Histoires de la communauté juive kurde

mis à jour le Lundi 26 septembre 2016 à 13h36

HAGUESHER | 07.09.2016
(Hebdomadaire de la communauté juive en France)

En couverture
Alors que le Kurdistan est la pointe de la lutte contre Daech, Haguesher vous propose un survol historique de ce que fut la communauté juive kurde dont les origines remontent à Avraham et qui s’est parfaitement intégrée à la société israélienne.

Les Juifs du Kurdistan : origines et histoire

Ces dernières semaines les rebelles ont remporté sur le terrain des combats contre Daech plusieurs succès importants. L’occasion de se pencher sur la communauté juive importante qui a vécu pendant plusieurs millénaires dans cette contrée historique, et qui est, aujourd’hui, dans sa majorité installée en Israël. Kurdistan est plus que jamais au cœur du conflit au cœur de l’actualité brûlante.

Le Kurdistan, ancienne Mésopotamie

La région du Kurdistan est mentionnée la première fois dans la Torah comme étant la terre natale d’Abraham, « Aram naha-rayim ». Terre entre deux fleuves, la Mésopotamie va appartenir successivement aux grandes puissances de l’Antiquité, les Mèdes, les Perses, les Assyriens et les Babyloniens.

Et c’est justement un roi assyrien, Salmanazar, qui va installer les premiers Juifs au Kurdistan. Entre -724 et -722 de l’ère chrétienne, il y a plus de 2 700 ans, celui-ci assiège le royaume d’Israël pour finalement réussir à annexer la Samarie. Lors de sa victoire, il déporte les populations juives en Assyrie afin d’empêcher toute rébellion. Ces Juifs font partie des « Dix tribus exilées » et, en s’installant en Mésopotamie, elles créent une des premières communautés juives en diaspora. Et les destructions des deux Temples ne vont que participer à l’accroissement de celles-ci.

Une des villes de Mésopotamie qui est mentionnée plusieurs fois dans le Tana’h, la Bible, est celle de Ninive, aujourd’hui devenue Mossoul. Cette ville a la particularité d’être à deux reprises sujette aux prédictions des prophètes d’Israël. La première fois c’est Jonas qui est envoyé par Dieu pour demander à la ville de se repentir. La seconde fois, moins connue, c’est le prophète Nahum, originaire de la ville kurde d’Alqoche, qui prophétise contre Ninive et l’Assyrie. Jusqu’à aujourd’hui, sa tombe supposée est vénérée à Alqoche par les populations locales, juives et yazidies.

Benjamin de Tudèle au Kurdistan
« Mossoul contient les synagogues d’Obadia, de Jonas fils d’Amitaï et de Na’houm l'Alqochite ». Par ces mots, le célèbre rabbin voyageur Benjamin de Tudèle commence sa description des communautés juives kurdes. Après avoir traversé les communautés d’Europe et de Byzance, Tudèle arrive dans la région aux environs des années 1170. Son récit est le premier témoignage que nous avons sur les juifs résidants dans cette partie du monde. Il y dénombre plusieurs milliers de juifs, qui habitent dans des petits villages perdus dans les montagnes du Kurdistan. Ce qui impressionne énormément ce rabbin voyageur, c’est de voir à quel point, malgré leur éloignement géographique, ces Juifs appliquent les lois juives à la lettre.

D’autres voyageurs moins connus se rendent au XIIe et au XIIIe siècle dans cette région. Ce qui les marque, c’est le fait que les Juifs de la région continuent de parler la langue du Talmud, l’araméen ! Leur dialecte, le Jabli (voir encadré), est source de fierté : à peu de choses près ces Juifs n’ont pas changé depuis plus d’un millénaire.

Quelques dizaines d’années après le passage de Benjamin de Tudèle arrive l’heure des terribles croisades. C’est au tour de nombreux Juifs, de prendre la route de l’Orient afin de se réfugier dans ces communautés montagnardes. Grâce à cet apport, les communautés juives kurdes voient l’accroissement de leur population qui devient de plus en plus établie.

Un quotidien difficile
Mais cette sédentarisation n’est pas synonyme de prospérité. L’éloignement des Juifs kurdes leur permet de leur épargner certains massacres, mais ne les protège pas de toute hostilité. D’autres voyageurs racontent à quel point les Juifs kurdes mènent une vie âpre. Le fait que les communautés soient très petites et éloignées les unes des autres rend les choses plus compliquées.

