Mont Ararat : ascension d'un mythe

En Turquie, sur les chemins de la montagne sacrée. C'est ici, selon la Bible, que s'échoua l'arche de Noé, après le Déluge.
Agnès Rogelet - [30 mars 2005]
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Culminant à 5 165 mètres, le mont Ararat se conquiert en cinq jours depuis la Turquie. (DR.)


Il fait battre les coeurs, «l'Ararat». Celui de l'alpiniste à la conquête de ses 5 165 mètres d'altitude. Et celui du randonneur un peu mystique, fébrile à l'espoir d'y déceler une relique de Noé. A lire la Genèse et les chapitres consacrés au Déluge, «le septième mois, le dix-septième jour du mois, l'arche s'arrêta sur les montagnes d'Ararat».

Aux confins de la Turquie, de l'Arménie et de l'Iran, une lueur d'éternité perce la steppe d'Anatolie. Le massif (turc depuis 1923) se scinde en deux cônes volcaniques feignant un air débonnaire sur une haute plaine déserte. Dieu aurait interdit l'accès au sommet à tous les mortels, selon une croyance arménienne. Les aventuriers de l'arche perdue ont vite transgressé la divine sentence. En l'an 330, un patriarche de Nisibis s'y est épuisé. En échange de ses efforts, un ange lui apporta un bois gravé, devenu depuis trésor du monastère d'Etchmiadzine, près d'Erevan. Côté turc, la coque fossilisée du village d'Üzengili convainc difficilement. Et même si le carbone 14 authentifia les poutres sculptées que le Français Fernand Navarra déblaya de la neige en 1955, l'épisode biblique suscite la controverse. Pour le Coran, «l'arche s'installa sur le mont Jûdi», à 500 kilomètres de là, l'actuel Cudi Dagi...

Emboîtons le pas de l'Estonien Friedrich Parrot qui se contenta de boire «joyeusement, à la mémoire du patriarche Noé, un verre de vin» ! En 1829, son expédition fut la première à atteindre la cime défendue. Jusqu'en l'an 2000 les autorités turques refusaient l'accès de l'Agri Dagi pour cause de tensions avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Et puis, le mont Ararat symbolise toujours la «délicate question» du génocide arménien et de la répression contre les Kurdes. «Photographier n'y a été autorisé qu'en 2004 car d'ici, on domine l'Iran, l'Arménie et même l'Azerbaïdjan», rappelle Mustapha Kaya, guide local de l'agence Allibert.

Première mise en jambes au coeur des monts Kaçkar, dans la vallée d'Ayder, étonnante avec ses chalets en bois rutilants, ses épicéas et sa fête du taureau. Une première étape part à l'assaut du col de Çaymakçur à 3 050 mètres. Une longue journée de route fait ensuite monter l'excitation. Au col d'Ashakran (2 640 m), se révèle une mer d'herbages dont les ondulations bleuissent l'horizon avant de se fondre dans le ciel. Apercevoir cette steppe signifie que les premières pentes du mont approchent !

A Dogubayazit, chacun achète une paire de moufles (elles seront vite très appréciées), quelques vivres et l'indispensable qui manque encore, un tee-shirt, quelques lingettes humidifiées... Surtout, ne pas faire l'impasse sur un collant chaud, un anorak, un bonnet, des gants de ski, de bonnes chaussettes. Crampons préréglés, comprimé anti-mal des montagnes... Prêt à la conquête ! Zone militaire oblige, le minibus s'arrête à la gendarmerie pour l'enregistrement des passeports et des groupes sanguins. Chaque soir le guide Halis Çeven signale la position de son groupe. A l'approche du sommet, il doit appeler toutes les heures. Le téléphone portable passe sans hoquets.

A 2 200 mètres, les muletiers chargent de robustes petits chevaux. Halis entonne un chant kurde : «Je suis revenu te dire bonjour Ararat ! Tu m'as fait beaucoup souffrir et encore à présent.» Il a effectué sa première ascension à 16 ans. A 50 ans, il en compte 500.

Myosotis et chardons parsèment les pâturages jusqu'au premier camp, 680 mètres plus haut. Au-delà, il faudra marcher sur la roche. Depuis ce vaste plateau herbu où des murets encerclent des vestiges d'habitat, les paisibles montagnes iraniennes, toutes de gracieuses nuances de rose, de gris perle et de vert, peignent une aquarelle grandeur nature. On songe à Noé qui conduisit en ces lieux une nouvelle humanité...

A 9 heures du matin, un nuage caresse le mont Ararat et le vent léger insiste pour qu'on se couvre. Aux premières neiges à 3 400 mètres, la mule s'enfonce. Il faut acheminer les vivres au camp de base n° 2, à 3 700 mètres. En principe l'été, la couche blanche n'apparaît qu'à 300 mètres du sommet. Auparavant, c'est tente dressée sur le sol glacé, veste isolante glissée sous le matelas et une nuit à – 10 °C garantie. Si nécessaire, avant le dîner, chacun peut essayer le caisson à oxygène, sarcophage pneumatique simulant une altitude plus raisonnable.

Réveil à 3 h 30. Le groupe (cinq marcheurs) entreprend la dernière ligne droite avec les deux guides locaux plus un Français. Chacun sa détermination. Toujours plus haut. Défier l'inquiétude. Éprouver sa condition physique. Quêter un rai de lumière biblique. Les petits pas crissent sur la neige, dans le silence ouaté. Le succès n'est jamais promis. La météo veille, telle une imprévisible gardienne du temple. La cohorte avance, grisée par le vent et les flocons qui virevoltent crescendo. Le brouillard s'en mêle souvent et il n'est pas rare que, malgré la proximité du sommet, le guide renonce face au danger qui s'installe, ramenant sa troupe vers le camp 2, puis Dogubayazit. «Vous devriez savoir que dans ce pays d'Arménie, l'arche de Noé repose toujours au sommet d'une haute montagne si constamment couverte de neige, que personne ne peut l'escalader», prévenait déjà Marco Polo.