective historique. Au 20ème siècle, la statu quo comme statu juridique et comme ordre de fait au Moyen-Orient, se fonde sur deux éléments contradictoires, qui précèdent de loin le cas irakien. En premier lieu, le système international conçu au lendemain de la Première Guerre mondiale érige les Etats en entités juridiquement sacrées et leur confère une autonomie totale dans la gestion des populations placées sous leurs administrations. La volonté de vivre en commun sous forme d’une nation ou d’une société basée sur le contrat est dès lors sacrifiée aux prérogatives de la souveraineté étatique. Loin d’aboutir à un ordre mondial juste comme le souhaitait le président Wilson, les dispositifs pris dans les décennies suivant la Guerre ont universalisé l’application des Traités de Westphalie (1648). Les soucis sécuritaires qui ont marqué la période de la Guerre froide ont davantage élargi le champ de manœuvre des Etats, sensés maintenir la stabilité à l’intérieur de leurs frontières, de monopoliser les instruments de la violence, et partant, constituer les acteurs de la paix et de la stabilité dans leurs régions respectives et dans le monde.

Le deuxième élément fondateur du statu quo ne découle pas du droit international, mais bien d’une pratique incompatible avec lui, est lié à la Guerre froide. Face à la montée des contestations sociales au Moyen-Orient (et au-delà, dans le monde musulman), les Etats-Unis et l’Europe ont massivement soutenu les régimes autoritaires et un islam puritain, ultra conservateur, prôné entre autres, par l’Arabie saoudite. Cet islam, qui prêchait l’obéissance au pouvoir a été largement instrumentalisé contre les revendications sociales et politiques qui ont marqué le Moyen-Orient des décennies 1950-1970.

On observe depuis plus d’une décennie que l’un et l’autre de ces éléments fondateurs du statu quo s’avèrent porteurs, non pas de la paix, mais de la violence et de l’instabilité. Les Etats autoritaires sensés contenir la violence et assurer la stabilité régionale, sont devenus les principaux acteurs d’une violence débordant de loin leurs aires géographiques. L’islam ultra puritain qui, durant des décennies, avait invité à l’obéissance à l’ordre, a fini par produire un radicalisme conservateur qui ne se prête à aucune comparaison avec les contestations sociales des décennies passées.

Ce n’est en effet pas sans un brin d’ironie qu’on remarque que les deux acteurs présentés aujourd’hui comme le noyau dur de l’ « axe du mal », se sont épanouis grâce au soutien de l’ordre international privilégiant les Etats autoritaires et les courants très conservateurs. Ainsi, durant toute la Guerre froide, et particulièrement durant sa guerre dévastatrice avec l’Iran, le régime de Saddam Hussein pouvait compter sur l’appui de l’URSS, de l’Europe et des Etats-Unis. La politique américain à l’égard de l’Irak n’a d’ailleurs pas changé en dépit de l’usage massif et d’emblée documenté des armes chimiques contre les Kurdes. Quant à la génération d’islamistes qui allait donner naissance à al-Qaida, elle a été soutenue, armée et militairement entraînée par les militaires américains ou du moins avec leur bénédiction.

On ne peut donc s’interroger sur le statu quo sans évoquer ce fondement juridique constitutif du droit international et cette pratique extrajudiciaire que les Etats n’ont pas hésité à mettre en œuvre. J’y reviendrai : sans tirer des leçons de ce passé sinistre qui couvre presque la totalité du 20ème siècle, le renversement du régime de Saddam Hussein ne peut, en soi, constituer une victoire importante.

— II —

Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui la « question irakienne », en d’autres termes, la question du statu quo avec l’Irak et en Irak, se pose avec une acuité sans précédente. Je ne sais pas si le régime irakien menace l’ordre international par les armes de destructions massives. Il n’y a cependant pas de doute qu’il constitue une menace pour sa propre société et pour la notion de justice, et ce même dans son acceptation la plus aseptisée.

Formulé autrement, je dirai que ce ne sont pas les arguments avancés par l’administration Bush qui rendent la tyrannie de Saddam Hussein insoutenable, mais bien sa nature orwelienne. Seuls cinq régimes surréalistes du 20ème siècle peuvent en effet se prêter à une comparaison avec le pouvoir irakien : le nazisme, le stalinisme, le maoïsme de la Révolution culturelle, le « communisme agraire » des Khmers rouges et le régime de Juche de la Corée du Nord. Comme ces régimes, le pouvoir irakien se distingue radicalement de toute autre tyrannie qui a vu le jour durant ce siècle.

