La fédération, seule issue au conflit

mis à jour le Mercredi 16 juillet 2014 à 17h17

Liberation.fr | Par KENDAL NEZAN *

Les chiites auraient pu faire un usage modéré de leur victoire et partager le pouvoir avec les sunnites et les Kurdes. Partage d’ailleurs prévu dans la Constitution irakienne.

Le processus de désintégration de l’Irak, à l’œuvre depuis la guerre du Golfe de 1991, vient de franchir une étape critique avec l'émergence d'une entité arabe sunnite: Etat islamique en Irak et au Levant (EILL). Inscrite depuis longtemps dans les esprits, la partition de l'Irak entre ses trois communautés constitutives (sunnites, chiites et kurdes) se concrétise dans les faits. Les Kurdes ont déjà leur propre gouvernement, leur Parlement, leurs forces armées (Peshmerga) et leur police. Les événements récents ont conduit les autorités kurdes à étendre leur contrôle à l’ensemble des territoires peuplés de Kurdes, y compris l’emblématique province pétrolière de Kirkouk et des villes chrétiennes de la plaine de Mossoul. Le Kurdistan est donc devenu un Etat quasi indépendant, économiquement viable, politiquement stable et pro-occidental. L’arabe y est devenu une langue étrangère moins pratiquée que l’anglais !

Les Arabes chiites, marginalisés et persécutés sous la dictature de Saddam Hussein, ont pu, pour la première fois, accéder au pouvoir grâce à la démocratie instaurée après l’intervention américaine de 2003. Majoritaires dans la population irakienne, ils gèrent leurs affaires dans les provinces du sud, riches en pétrole et pacifiées, et contrôlent aussi le gouvernement central de Bagdad. Vainqueurs après des siècles de domination, ils auraient pu faire un usage modéré de leur victoire et partager le pouvoir avec les représentants des communautés sunnite et kurde. Partage d’ailleurs prévu et codifié dans la Constitution irakienne approuvée en 2005 par référendum par plus de 80% des électeurs. Mais engagé dans une politique de revanche, le Premier ministre chiite, Nouri Maliki, dès le retrait des troupes américaines en 2011, a refusé aux sunnites les postes ministériels qui leur revenaient conformément au pacte de gouvernement négocié en 2010. Il est contesté aussi dans le camp chiite au point où l’autorité religieuse suprême, le grand ayatollah Sistani refuse, depuis deux ans, de le recevoir. Cependant, avec 92 sièges sur 328 remportés aux élections parlementaires du 30 avril, son parti reste une force politique surtout à Bagdad.

Les Arabes sunnites, qui représentent environ 17% de la population, et qui ont dirigé l’Irak depuis sa création, avaient fini par se résoudre à un partage de pouvoir. Après la répression sanglante de leurs manifestations pacifiques en faveur d'une région autonome sunnite, la mise à l'écart de leurs dirigeants, y compris des chefs de milices Sahwa, mises en place par les Américains pour combattre les jihadistes d’Al-Qaeda, leur dissidence s'est radicalisée. C'est dans ce contexte d'exaspération et de marginalisation que l’offensive d'EIIL a rencontré un succès si fulgurant.


Derrière I'EIIL, qui contrôle de part et d'autre de la frontière syrienne un territoire vaste comme la Jordanie mais largement désertique et dépourvu de ressources, peuplé de 6 millions d'Arabes sunnites, il y a aussi de puissants protecteurs et financiers comme l’Arabie Saoudite, le Koweït et quelques autres Etats régionaux mécontents du minimalisme de la doctrine Obama, qui a laissé champ libre aux menées de l'Iran chiite dans l’ensemble du Proche-Orient. Ils reprochent à Washington d'avoir retiré ses troupes sans laisser sur place une force résiduelle qui' entre autres missions, aurait pu assurer la protection de l’espace aérien irakien et empêcher l'Iran de l’utiliser à sa guise pour ravitailler en armes et en combattants son allié de Damas.

Le pourrissement de la situation en Syrie rend très difficile d'éradiquer militairement I'EIIL, qui y dispose de vastes territoires et de ressources. Les jihadistes et leurs alliés baasistes sont des nationalistes panarabes, qui méprisent la démocratie qu'ils considèrent comme un moyen de diviser et d'affaiblir l’oumma arabe. Ils ne se contenteront pas de leur actuel « Sunnistan » dont Mossoul pourrait être la capitale. Ils revendiquent la totalité de l’Irak arabe allant parfois jusqu'à prôner l'élimination des chiites « hérétiques et traîtres au service de l'Iran ». Cependant, les chiites sont suffisamment nombreux et riches pour défendre, avec le soutien multiforme de l’Iran, leur « Chiistan » [une région autonome chiite, ndlr] ainsi que Bagdad où ils sont majoritaires.

Les Kurdes, qui ont jusqu’ici déployé beaucoup d'efforts pour trouver un compromis de partage de pouvoir entre ces communautés en conflit et préserver l’unité de l’Irak, ont affirmé, à maintes reprises, qu'ils proclameraient leur indépendance en cas de guerre civile entre Arabes sunnites et chiites. Une guerre qui pourrait être bien plus dévastatrice et bien plus déstabilisatrice que l’actuelle guerre civile syrienne. A ceci près que l’Irak est l’un des principaux producteurs pétroliers du monde que la communauté internationale ne pourra pas laisser à son sort comme une Somalie ou une Syrie. Les chancelleries sont en alerte.

On peut aussi espérer que se trouvant au bord du gouffre, les dirigeants politiques irakiens, dans un ultime sursaut « patriotique », finiront par trouver un compromis reconnaissant une large autonomie aux provinces arabes sunnites prévue par la Constitution, réglant les litiges avec les Kurdes et mettant en place un gouvernement de salut national, sans le triste monsieur Maliki, le fossoyeur de l’Irak. Une telle solution politique permettrait aux sunnites modérés de combattre les extrémistes jihadistes, de réinsérer une bonne partie des anciens baasistes et de pacifier progressivement leur région. L’Irak éclaté en trois régions fédérées pourrait garder son unité politique et ses frontières.


(*) Président de l’Institut kurde de Paris