La démocratie s’enracine au Kurdistan

mis à jour le Mardi 29 octobre 2013 à 18h16

Rue89.com | Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris

L’événement est passé inaperçu dans nos médias. Pourtant il est de portée régionale et constitue par les temps qui courent l’une des rares bonnes nouvelles qui nous arrivent du Proche-Orient.

Dans un Irak déchiré par d’incessants conflits confessionnels sunnites-chiites, les Kurdes viennent de réaliser le tour de force de tenir des élections libres et démocratiques pour renouveler leur Parlement.

Une trentaine de partis et groupes politiques, pas moins d’un millier de candidats représentant toute la diversité politique, culturelle et religieuse du Kurdistan ont animé une campagne électorale qui, malgré quelques incidents çà et là, s’est déroulée dans le calme. Environ 74% des électeurs ont pris part à un scrutin qui, de l’avis des observateurs locaux et internationaux, dont ceux de la Ligue arabe, a été libre.

De ce fait, les résultats annoncés le 21 octobre par le Haut Comité électoral irakien n’ont pas été contestés par les perdants, ce qui est rare dans les jeunes démocraties et démontre un degré insoupçonné de maturité politique de la société kurde.

Cette maturité se manifeste aussi dans les résultats du scrutin. Le vieux Parti démocratique du Kurdistan (PDK), fondé en 1946 par le général Barzani, figure légendaire de la résistance kurde et dirigé actuellement par son fils, Massoud Barzani, président élu au suffrage universel du Kurdistan, arrive largement en tête, avec 38 sièges. Après plus de deux décennies de pouvoir, son score souffre d’une érosion d’environ 4%.

Son rival historique, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), fondée en 1976 par l’actuel président irakien Jalal Talabani, n’obtient que 18 sièges, passant ainsi derrière Goran (Changement), le nouveau parti créé par les dissidents de l’UPK il y a cinq ans qui disposera de 24 sièges contre 25 dans la précédente législature.

A côté de ces formations laïques, les deux partis islamiques kurdes qui ont fait campagne sur leur thème favori de lutte contre la corruption financière et morale, améliorent légèrement leur score en obtenant 16 sièges. Les petits partis, communiste et socialiste, et deux autres groupes obtenant chacun un siège.

A ces 100 députés élus directement au suffrage universel s’ajoutent les 11 députés représentant les minorités ethniques et religieuses, à savoir 5 chrétiens assyro-chaldéens, 5 Turcomans et 1 Arménien. En dehors de ce contingent réservé, un citoyen chrétien ou turcoman peut aussi être candidat et élu sur l’une ou l’autre des listes des grands partis.

Les femmes représentent 30% des parlementaires du Kurdistan. Dans les semaines à venir un gouvernement sinon d’union nationale, du moins largement représentatif sera formé avec pour mission de poursuivre la reconstruction économique et institutionnelle du Kurdistan, dans un environnement régional instable et périlleux.

Après des décennies de dictature et de souffrances, suivie de querelles internes pour le partage du pouvoir les Kurdes ont progressivement élaboré un modèle démocratique soucieux de représenter au mieux toute la diversité de leur société et de ne pas discriminer les minorités politiques ou religieuses sous l’alibi théorique d’universalisme.

Ce souci se traduit aussi en pratique par la reconnaissance des droits spécifiques pour les minorités. Les chrétiens du Kurdistan ont des écoles et des médias dans leur langue antique, l’araméen, qui fut celle du

Ils ont toute la liberté de construire, en fonction de leur besoins, des églises sans aucune restriction. De même les Turcomans, qui parlent une langue apparentée au turc, disposent d’un enseignement public et des média en leur langue.

Le Kurdistan reste le seul pays du Proche-Orient qui ne compte aucun prisonnier d’opinion, aucun prisonnier politique.

Au-delà des rites électoraux, du respect du pluralisme et des libertés la démocratie s’enracine au Kurdistan où une société civile vibrante, des média indépendants commencent à jouer leur rôle d’indispensables contre-pouvoirs démocratique.

On ne peut s’empêcher de comparer la démocratie kurde émergente à la démocratie à la turque, que ses alliés de l’OTAN ont longtemps présentée comme un modèle à suivre pour le reste du monde musulman. Près de six décennies après son passage au multipartisme et après une théorie de « paquets de démocratisation », la Turquie de M. Erdogan en est encore à présenter comme « un grand progrès démocratique », le projet d’autoriser l’enseignement en kurde dans des écoles privées. Dans ce pays qui, selon la Commission européenne, compte de 15 à 18 millions de Kurdes, ces derniers, qui ont longtemps dû payer (des amendes) pour parler leur langue interdite, sont à présent appelés à payer pour que leurs enfants reçoivent un enseignement dans la langue de leurs ancêtres dans leur propre pays. Cela alors que Ankara, intarissable sur le manque d’équité des Européens, revendique rien moins qu’un statut confédéral pour les quelques 200.000 Turcs chypriotes. Les quelques milliers de rescapés grecs d’Istanbul ne sont toujours pas autorisés à rouvrir le au séminaire orthodoxe de Heybeliada, interdit depuis 1971, pour former leurs prêtres.

Les Arméniens attendent toujours la reconnaissance du génocide dont ils furent victimes en 1915.

Le modèle turc s’accommode aussi de plusieurs milliers de prisonniers politiques dont des députés, des dizaines de journalistes et d’avocats.

Il peut, dans son intransigeance nationaliste, pousser le ridicule jusqu’à interdire l’usage de certaines lettres de l’alphabet (q, x, w) simplement parce qu’elles sont utilisées dans l’écriture kurde latine alors que le turc les ignore.