Irak, entre urnes et terrorisme

Infojeudi 3 novembre 2005 - Les avancées démocratiques de la Constitution inquiètent les Etats de la région

Par Kendal NEZAN, président de l'Institut kurde de Paris.

Infoes Irakiens se sont approprié le processus politique mis en place par les Américains au lendemain du renversement de la dictature de Saddam Hussein.

Pour la deuxième fois en un an une forte majorité d'entre eux a bravé les menaces terroristes pour se rendre aux urnes. Le référendum constitutionnel organisé avec le concours de l'ONU est incontestablement un succès. Il s'est déroulé sans incidents majeurs et le scrutin a été dans l'ensemble honnête. Le taux d'approbation de 78 % est considérable dans un système démocratique.

Elaboré par une assemblée élue représentant toutes les sensibilités politiques et religieuses et toutes les nationalités du pays acceptant le libre jeu de la démocratie, le texte constitutionnel est un compromis âprement négocié. Il ne satisfait pas entièrement l'électorat kurde qui réclamait un Etat clairement laïc et garantissant au peuple kurde le droit à l'autodétermination, même si la Constitution consacre le principe d'un fédéralisme, inspiré des modèles canadien, indien et suisse, et fait de la langue kurde l'une des deux langues officielles de la république dans tous les domaines de la vie et dans toutes les institutions. Mécontents, près d'un tiers des électeurs kurdes, notamment des jeunes et des femmes, ont malgré les appels de leurs dirigeants, boycotté le référendum.

Les chiites, dans leur majorité, rêvaient d'un Etat irakien où l'islam serait la source principale du droit. Au finale, l'islam est reconnu comme «l'une des sources principales du droit» et «aucune loi ne peut contrevenir aux règles incontestées de l'islam». Mais à la demande des élus kurdes et laïcs, il est stipulé aussitôt qu'aucune loi ne peut «contrevenir aux principes de la démocratie» et aux droits et libertés garantis par la Constitution, dont la liberté de croyance et de culte pour les non-musulmans. La possibilité d'organiser, par l'association de deux ou plusieurs provinces, leur propre gouvernement régional doté de vastes pouvoirs a convaincu les chiites de voter massivement en faveur de la Constitution.

Il en va tout autrement de la minorité arabe sunnite représentant moins de 20 % de la population. Gouvernant le pays depuis sa création par les Britanniques au nom du nationalisme arabe, elle s'accroche à l'idée d'un Etat unitaire centralisé dont plus de 80 % des Irakiens ne veulent plus entendre parler. Après avoir boycotté les élections de la Constituante, une bonne partie de ces sunnites réalisant l'inanité de la politique de la chaise vide a décidé de participer au processus. Une organisation, le Parti islamique, a même appelé à voter en faveur de la Constitution.

Restent les irréductibles baasistes qui se considèrent comme «l'avant-garde révolutionnaire» autoproclamée de la nation arabe et récusent toute idée de démocratie, invention occidentale qui, selon eux, sous prétexte de consulter les masses incultes divise les rangs de la nation.

Leurs alliés islamistes radicaux du Comité des oulemas et de la branche irakienne d'Al-Qaeda considèrent, eux, les chiites et les Kurdes comme des «ennemis de l'islam véritable» au même titre que les «croisés» (chrétiens) et les sionistes. A défaut de satisfaire tous les Irakiens, la Constitution approuvée par la grande majorité d'entre eux, leur offre pour la première fois dans leur histoire un cadre institutionnel respectueux de leur diversité culturelle, linguistique et confessionnelle, garantissant les libertés fondamentales, et les droits des minorités et ceux des femmes qui incluent notamment un quota minimal de 25 % des sièges dans les assemblées et conseils élus.

Elle comporte aussi des contre-poids sérieux en accordant au Parlement le pouvoir de confirmation ou de rejet des nominations aux plus hauts postes civils et militaires . Primauté du pouvoir civil sur les militaires, Parlement doté de pouvoirs étendus, très large décentralisation de l'Etat, reconnaissance du caractère multiculturel, multiethnique et multiconfessionnel de la société et sa traduction politique en termes de droits, ce sont là quelques-unes des avancées démocratiques de la Constitution irakienne qui, faut-il le rappeler, sont sans équivalent dans le monde musulman.Les minorités assyro-chaldéennes et turkmènes vont avoir des écoles et des médias dans leur langue, leurs partis et leurs institutions ; les Kurdes, leur gouvernement régional et leur parlement, alors que dans les pays voisins (Iran, Turquie, Syrie), les quelque 30 millions de Kurdes, mais aussi les Azéris, les Baloutches, les Arabes, et les Turkmènes iraniens en sont privés.

C'est dire combien l'exemple irakien suscite de vifs espoirs dans les populations du Proche-Orient et inquiète les gouvernements. Ces derniers réagissent par des moyens souvent inavoués pour faire échouer l'expérience irakienne. La Syrie accorde un soutien logistique quasi ouvert aux insurgés baasistes et jihadistes. L'Iran, engagé dans un bras de fer avec les pays occidentaux sur la question de son programme nucléaire, maintient plusieurs fers au feu. Ayant expurgé son Parlement de ses voix réformistes et dissidentes, cadenassé les médias, l'Iran est, avec «l'élection» à la présidence d'un ex-chef des gardiens de la révolution, désormais prêt à donner toute la mesure de sa capacité de nuisance. La Turquie entretient à grands frais un front turkmène censé faire pièce aux ambitions kurdes et réactive le conflit avec le PKK pour se donner des prétextes à intervention en Irak.

Dans ce contexte régional hostile, on peut s'attendre à ce que les avancées du processus de la reconstruction politique de l'Irak tardent à se traduire par des progrès de la pacification du pays. La transition des régimes totalitaires vers la démocratie dans les pays ex-communistes a pris une quinzaine d'années. Dans le cas de l'Irak, vu les enjeux stratégiques et l'hostilité du voisinage, l'enfantement de la démocratie risque d'être encore plus douloureux.