Turquie : du putsch militaire amateur au coup d’Etat civil d’Erdogan

mis à jour le Vendredi 29 juillet 2016 à 15h12

TRIBUNE - LIBERATION 28 juillet 2016

Par Kendal Nezan, Président de l’Institut kurde de Paris

Dans un pays qui a une riche expérience de coups d’Etat, le putsch du 15 juillet semblait très improvisé, rappelant bizarrement la piteuse tentative d’août 1991 à Moscou contre le président Gorbatchev.

Turquie : du putsch militaire amateur au coup d’Etat civil d’Erdoğan


Menée par une coterie de généraux, de brigade et de division, sans soutien populaire, sans programme ni leadership identifiables, la tentative du putsch du 15 juillet a avorté. Son échec semble en grande partie dû au refus, au péril de leur vie, du chef des états-majors des armées, le général Akar, de son adjoint et du chef de l’armée de terre de donner aux putschistes la caution du haut commandement et à l’engagement décisif de général Dundar commandant la Ière armée basée à Istanbul aux côtés du gouvernement. La division dans les rangs de l’armée a permis aux forces spéciales aguerries de la police, acquises à un régime qui les a toujours chouchoutées, de mater la rébellion en coopération avec les unités militaires loyales. Le soutien des milliers de manifestants civils descendus dans les rues, souvent aux cris d’Allah Akbar, à l’appel lancé sur CNN Turk par le président Erdoğan, repris et répercuté par les haut-parleurs de toutes les mosquées du pays, a eu une portée plutôt morale et symbolique.
Dans un pays qui a une riche expérience de coups d’Etat, débutant d’habitude au petit matin avec le contrôle total des medias et l’arrestation concomitante des principaux responsables politiques et syndicaux, cette tentative de putsch lancée en pleine soirée que l’on pouvait suivre quasiment en direct sur ses écrans tout comme les appels à la désobéissance et à la résistance des autorités civiles et militaires légitimes diffusés et magnifiés par les nombreuses chaînes de télévision privées a paru sinon étrange, du moins très amateur, rappelant bizarrement la piteuse tentative de putsch d’août 1991 à Moscou contre le président Gorbatchev.

On ignore encore qui étaient les véritables chefs de cette rébellion et quels étaient leurs objectifs, leurs projets. On sait d’ores et déjà qu’elle n’était pas circonscrite aux grandes métropoles turques, comme Ankara, Istanbul et Izmir, et qu’elle a bénéficié du soutien actif des principales garnisons basées au Kurdistan, engagées dans la guerre contre les Kurdes et surveillant la frontière syrienne où la politique du président Erdoğan suscite une sourde hostilité. Ainsi, ce sont six avions F16 partis de la base aérienne de Diyarbakir sous le prétexte d’aller frapper les camps du PKK qui sont venus bombarder à Ankara de nombreux édifices gouvernementaux dont le palais présidentiel. Ils ont bénéficié du soutien d’avions ravitailleurs de la fameuse base d’Incirlik commandée par un général turc rebelle. Or, cette base où sont entreposées des armes nucléaires tactiques de l’Otan abrite aussi le dispositif aérien allié contre Daech en Syrie. De quoi alimenter toute sorte de spéculations sur les commanditaires supposés du putsch.
L’explication la plus souvent évoquée, et bien plausible, est qu’à quelques jours de la réunion du Conseil suprême militaire, qui allait entériner leur vaste épuration annoncée, les officiers qui grâce à des fuites (calculées?) se savaient visés et listés se seraient coalisés pour tenter leur chance et se débarrasser de ce président Erdoğan détesté à la fois par des laïcs et par les zélateurs du prédicateur Gülen.