A preuve, j’ajouterai qu’une petite histoire illustrée de l’Irak moderne se réduirait à quelques chiffres et faits : l’exécution, presque retransmise en directe, de l’ancien élite baathiste en 1979, la dissolution des alliés communistes du Ba’ath dans les étangs d’acide, l’exécution des milliers d’islamistes, une défaite militaire qui couronne une guerre de 8 ans et qui fait 500.000 morts, la disparition de 8000 hommes appartenant à la famille Barzani, gazage de plus de 180.000 Kurdes, sans compter l’élimination systématique des « étoiles montantes » du régime devenus trop « populaires » ou des membres du cercle intime de Saddam Hussein. Le choix en Irak d’aujourd’hui n’est pas entre un simple pouvoir autoritaire et la démocratie, mais bien entre l’absurde et le sens, entre la mort et la survie.

Pour autant, le pouvoir tient car la combinaison de l’absurde et de la mort s’avère d’une redoutable efficacité. Le régime mobilise d’ailleurs plusieurs registres d’action et plusieurs logiques du pouvoir, relevant systématiquement de l’un et de l’autre. Il est d’abord un sulta, un despotisme classique qui s’affiche comme tel. Il s’inscrit dans une temporalité dynastique qui est celle du mulk, de l’Etat perçu comme propriété. Dans cette perspective, présentée par maints « miroirs de Prince » et reprise dans les deux romans de Saddam Hussein, le fondateur de la dynastie qui acquiert l’Etat par la force, constitue le point zéro de sa propre histoire, mais se projette d’emblée dans l’éternité. La coercition et l’arbitraire qu’il exerce et la redistribution généreuse mais tout aussi arbitraire à laquelle il procède, constituent non pas un dysfonctionnement mais l’essence même de son pouvoir.

Ce registre n’est pas le seul que le régime mobilise. Il se base aussi sur une bande de crime organisé, que Hannah Arendt définissait comme « société secrète oeuvrant à grand jour ». Les forts disposent dans cette structure du droit de la vie et de la mort sur les faibles. La trahison, la lâcheté, et la peur sont des mécanismes légitimes assurant la survie même de la bande. Enfin, ce registre d’action est combiné avec une logique social-darwiniste datant de la période d’entrée les deux guerres. Michel Aflaq, fondateur du parti Ba’ath, explique sans ambages que dans cette logique la guerre constitue le « terrain le plus vaste, le plus complet et le plus sûr pour l’épanouissement de nos dons, de nos capacités et de notre héroïsme ». La nation dès lors est perçue comme un corps organique en guerre permanente avec d’autres corps. Elle doit, par conséquent, disposer d’une forme militaire, se purifier constamment de ses « cellules défectueuses », et accepter l’autorité immuable du « chef » qui en constitue le cerveau et le coeur.

La destruction du social, du tout lien social, du tout lien de confiance, de socialisation, d’amitié et d’amour constitue dès lors la condition même du fonctionnement de cette machine de guerre. Le corps organique qui est la nation ne peut se reproduire qu’au prix de l’anéantissement de la société.

On voit bien que le statu quo n’est en l’occurrence guère un simple synonyme des rapports de force à l’échelle régionale ou d’un face-à-face entre la hyper puissance américaine et la résistance irakienne. Il signifie, avant tout, la capacité de cette tyrannie surréaliste de se perpétuer et de se reproduire sur plusieurs décennies.

Le statu quo se maintient car les deux seules options dont les Irakiens disposent renforcent plutôt que n’affaiblissent le pouvoir : il s’agit de la peur et de la sédition. La peur qui s’amplifie au rythme des mutilations légalisées des corps ou des têtes exposées de femmes accusées de prostitution, interdit toute opposition. Quant à la sédition, elle échoue, car elle a lieu dans une société de plus en plus « tribalisée » et segmentée, où le pouvoir peut canaliser la violence émanant des uns contre les autres sans prendre le risque d’une contestation généralisée.

