L'Irak de demain a besoin des Kurdes


Que l'on soit pour ou contre la guerre, l'après-Saddam Hussein doit être pensé comme construction d'une démocratie, où l'expérience du Kurdistan peut être utile.

Info jeudi 28 novembre 2002

Par Kendal NEZANInfo 'heure de vérité approche à grands pas dans la crise irakienne. On saura d'ici le 8 décembre si le régime va enfin se résoudre à livrer son arsenal d'armes de destruction massive ou s'il va, une fois de plus, tenter des manoeuvres dilatoires dans l'espoir de diviser le Conseil de sécurité de l'ONU et de gagner du temps afin de prolonger sa survie.

En attendant cette date butoir, les optimistes voudraient croire à un dénouement pacifique de la crise. Supposons que conformément à leurs espoirs les dirigeants irakiens saisissent la chance ultime qui leur est offerte, grâce notamment à l'action diplomatique de la France, qu'ils laissent les inspecteurs accomplir leur mission et qu'au terme de celle-ci l'ONU certifie que le désarmement de l'Irak est achevé.

Dès lors, en bonne logique, le Conseil de sécurité devrait décider de la levée des sanctions et rétrocéder au régime irakien souverain le libre usage de la manne pétrolière. Question : comment, par quel mécanisme et au nom de quoi pourrait-on alors empêcher ce régime de consacrer à nouveau l'essentiel de ces ressources à son réarmement et à son appareil de répression ? D'autant qu'en matière d'acquisition d'armes, il dispose de réseaux et d'un savoir-faire qui a fait ses redoutables preuves et que même sous un embargo international supposé très strict, il a pu acheter du matériel de défense sophistiqué dans une série de pays allant de l'Ukraine à la Chine.

Actuellement, dans le cadre du programme «pétrole contre nourriture», la population irakienne bénéficie, en principe, de près de 80 % du produit des exportations pétrolières du pays. Qui pourrait garantir qu'une dictature qui, en deux décennies a ruiné l'économie de ce riche pays en trois guerres d'agression contre les Kurdes, l'Iran et le Koweït, va demain miraculeusement consacrer une partie des revenus pétroliers aux besoins de sa population ?

Autre question, et pas des moindres : que vont devenir les zones d'exclusion aérienne, en particulier la zone de protection kurde, qui depuis 1991 permet à la population éprouvée du Kurdistan de gérer elle-même ses affaires ? Le retour du régime tant détesté de Saddam Hussein ne risque-t-il pas de provoquer un nouvel exode massif, une nouvelle tragédie humaine ?

Le désarmement de l'Irak pourrait peut-être éloigner le spectre de la guerre mais il ne saurait, à lui seul, ramener la paix en Irak et dans la région. Dans le meilleur des cas, il prolongerait le statu quo actuel de «ni guerre ni paix». Mais pour combien de temps ? Jusqu'à la mort naturelle du dictateur ? Et s'il venait à être remplacé par l'un de ses fils, ce qui est une pratique courante au Proche-Orient, son régime devrait-il rester en place pour encore quelques décennies au nom de la «stabilité» et de la peur de l'inconnu, au détriment des intérêts et de l'avenir de tout un peuple ?

L'autre hypothèse, celle d'un refus ou d'une coopération insuffisante de Bagdad avec les inspecteurs de l'ONU entraînant une intervention anglo-américaine reste, qu'on le veuille ou non, très probable. Saddam Hussein n'a jamais déclaré lui-même qu'il accepterait la résolution 1441 du Conseil de sécurité. Il a laissé son ministre des Affaires étrangères adresser au secrétaire général de l'ONU une longue diatribe qui prend date pour une éventuelle confrontation et qui, en attendant, pour gagner du temps, accepte le retour des inspecteurs. Cependant, les plus hauts dirigeants du pays affirment que l'Irak «ne possède plus aucune arme de destruction massive». Ce qui n'augure rien de bon car, dans un rapport soumis en janvier 1991, l'Unscom, sur la base de documents des fournisseurs, estimait que l'Irak devait posséder encore 360 tonnes d'armes chimiques, y compris 1,5 tonne du très mortel VX, dont 10 milligrammes suffisent à provoquer la mort immédiate, 3 600 tonnes de précurseurs des armes chimiques dont 300 tonnes pour la fabrication du VX, une quantité d'agents biologiques suffisants pour produire plus de 25 000 litres d'anthrax et plus de 30 000 munitions spéciales pour l'utilisation de ses armes chimiques et bactériologiques.