Bulletin quotidien du «grand nettoyage en cours»
La série d’événements qui a suivi l’échec du putsch montre qu’ils avaient raison au moins sur un point: les listes de purge étaient fin prêtes. Une purge qui ne concerne pas que les miliaires rebelles, mais des dizaines de milliers de personnes dans l’appareil de l’Etat.
Le bilan d’étape de la première semaine de répression est éloquent: 13 165 gardés à vue, 8 500 incarcérations, plus de 80 000 fonctionnaires, dont près de la moitié des enseignants, mis à pied. Parmi eux, le quart des magistrats du pays dont deux membres de la Cour constitutionnelle, de dizaines de membres du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation. Un millier d’écoles, 16 universités privées, 39 chaînes de radio et de télévision, 45 quotidiens et 3 agences de presse ont été fermés, leurs biens confisqués. 1 550 doyens de facultés démis de leurs fonctions, 1 200 associations et fondations, une vingtaine de syndicats interdits, une centaine de résidences universitaires fermées et confisquées.
Par son ampleur, sa célérité et son arbitraire, cette répression massive rappelle celle consécutive au terrible coup d’Etat militaire de 1980. A ceci près qu’il s’agit cette fois d’un coup d’Etat civil mené de main de maître par le président élu du pays qui chaque jour, directement ou par le biais de chaînes de télévision qui désormais lui sont toutes soumises, harangue longuement ses partisans et le bon peuple qu’il félicite pour leur mobilisation et à qui il présente le bulletin quotidien du «grand nettoyage en cours».
La purge vise d’abord tous ceux qui sont soupçonnés d’appartenance ou de sympathie envers la confrérie Gülen, accusée par le pouvoir turc d’avoir ourdi la tentative de putsch
Cette confrérie, créée dans les années 70, à un moment où les Américains avaient encouragé, dans l’ensemble du monde musulman, l’islam politique comme antidote idéologique contre les mouvements de gauche nationalistes et anti-impérialistes. Elle a prospéré dans les années 80-90 et a mis en place un vaste réseau d’écoles et d’œuvres sociales en Turquie, dans le Caucase, en Asie centrale et même en Afrique. Considérée comme vecteur de diffusion de l’influence culturelle turque, soutenue par les pouvoirs publics, elle a été la meilleure alliée de l’AKP dans sa conquête du pouvoir et tout au long du processus de la mise au pas de l’armée, de la police et de la haute magistrature turque dominées depuis les années 20 par une élite kémaliste, laïque et anticléricale. Ce n’est qu’en décembre 2013, lorsque, estimant que leur allié Erdoğan devenait trop arrogant et peu reconnaissant, que la confrérie a décidé de croiser le fer avec lui en lançant une vaste campagne contre la corruption de son clan et de son gouvernement. Du meilleur allié à qui nombre de ministres ne manquaient pas de rendre visite lors de leurs déplacements aux Etats-Unis, le puissant prédicateur Gülen est ainsi devenu la bête noire d’Erdoğan qui le stigmatise depuis comme le chef d’une organisation terroriste.


Carte blanche aux tortionnaires
Pour mener à bien cette gigantesque chasse aux sorcières, le gouvernement procède par décrets ayant force de loi autorisés par l’état d’urgence promulgué pour une période de trois mois reconductible. Le premier de ce décret institue au sein de chaque administration des commissions d’épuration dont les décisions validées par le ministre de tutelle seront irrévocables et sans recours juridiques possibles. Le décret étend à trente jours le délai de la garde à vue comme lors du coup d’Etat de 1980. Ceux qui ont vu le piteux état du général Oztürk, ancien chef de l’armée de l’air, au visage tuméfié et à l’oreille couverte de bandage après une nuit de garde à vue, sont horrifiés par cette carte blanche donnée aux tortionnaires turcs de triste réputation. Pour empêcher tout recours devant la cour de Strasbourg, la Turquie a suspendu son engagement de respecter la Convention européenne des droits de l’homme.

