Rebonds : Le Kurdistan irakien menacé

jeudi 12 juillet 2007

L’armée turque procède à des concentrations de troupes massives à la frontière.

Par KENDAL NEZAN
président de l'institut kurde de Paris.

Le Kurdistan irakien est un havre de paix et de stabilité dans un Irak déchiré par des affrontements confessionnels et le terrorisme massif d’Al-Qaeda bénéficiant du soutien multiforme de la Syrie et de l’Iran.
Après des décennies de guerres et de dictature, avec leur cortège de destructions, de déportations et de malheurs de toutes sortes, les Kurdes ont réussi à faire leur unité, à reconstruire une grande partie de leurs quelque 4 500 villages et vingtaine de villes rasés, et à mettre en place une démocratie parlementaire vibrante.

Les libertés fondamentales sont assurées ; des islamistes non violents aux communistes, tous les courants politiques s’expriment et s’organisent librement. Les minorités assyro-chaldéennes et turcomanes possèdent leurs propres institutions, leurs écoles, leurs médias, leurs partis politiques sont représentés au Parlement et dans le gouvernement. Près du tiers des membres de l’Assemblée nationale du Kurdistan sont des femmes qui, par ailleurs, sont très actives dans les nombreuses organisations de la société civile et dans les universités. Elles luttent pour l’égalité des sexes, pour les valeurs laïques et contre les archaïsmes sociaux barbares comme les crimes d’honneur. Les Kurdes assurent eux-mêmes la sécurité de leur région où il y a moins d’une centaine de conseillers américains et environ un millier de Sud-Coréens participant à la reconstruction du pays.

Depuis mai 2003, le Kurdistan autonome a connu une demi-douzaine d’attentats terroristes, mais aucun étranger n’y a été blessé ou tué. Cette démocratie paisible et prometteuse - qui sert de référence au reste de l’Irak et qui est devenue une source de fierté, d’espoir et d’inspiration pour les Kurdes des pays voisins -, est, aujourd’hui, sérieusement menacée par la Turquie.

L’armée turque procède à des concentrations de troupes massives aux frontières et son chef, le général Büyükanit, ne cesse de revendiquer le droit d’envahir militairement «le nord de l’Irak» et de «punir ses chefs de tribu». L’un de ces «chefs» est le président élu du Kurdistan, Massoud Barzani, l’autre, le président élu de l’Irak, Jalal Talabani. Pour les Turcs, qui, dans leurs écoles et les casernes, apprennent que leurs ancêtres ont inventé les grandes civilisations universelles et qu’ «un Turc vaut tout l’univers» (maxime d’Atatürk), les Kurdes ne peuvent être que des tribus arriérées et sauvages que la Grande Nation turque doit civiliser ou des terroristes à abattre. Le prétexte invoqué est précisément «la lutte contre le terrorisme du PKK». Cette organisation - qui espérait, sinon une solution politique comprenant la reconnaissance de l’identité kurde et des droits culturels qui permettent sa libre expression, du moins une amnistie générale autorisant le retour dans la dignité de ses milliers de maquisards et leur intégration dans la vie civile - a relancé ces derniers temps ses actions armées.

Les dirigeants kurdes irakiens, soutenus discrètement par Washington, ont offert à Ankara leurs bons offices pour la recherche d’un règlement politique honorable au problème du PKK qui, pour eux, n’a pas de solution militaire. Les généraux turcs ont rejeté avec dédain ces offres. Or, malgré une politique de terre brûlée pratiquée dans les années 90 par l’armée turque qui a abouti à la destruction de 3 400 villages kurdes et au déplacement de plus de 3 millions de civils kurdes, l’éradication promise n’a pas eu lieu. Une vingtaine d’incursions militaires turques en territoire kurde irakien «pour détruire les bases arrière du PKK» n’ont produit aucun résultat tangible. D’ailleurs, comme l’a récemment rappelé le Premier ministre turc, les trois quarts des maquisards du PKK agissent à l’intérieur de la Turquie, mènent des actions dans les provinces comme Dersim, situées à plus de 500 km de la frontière irakienne, et l’armée est incapable de les éliminer.

Outre «le droit de poursuite contre le PKK», les généraux turcs invoquent aussi leur droit de «protéger la minorité turcomane» qui serait menacée par l’intégration éventuelle de la province de Kirkouk dans le Kurdistan autonome - intégration qui, selon l’article 140 de la Constitution irakienne, doit se décider d’ici fin 2007 par référendum par la population de cette province. Or là encore, aucun traité international ne reconnaît à Ankara un droit quelconque de protection de cette minorité. Celle-ci, dans sa grande majorité, rejette les prétentions turques et rappelle que lorsqu’elle était persécutée et déportée sous le régime de Saddam Hussein, Ankara n’a jamais élevé la moindre protestation. Maintenant qu’elle jouit de larges droits linguistiques et culturels et qu’elle est représentée dans les instances du Kurdistan, la Turquie prétend vouloir empêcher leur «domination par les Kurdes». Malgré tout le soutien financier d’Ankara, le Front turkmène proturc n’a pas réussi à obtenir une part significative des suffrages de cette communauté qui refuse d’être instrumentalisée.

En fait, les arguments d’Ankara sont spécieux et peu convaincants, même aux yeux d’une partie de l’opinion turque. Tout se passe comme si l’armée turque - qui, plus qu’un Etat dans l’Etat, se considère comme la propriétaire légitime de l’Etat turc - avait besoin de crises, de conflits et d’« ennemis de la patrie» pour justifier sa suprématie dans la vie politique turque. Les ennemis les plus commodes de l’utranationalisme turc restent les Kurdes. Ceux de Turquie, bien sûr, qui persistent à refuser «le bonheur de se dire turc» - un article obligatoire du nationalisme d’Ataturk, idéologie officielle de la Turquie. Mais aussi ceux d’Irak qui, à en croire les médias turcs, seraient en train de créer un Etat kurde indépendant avec l’appui des Américains, des Européens et des sionistes. Ce délire, alimenté constamment par les médias et les partis politiques turcs ultranationalistes, développe un climat dangereux d’antioccidentalisme et d’antisémitisme en Turquie.

La croisade engagée par l’armée, sous couvert de la défense des valeurs laïques et de la lutte contre le terrorisme, dissimule mal les dérives ultranationalistes et autoritaires. Au lieu de se perdre dans des négociations laborieuses sur des chapitres techniques, l’Europe doit signifier clairement à la Turquie que toute aventure militaire en Irak ou toute intervention de l’armée dans la vie politique mettra définitivement un terme au processus d’adhésion à l’Union européenne. Elle pourrait proposer aussi de rechercher une solution équitable à la question kurde en Turquie et au contentieux entre Ankara et le Kurdistan irakien.


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