Le témoignage de l’historien juif roumain Benjamin II est incontournable pour mieux comprendre le quotidien de ces Juifs. Dans son livre « Cinq années de voyage en Orient 1846-1851 », Benjamin II brosse un tableau parfois douloureux à lire. Venant d’une Europe plus ou moins civilisée et respectueuse envers les Juifs, il est frappé par le fait qu’au Kurdistan, les Juifs sont la risée des Kurdes. On leur extorque souvent de l’argent et on les maltraite.

Il raconte aussi la surprise de la population locale, qui pour beaucoup, découvre leur premier Juif européen. Il écrit : « On m’y accueillit avec une joie tout enfantine en apprenant qui j’étais, d’où je venais et on m’apporta des vivres. Jamais ils n’avaient vu d’Israélites européens, jamais ils n’en avaient entendu parler. » Il mentionne également le niveau d’éducation extrêmement bas dans les villages.

La communauté juive kurde de la veille de la création d'Israël à aujourd'hui
Pour combler ce manque d’instruction, les Juifs kurdes font appel à leurs frères de Bagdad. La capitale irakienne regorge d’érudits, maîtres et précepteurs, qui montent dans les montagnes pour enseigner aux communautés kurdes. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une partie des Juifs kurdes se familiarisent avec la langue et la culture arabe. Quelques années après l’ouverture d’une école juive à Bagdad, l’Alliance universelle ouvre une école dans le Kurdistan irakien en 1903, ce qui permet à de nombreux Juifs irakiens et kurdes de prendre des responsabilités au sein de l’administration sous le mandat britannique. Au moment de l’indépendance de l’Irak en 1932, les Juifs sont radiés de l’administration et en 1940 l’école ferme ses portes. C’est en 1940 qu’a lieu pour la première fois un recensement des villages kurdes et de leurs populations juives. On décompte 45 000 Juifs, présents dans plus de deux cents villes et villages. La très grande majorité des communautés, 146 pour être précis, se situent dans le Kurdistan irakien. Seules quelques dizaines de communautés se trouvent en Iran et en Turquie. Le drame des Juifs kurdes va être similaire à celui des Juifs irakiens. En 1948, juste après la création de l’État d’Israël, le gouvernement irakien interdit toute appartenance au mouvement sioniste. Celui qui transgresse la loi se voit déchu de sa nationalité irakienne. Par cette loi, les Juifs irakiens et kurdes deviennent apatrides du jour au lendemain et leurs possessions sont saisies. La grande majorité des Juifs kurdes sont secourus dans l’opération « Ezra et Néhémie » et s’installent en Israël. De cette façon s’éteint une communauté par deux fois millénaire.

 

Les Juifs kurdes en Israël

Ils sont, au moins dans le marché de Ma’hané Yéhouda à Jérusalem, les vendeurs et experts incontestés des fruits secs. Les pistaches et noix de cajou n’ont depuis longtemps plus aucun secret pour eux. Mais ils ont pris soin de préserver dans de nombreuses synagogues leur tradition liturgique. Montés en Israël, pour la plupart dès le début des années 50, les Juifs kurdes forment une communauté très haute en couleur et en tempérament parfaitement intégrée dans la société israélienne.

Le retour en Israël
Au XVIe siècle, à une époque où peu de Juifs cherchent à rentrer sur leur terre, la ville de Safed (Tsfat) accueille de nombreux Juifs originaires du Kurdistan. Comme tous les Juifs au monde, ceux-ci n’ont jamais oublié la Terre promise. Pour eux, l’alya vers Israël est une conviction qui se concrétisera plus massivement, pour plusieurs milliers d’entre eux, dans les années 1920 et 1930.

Mais c’est dans les années 1950-1952 que se produit la grande alya de cette communauté, au cours de l’opération de sauvetage mémorable « Ezra et Néhémie ». Celle-ci est organisée par l’Etat d’Israël pour rapatrier le plus vite possible en Israël les 150 000 Juifs d’Irak. Transitant par l’Iran et traversant à pied la frontière, ce sont ainsi plus de 30 000 juifs kurdes qui vont émigrer en Israël. Le déracinement est assez difficile pour ces Juifs très attachés aux paysages et à la vie montagnarde. Mais la volonté de revenir vivre sur leur terre ancestrale est plus forte. Comme la majorité des immigrants de l’époque, les Juifs kurdes vont d’abord séjourner dans les « maabarot », camps de toile où les nouveaux

immigrés sont parqués souvent dans des conditions très précaires. Au fil des ans, ils vont s’installer majoritairement dans Jérusalem et sa région, ainsi que dans la Galilée. On en dénombre aujourd’hui un peu plus de 130 000 répartis un peu partout dans le pays.