Après l’élimination des « gülenistes traîtres à la patrie » viendra sans doute le tour des «traîtres kurdes complices du PKK», y compris des députés, des maires et d’autres élus du Parti démocratique des peuples (HDP), bête noire du régime. Le Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême droite, qui a voté l’état d’urgence, est en voie de vassalisation. Il ne restera plus pour la vitrine de la démocratie turque que le vieux Parti républicain du peuple (CHP), fossilisé et peu dangereux pour le pouvoir car son audience se limite au littoral égéen, à la minorité alévie et à ce qui reste de la vieille élite kémaliste.

Débarrassé de ses ennemis intérieurs, investi de super-pouvoirs présidentiels, le sultan Erdoğan pourra enfin régner sans partage et se consacrer à sa «mission divine» de réislamisation de la Turquie et fermer ainsi la longue parenthèse laïque imposée par Atatürk. Il pourra faire construire à loisir de nouvelles mosquées, dans un pays qui en compte déjà 85 000, dans la moindre école, la moindre caserne, la moindre administration. Les écoles de formation d’imams et prédicateurs (Imam-Hatip), qui sous son pieux régime sont passées de 60 000 élèves à 950 000, pourront prospérer davantage et truffer les rangs d’une armée traumatisée et leur insuffler leur ferme foi islamique.
Le succès du putsch aurait sans doute plongé le pays dans une guerre civile, car, contrairement aux précédents gouvernements turcs renversés par des coups qui avaient une assise électorale hétérodoxe et clientéliste peu militante, le gouvernement d’Erdoğan dispose d’une base idéologisée solidement structurée et combative. L’échec du putsch renforce, pour un temps, le président turc. Mais son pouvoir reste fragile et il n’est pas à l’abri de soubresauts et d’actes de vengeance.


« Une intelligence supérieure » derrière Gülen
La Turquie, elle, est plus affaiblie que jamais. L’économie bat de l’aile, le tourisme est sinistré. La société fatiguée, fracturée, polarisée. L’armée, qui dans cette mésaventure a perdu sa superbe, 42% de ses généraux et amiraux, est humiliée et traumatisée. Sur le plan diplomatique, la situation n’est guère meilleure. Faute d’autres options, les alliés ont, souvent tardivement et du bout des lèvres, apporté leur soutien au régime truc. Mais les relations turco-américaines restent très tendues. Le président turc ne cesse d’affirmer dans ses diatribes qu’il y a «une intelligence supérieure» derrière la puissante confrérie Gülen dont le chef est depuis 1999 exilé aux Etats-Unis, autrement dit et compris par les Turcs, c’est bien Washington qui manipule le prédicateur pour empêcher les ambitions régionales de la Turquie «tout comme il soutient les milices kurdes du PYD en Syrie pour nuire à nos intérêts».

Quant à l’Union européenne qui, obnubilée par la crainte d’un nouvel afflux massif de réfugiés, s’est jusqu’ici montrée fort accommodante envers un régime de plus en plus autoritaire et répressif, elle devrait dans le contexte actuel suspendre toutes les négociations d’adhésion en cours jusqu’au rétablissement à Ankara d’un régime décent, respectueux des droits de l’homme et des libertés publiques.

Enfin, il serait temps de commencer à réfléchir sérieusement à la question de la pertinence de l’appartenance de la Turquie à l’Otan. Alliance militaire de défense des démocraties occidentales, celle-ci, dans ses principes fondateurs, exige notamment de ses membres de favoriser, outre le pluralisme politique, le règlement pacifique des conflits à l’intérieur de leurs frontières et avec leurs voisins afin de limiter les risques de confrontations armées déstabilisatrices. La relance en juillet 2015 du conflit kurde, qui aurait pu être réglé par l’octroi d’un statut d’autonomie respectant les frontières, montre que telle n’est pas l’approche du pouvoir turc qui a par ailleurs entretenu pendant des années une coupable connivence avec les mouvements djihadistes syriens et refusé, jusqu’à il y a un an, à ses alliés l’utilisation de ses bases aériennes dans leur guerre contre Daech.