La musique kurde

mis à jour le Jeudi 10 novembre 2016 à 17h34

par Kendal NEZAN
Président de l'Institut kurde de Paris

Dans la vie culturelle des Kurdes, écartelés jadis par des barrières féodales, aujourd'hui par des frontières étatiques la musique est amenée à jouer, en plus de ses rôles habituels, un rôle de véhicule privilégié, remplissant une fonction sociale précise et fondamentale. Des chroniques d'histoire à la poésie lyrique en passant par les épopées et certaines oeuvres de la littérature écrite, tout est chanté, tout est mis en musique afin d'être mieux mémorisé et transmis à la postérité.

La musique kurde est donc principalement populaire et anonyme. Les circonstances de son élaboration sont en fait très diverses et difficiles à préciser. A l'origine, purement vocale, la chanson est composée souvent par une femme désireuse d'exprimer ses sentiments de tristesse ou, plus rarement, de joie. Elle peut aussi surgir au cours des joutes poétiques auxquelles se livrent les jeunes gens et les jeunes filles sur les sentiers des retour d'alpages, de même qu'à l'occasion d'autres réunions de jeunes: rencontres nocturnes sur la place du village, festivités commémorant le Nouvel An, cérémonies de mariage qui peuvent durer de trois jours à trois semaines. Ou bien encore, elle sera créée sous le coup d'évènements tragiques.

Une fois créée, la chanson s'adjoint un accompagnement instrumental et acquiert l'anonymat par l'entremise des dengbêj (bardes) qui, au cours de leurs déplacements de village en village, de campement en campement, la diffusent et la rendent populaire.

Un dengbêj est un paysan ayant des capacités exceptionnelles de mémoire, une qualité de la voix ou la maîtrise éventuelle d'un instrument de musique. Le dengbêj ne se contente pas de diffuser d'un bout à l'autre du territoire kurde les créations locales des autres en se faisant ainsi un agent efficace de l'élaboration d'une culture nationale kurde: il est lui-même créateur, poète, compositeur. En revanche, les mitrib (amuseurs) ou cengene, musiciens semi-professionnels d'origine "bohémienne", spécialisés dans l'art de jouer de la def (grosse caisse) et du zirne (hautbois), qui animent les fêtes locales de même que les festivités de mariage, ne sont souvent que des exécutants.

Transmise oralement de génération en génération, la chanson, en règle générale, conserve assez fidèlement ses paroles originelles. Mais la mélodie, elle, n'est qu'un cadre très souple, sujette à des modifications constantes, objet d'un renouvellement continuel- renouvellement qui est du reste source de perfectionnement et gage de pérennité. L'interprète est rarement un simple exécutant; il déploie ses efforts, donne la mesure de son talent en perfectionnant, en recréant chacune des oeuvres de son répertoire, en l'accompagnant au besoin d'instruments qui n'ont pas été utilisés dans les interprétations précédentes.

Le rôle des instruments est relativement secondaire. Comme les autres musiques populaires du Proche-Orient, la musique populaire du Kurdistan est monodique; la mélodie a un caractère fondamentalement vocal; I'accompagnement instrumental visant surtout à préparer chez l'auditeur un certain état d'âme, à le rendre plus réceptif au message vocal. De plus, à entendre une même chanson chantée différemment, avec un accompagnement instrumental variant d'une région à l'autre du pays kurde, on serait enclin à croire à la primauté de la parole sur la mélodie, celle-ci servant en premier lieu à permettre une meilleure mémorisation de celle-là. Cela est vrai mais en partie seulement.

Le mode de vie nomade a laissé des empreintes profondes dans la vie culturelle, notamment musicale. Les chants des pasteurs nomades, les airs chantés naguère à l'occasion des festivités marquant le départ pour les Zozan (hauts alpages) et le retour à la plaine ou au cours des réjouissances auxquelles donnent lieu les mises-bas et les tontes, occupent encore une part considérable dans le répertoire de la musique kurde actuelle.

Dans les plaines méridionales du Kurdistan arrosées par le Tigre, I'Euphrate et leurs affluents, s'est développée une civilisation d'agriculteurs sédentaires. La démarcation entre les cultures montagnarde (d'origine nomade) et sédentaire de la plaine est assez nette dans le domaine musical. Tandis que la musique des montagnes utilise surtout des instruments à vent dont certains, comme la dûdûk, ont la particularité de rendre des effets d'échos, dans la musique de la plaine ce sont les instruments à cordes, en premier lieu le tenbûr luth kurde à six cordes, qui prédominent.

Cependant, qu'ils soient de la plaine ou de la montagne, des vallées ou des plateaux, les chants kurdes ont en commun un certain nombre de traits caractéristiques: ce sont des chants " longs ", pathétiques et nostalgiques, à l'exception des dilok, airs de danse et de divertissement qui, au demeurant, sont très nombreux et entrainants.

Le chant traditionnel kurde a une structure répétitive dont l'unité est une strophe comportant généralement de trois à sept phrases musicales. Une strophe contient à elle seule toute la ligne mélodique et d'une strophe à l'autre, seules les paroles diffèrent. Les phrases n'ont pas forcément la même longueur puisque le vers, étant libre, ne comprend qu'occasionnellement un même nombre de syllabes. Par ailleurs, si un chant est " long ", il le demeure d'un bout à l'autre; des passages gais, animés, d'un autre rythme, donc stimulant, d'un autre état d'âme, ne viennent pas s'y insérer.

Ce schéma structural est valable également pour les chants religieux ainsi d'ailleurs que pour les dilok.