Il va falloir justifier le sort de cet arsenal impressionnant que le dictateur irakien s'est ingénié à conserver comme une police d'assurance et un attribut de puissance. Selon la formule désormais consacrée du président Bush, toute omission ou supercherie risque fort de provoquer la guerre. L'opposition irakienne et la grande majorité des Irakiens espèrent qu'une telle guerre va les délivrer de cette dictature déjà gravée dans la mémoire collective comme le régime le plus sanglant de leur histoire depuis l'envahisseur mongol du XIIIe siècle, Houlagou, célèbre pour ses pyramides de têtes coupées.

Dans ce contexte, il ne se trouvera guère que quelques milliers d'inconditionnels qui accepteront d'aller mourir pour Saddam Hussein et Bagdad ne résistera pas longtemps à une offensive militaire américaine.

Gagner la guerre sera sans doute beaucoup plus facile que réussir une paix juste et durable. On sait les conséquences de la mauvaise paix de Versailles en Europe et au Proche-Orient, où des frontières arbitraires dessinées par la Grande-Bretagne, souvent au mépris des aspirations des populations concernées, sont à l'origine des conflits qui déchirent encore cette région du monde. On sait aussi que le fameux «nouvel ordre mondial» promis par George Bush père n'aura finalement été qu'un vulgaire argument de marketing politique pour «vendre» à l'opinion la guerre du Golfe. En sera-t-il de même de la promesse de George Bush fils d'instaurer en Irak une véritable démocratie ?

Si l'on devait laisser aux seuls Américains la gloire de mettre fin à une dictature honnie par sa population et par ses voisins, l'Irak, avec ses fabuleuses réserves pétrolières, deviendrait pour longtemps une chasse gardée de Washington, comme il est resté jusqu'en 1958 un protectorat des Britanniques qui avaient libéré ce pays du joug turc. Pragmatiques, ces derniers avaient consenti à la France et aux Etats-Unis une part appréciable (23,75 % pour chacun) du pactole pétrolier du vilayet de Mossoul (l'actuel Kurdistan irakien), en échange de leur soutien pour que ce territoire kurde soit annexé à l'Etat irakien qu'ils venaient d'inventer de toutes pièces et à la tête duquel ils placèrent comme roi le prince saoudien Fayçal. Cela alors même que la Société des nations avait établi que 85 % des habitants de ce vilayet demandaient la création d'un Kurdistan indépendant.

Cette fois-ci, les Américains risquent d'être moins magnanimes si la France et la Russie continuent de miser sur la survie du régime irakien pour recouvrer leurs créances et sauvegarder les avantageux contrats pétroliers concédés par un Saddam Hussein aux abois.

En tout cas, que l'on soit pour ou contre la guerre, on ne peut faire l'économie d'une réflexion sur l'après-Saddam. La France, si elle veut garder son rang et préserver ses intérêts, devrait penser à préparer l'avenir en engageant le dialogue avec les composantes démocratiques de l'opposition irakienne. En particulier avec les deux grands partis kurdes qui depuis plus de onze ans administrent le Kurdistan et qui, après des débuts cahoteux, ont réussi à établir la paix, la démocratie et une relative prospérité dans leur région dévastée par des décennies de guerre. Les Kurdes qui forment 28 % de la population irakienne pourraient, en raison de leur cohésion retrouvée et de leur expérience de gouvernement, jouer un rôle de premier plan dans l'Irak de demain si celui-ci devenait une démocratie. Bien que victimes principales des «dégâts collatéraux» de la longue alliance de Paris avec Bagdad, ils restent très francophiles. Notamment parce qu'ils se souviennent que de Gaule, interpellé par le chef de la résistance kurde, le général Barzani, avait refusé de vendre des Mirage à un Irak en guerre contre les Kurdes et que c'est la France du président Mitterrand qui a fait voter en 1991 la fameuse résolution 688 dite de «devoir d'ingérence» qui a permis la création de leur actuelle zone de protection. Echaudés par maints engagements non tenus des Américains, ils voudraient pouvoir compter sur l'appui de Paris à l'ONU et en Europe, pour l'établissement dans l'Irak d'après-Saddam d'un régime démocratique et fédéral, respectueux de sa diversité culturelle et confessionnelle, et en paix avec ses populations et avec ses voisins.

En les aidant dans la réalisation de ce projet démocratique, la France rehausserait à la fois son prestige moral, conserverait ses intérêts légitimes, répondrait aux attentes des citoyens français qui, dans leur grande majorité, éprouvent de la sympathie pour le peuple kurde et de l'aversion pour le tyran de Bagdad et constituerait un nécessaire contre-poids à la mainmise de plus en plus pesante des Américains dans cette région stratégique du monde.