« Ana kourdi »
« Ana kourdi », « Je suis Kurde » dit une expression israélienne. Par ces deux mots d’araméen, l’on signifie à tout commanditaire de services qu’il ne faut pas trop en demander, mais que le travail sera bien fait. Formule qui définit bien la déontologie kurde.

Au Kurdistan, les Juifs étaient la plupart du temps des artisans, travaillant le cuir et le bois, ainsi que des agriculteurs. En Israël, les juifs kurdes vont être très rapidement reconnus comme de solides travailleurs qui s’attellent à leur tâche sans difficulté. Beaucoup d’entre eux vont construire le pays en travaillant dans le Bâtiment ou bien dans l’aménagement des routes. Et jusqu’aujourd’hui, un bon nombre d’entre eux dirigent des sociétés de construction.

Le marché de Ma'hané Yéhouda aux couleurs kurdes
Mais ce n’est pas seulement dans le bâtiment qu’on retrouve les juifs kurdes, c’est aussi dans les plaisirs de la bouche. La grande majorité des primeurs et maraîchers du marché de Jérusalem sont d’origine kurde. La partie du marché appelée le « marché irakien » regroupe d’ailleurs les vendeurs kurdes ainsi que les vendeurs irakiens. La célèbre boutique Moreno qui vend des fruits secs en tous genres est-elle aussi d’origine kurde.

Ajouté à cela, le marché, ainsi que tout Israël est rempli de délices de la cuisine kurde. Qui n’a pas goûté la soupe aux koubés, qu’elle soit acidulée ou à base de betteraves ? Ou bien le riz aux blettes ? Sans oublier un bon nombre de légumes farcis au riz et à la viande. La gastronomie kurde s’est forgé une place de taille dans tous les foyers israéliens.

Moché Barazani
Enfin, les Juifs kurdes ont compté quelques représentants célèbres dans la société israélienne. Le plus connu d’entre eux est le combattant du Lé’hi, Moché Barazani. Après avoir été arrêté par les Anglais en mars 1947, il est condamné à mort pour avoir fait partie du mouvement de résistance Lé’hi (Groupe Stern). Il est censé être pendu en même temps que son compagnon du mouvement, Meir Feinstein. La veille de leur pendaison, les deux hommes se suicident en faisant exploser une grenade dans leur cellule. Barazani est jusqu’aujourd’hui l’une des figures les plus emblématiques de la communauté kurde et du mouvement du Lé’hi. C’est à côté de sa tombe au Mont des Oliviers que l’ancien Premier ministre Mena’hem Begin sera enterré à sa demande en 1992.

Éliana Gurfinkiel

 

Le Jabli, la « langue juive »
L’araméén est la langue qui de tout temps a rapproché les Kurdes de la Guémara (Talmud). En effet : cette langue ancestrale, souvent oubliée par les Juifs au profit de l’hébreu est restée pendant des millénaires la langue d’expression quotidienne des communautés juives du Kurdistan. À l’époque où ces Juifs sont exilés, l’araméen est la langue de prédilection de la région. Le fait que les Juifs se soient installés dans des villages éloignés en haut de montagnes, permit à cet idiome d’être très bien conservé. Les Juifs de la région s’appelaient entre eux «Anché HaTargoum», « hommes de la traduction », faisant allusion au Targoum, traduction de la Torah en araméen. Les habitants kurdes qui les entourent parlent alors eux aussi   l’araméen, mais dans un dialecte différent. Pour cette raison, ils appellent la langue des Juifs, « Lichana Yéhoudiya », la « langue juive » et d’autres la qualifient de « Jabli », « langue de la montagne », à nouveau pour signifier l’emplacement géographique de ces Juifs qui la parlent. Au moment de leur venue en Israël, beaucoup de Juifs kurdes perdent l’usage de ce dialecte. Il est vrai que les autorités israéliennes encouragent l’utilisation de l’hébreu au détriment de tout patois de diaspora. Il faudra attendre les années 1960 pour qu’un professeur de linguistique de l’université hébraïque de Jérusalem, se rendant compte du trésor qu’il avait à portée de main, se lance dans une étude exhaustive de ce dernier vestige de la langue du Talmud.
E.G.