Protégeons les Kurdes et les Syriens

mis à jour le Jeudi 16 octobre 2014 à 18h17

Lemonde.fr | Par Kendal Nezan

Depuis un mois, les habitants de Kobané résistent avec héroïsme à l’offensive lancée contre leur ville par les troupes de l’« Etat islamique » (EI). Le rapport des forces est inégal. Les djihadistes disposent d’armes lourdes et de blindés. Ils peuvent recevoir des renforts et puiser dans les ressources d’un territoire grand comme la Jordanie. Ils comptent dans leurs rangs des milliers d’ex-officiers de Saddam Hussein, des ex-commandos des unités spéciales turques antikurdes ainsi que des djihadistes d’une cinquantaine de nationalités.

Les forces d’autodéfense kurdes formées en partie de femmes et commandées par une femme, Narin Afrini, armées de kalachnikovs et de mitrailleuses, résistent dans une enclave encerclée. Seule l’ouverture de la frontière turque leur aurait permis de recevoir des renforts des Kurdistans turc et irakien. Mais Ankara y a massé ses troupes avec pour mission d’interdire tout secours aux combattants de Kobané, alors que le reste de la frontière turco-syrienne reste poreux pour les djihadistes de l’EI, d’Al-Nosra et autres opposants syriens arabes.

L’appel à une intervention internationale urgente lancé par le secrétaire général de l’ONU ne semble guère avoir plus d’effet que les protestations des communautés kurdes mobilisées à travers le monde pour dénoncer l’inaction coupable de la communauté internationale. Les quelques frappes aériennes ne sauraient faire illusion : pour Washington, comme l’a reconnu le secrétaire d’Etat, John Kerry, « Kobané n’est pas un objectif stratégique ». De toute évidence, ce n’est pas une préoccupation éthique non plus.

PARACHUTER ARMES ET MUNITIONS

L’objectif serait de former d’ici un an en Arabie saoudite une armée syrienne d’opposition de 5 000 hommes qui servirait de troupe au sol à l’aviation alliée. En somme, le royaume wahhabite, matrice du salafisme qui inspire les djihadistes à travers le monde musulman, qui a contribué au financement de l’EI et de la branche syrienne d’Al-Qaida, va à présent former une armée « modérée » pour combattre à la fois ses protégés d’hier et le clan d’Al-Assad. Si celle-ci est aussi efficace que l’armée irakienne formée à grands frais par les Américains, le dictateur de Damas peut dormir tranquille.

Le bon sens aurait dû conduire la coalition à parachuter armes et munitions aux résistants kurdes qui se battent courageusement contre les djihadistes, et à coordonner avec des frappes plus systématiques. D’autant que, depuis 2011, les combattants kurdes ont, à maintes reprises, su vaincre ces derniers. Une victoire contre l’Etat islamique aurait pu signaler aux Syriens le début de la fin de leur règne de terreur et donner un certain crédit au sérieux de la nouvelle politique américaine dans la région. La chute de Kobané sera vécue comme un traumatisme national par les Kurdes, dans l’indifférence de la communauté internationale. Elle ruinera aussi ce qui restait de crédit en Syrie à la coalition internationale, y compris et surtout auprès des populations kurdes laïques et pro-occidentales et, de ce fait, qualifiées de « mécréantes » par les fanatiques musulmans et les nationalistes arabes.

Quant à la Turquie, depuis la fondation de la République kémaliste, l’une des priorités de sa diplomatie a été d’empêcher l’émergence de toute entité politique kurde dans les pays voisins. On se souvient de l’opposition des autorités turques et de leurs incursions militaires contre le Kurdistan irakien autonome jusqu’à ce que ce dernier retrouve grâce à leurs yeux à cause de ses richesses pétrolières. Malgré sa rhétorique sur la « fraternité turco-kurde », M. Erdogan, si prompt à venir en aide aux musulmans en détresse en Somalie, en Birmanie sans, bien sûr, oublier sa cause favorite qu’est Gaza, ne bougera pas le petit doigt pour les Kurdes, pas même pour ceux d’Irak qui l’ont appris en août à leurs dépens.

Les forces d’autodéfense kurdes, formées en partie de femmes, résistent dans une enclave encerclée

Le nettoyage ethnique de Kobané l’émeut d’autant moins que la Turquie elle-même a, dans les années 1990, évacué et détruit 3 400 villages kurdes et provoqué le déplacement forcé de plus de 2 millions de civils. En toute impunité, bien sûr, appartenance à l’OTAN oblige. Le fait que le canton de Kobané soit géré par le Parti de l’union démocratique (PYD), proche du PKK, lui sert d’alibi pour justifier sa politique qui, au-delà des proclamations de « neutralité », vise à favoriser la chute de Kobané aux mains des djihadistes. Ces derniers bénéficient depuis trois ans d’une aide multiforme des services turcs qui entendent s’en servir à la fois contre Damas et contre les partis kurdes autonomistes de Syrie.

Dans ce contexte, le vieux projet turc de création d’une zone tampon vise surtout à contrôler les régions kurdes frontalières afin d’y empêcher l’émergence de toute entité kurde. Ankara se servira de la carte de cette occupation « provisoire » pour peser dans la négociation sur l’avenir de la Syrie. Demandez aux Chypriotes ce que « provisoire »signifie pour les Turcs qui, depuis 1974, occupent 40 % de leur pays au nom de la protection de leurs « frères de race menacés ».

La France, qui par l’accord d’Ankara de 1921 traça la frontière turco-syrienne et qui céda en 1939 aux Turcs le Sandjak syrien d’Alexandrette, n’a pas besoin d’aggraver son cas en sous-traitant à la Turquie le sort des Kurdes syriens et celui de la Syrie. Elle peut avoir une politique alternative en saisissant le Conseil de sécurité pour la création d’une zone de protection sous l’égide de l’ONU, dans le nord et le sud de la Syrie, pour l’accueil des déplacés et réfugiés syriens. Les régions kurdes d’Afrin et de Qamishli, prochaines cibles des djihadistes, devraient être incluses dans cette zone.