— III —

Est-il pour autant facile de briser ce sinistre statu quo ? On ne peut répondre à cette question sans prendre en considération la donne régionale. Force est en effet de constater qu’en dépit du piètre bilan de son règne, Saddam Hussein figure parmi les personnages les plus populaires du Moyen-Orient, voire, bien au-delà, du monde musulman. On ne peut guère expliquer ce fait par des arguments culturalistes ou essentialistes, ou par une quelconque admiration que les « Arabes » ou les « Musulmans » auraient pour le despotisme. Il est en effet important de souligner que la popularité du tyran, non pas chez lui, mais dans l’imaginaire des opinions publiques arabo-musulmanes, traduit bien un profond malaise qu’on aurait tort d’ignorer. Celui-ci s’explique aisément : l’ordre mondial, tel qu’il fonctionne et tel qu’il est instrumentalisé, est bien perçu comme synonyme de la domination, du mépris et d’une humiliation incessante des sociétés arabo-musulmanes. Il est important de saisir que, pour subjectives qu’elles soient, ces perceptions sont porteuses de nouvelles vagues de radicalisme, qui à leur tour, risquent de donner naissance à d’autres affrontements à l’échelle planétaires.

Comment négliger d’ailleurs que ces perceptions subjectives sont à la hauteur du désespoir que suscite une politique de deux poids et de deux mesures. Il faut bien admettre que tout en s’efforçant de briser le statu quo en Irak, le même ordre mondial le renforce ailleurs, en soutenant massivement des régimes qui font fi de tout droit élémentaire. Quelle crédibilité peut on apporter, en effet, à une politique qui vise à renverser Saddam Hussein, mais qui renforce les régimes autoritaires dans plus d’un pays? Comment faire entendre comme légitime à Amman ou au Caire la voix qui évoque avec une fermeté inégalée les résolutions de l’ONU à propos de l’Iraq, mais qui reste totalement silencieuse dès qu’il s’agit des résolutions onusiennes concernant la Palestine? Comment faire accepter qu’il faut combattre le radicalisme islamique, mais continuer à soutenir les monarchies proaméricaines du Golfe, la « Ceinture biblique » américaine ou les colonies juives ultra orthodoxes israéliennes? Comment expliquer aux opinions publiques moyen-orientales que les probables victimes des « dégâts collatéraux » d’une guerre avec l’Irak compteraient moins que celles des attentats-suicides palestiniens en Israël?

L’atrocité de la tyrannie de Saddam Hussein ne doit en effet pas faire perdre de vue que son simple renversement ne suffira pas pour parler du changement du statu quo. Celui-ci ne serait possible sans un nouvel ordre mondial, basé sur les principes élémentaires du droit et non plus sur la suprématie des Etats considérés comme maîtres d’œuvres absolus à l’intérieur de leurs frontières arbitraires.

Cette exigence ne nous est pas rappelée uniquement par les opinions publiques moyen-orientales qu’on aurait tort de qualifier de « la rue qui dort ». Elle constitue également la condition de la stabilité du futur. Rien n’indique en effet, que des régimes autoritaires qui sont soutenus ou courtisés aujourd’hui au nom de la guerre contre l’« Axe de mal », resteront demain des clients soumis à une quelconque puissance mondiale. Rien n’indique davantage que le surarmement de ces régimes, assurés aujourd’hui au nom de la lutte « anti-terroriste » ne constituera pas demain une menace pour la paix mondiale et pour l’Occident. Bien au contraire, certains de ces régimes aujourd’hui amadoués font partie de ce que Pierre Hassner appelle « la complexité du monde », et après avoir conquis la totale liberté d’action chez eux, n’hésiteront pas à élargir leurs champs de manœuvre par la force.

On ne peut, en effet, sans prendre le risque d’autres conflits majeurs à venir, y compris avec de futurs Saddam Hussein, éviter de faire le bilan du système mondial tel qu’il fonctionne depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Il faut d’ailleurs constamment se rappeler que depuis une trentaine d’années les Irakiens ne payent pas uniquement le prix d’une tyrannie locale, mais aussi de cet ordre qui a accepté et légitimé cette tyrannie comme l’incarnation de la « souveraineté nationale irakienne ».

Ce n’est qu’à condition de cette réévaluation critique que la volonté de briser le statu quo en Irak peut être perçue comme juste au Moyen-Orient et peut permettre quelque optimisme concernant l’avenir.

(*) Maître de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales