Fragile printemps kurde en Irak

RENAISSANCE D’UN PEUPLE
 
Août 2001 -
En l’absence d’un accord sur les sanctions dites « intelligentes » contre l’Irak, le Conseil de sécurité des Nations unies a prolongé, début juillet, pour cinq mois, l’accord « pétrole contre nourriture » dont profite le territoire kurde d’Irak sous protection militaire internationale. Les Etats-Unis tentent de répondre aux critiques que suscite le maintien d’un embargo qui frappe bien plus la population irakienne que le régime. Mais comment mobiliser les voisins de Bagdad contre le président Saddam Hussein alors que l’opinion arabe est ulcérée par l’occupation israélienne en Palestine ?

 

Il y a dix ans, les puissances occidentales, s’appuyant sur la résolution 688 du Conseil de sécurité de l’ONU sur l’ingérence humanitaire, adoptée en avril 1991 à l’initiative de la France, décidaient de créer une « zone de protection » afin de permettre aux quelque deux millions de Kurdes ayant fui vers l’Iran et la Turquie, en raison de l’offensive massive des troupes irakiennes, de regagner leurs foyers. La protection de ce territoire d’environ 40 000 km2, peuplé de 3,5 millions de Kurdes, est assurée par une force aérienne multinationale, basée en Turquie, incluant jusqu’en décembre 1995 une escadrille française.

L’objectif initial des Occidentaux était de soulager leur allié turc confronté à l’afflux déstabilisateur de centaines de milliers de réfugiés kurdes irakiens vers les provinces déjà troublées du Kurdistan turc. Intervenant trois mois après la fin de la guerre du Golfe, cette initiative ne rencontra nulle résistance de la part de Bagdad qui, dès octobre 1991, retira son administration civile des trois gouvernorats - Duhok, Erbil, Souleimaniah - de la zone protégée et cessa le paiement des salaires et des pensions des fonctionnaires ayant décidé d’y rester. Cependant, sous la pression d’Ankara qui craignait l’émergence d’un Etat autonome kurde, les Occidentaux n’ont voulu ni prendre en charge eux-mêmes ces populations en créant une administration spécifique ou une sorte de « protectorat » de l’ONU comme ils l’avaient fait en 1999 au Kosovo, ni favoriser la mise en place d’un véritable gouvernement kurde régional.

Leur message était clair : de retour dans leurs foyers, les Kurdes allaient être protégés contre des attaques de l’armée irakienne, mais ils devraient se débrouiller pour gérer eux-mêmes leurs affaires et reconstruire leur pays dévasté. Eprouvés par trente ans de guerre, les Kurdes se trouvaient ainsi placés devant un défi redoutable : administrer un pays vaste comme la Suisse, dont 90 % des 5 000 villages et une vingtaine de villes avaient été rasés, dont l’infrastructure économique avait été détruite, les terres agricoles minées, la paysannerie dispersée. Le chômage touchait près de 80 % de la population active. De plus, Bagdad avait déconnecté le territoire kurde du réseau électrique national et imposé un embargo sur le fioul et l’essence.

La réconciliation des frères ennemis

Dans ce contexte chaotique, les Kurdes ont dû improviser, faire preuve d’imagination et de ténacité. Dans un premier temps, le Front uni du Kurdistan, regroupant les huit partis politiques locaux, a assumé le pouvoir régional et préparé des élections pour la mise en place d’un Parlement du Kurdistan. Celles-ci eurent lieu le 18 mai 1992. Deux formations, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de M. Massoud Barzani et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de M. Jalal Talabani, obtinrent respectivement 51 et 49 sièges, tandis que la minorité assyro-chaldéenne (chrétienne), qui compte 30 000 âmes, élisait 5 députés. ne parvenant pas à franchir la barre des 5 % de suffrages exprimés, les autres partis - communiste, socialiste, islamiste, etc. - n’eurent pas d’élus, mais furent néanmoins associés au gouvernement d’union nationale formé en juillet 1992.

Les dirigeants espéraient que ces institutions démocratiques seraient rapidement reconnues par les puissances occidentales et bénéficieraient de leur soutien financier. Or, le gouvernement régional kurde fut ignoré. Agitant le spectre de la création d’un Etat kurde, Ankara, Damas et Téhéran, par ailleurs divisés par une série de contentieux, tinrent des réunions trimestrielles de leurs ministres des affaires étrangères pour « surveiller la situation dans le nord de l’Irak ». Soucieux de ne pas mécontenter leur allié turc, les Etats-Unis, et à leur suite les pays européens, s’abstinrent de tout soutien à la jeune expérience démocratique kurde.

image 120 x 115 (JPEG) Asphyxiée par le double embargo, irakien et international, privée de moyens minimaux de fonctionnement, cette première expérience se solda par un échec douloureux (1). Un conflit sur le partage des maigres ressources des douanes dégénéra, en mai 1994, en affrontements armés entre le PDK et l’UPK. Les pays voisins jetèrent de l’huile sur le feu. Les heurts durèrent jusqu’en 1997. Ils firent près de trois mille morts et des dizaines de milliers de déplacés. Finalement, les deux factions en guerre réalisèrent qu’aucune d’entre elles ne pouvait éliminer militairement l’autre, que l’équilibre des forces entre les puissances régionales (Iran, Turquie, Irak) n’autorisait pas l’hégémonie d’une seule force politique quand bien même elle serait militairement victorieuse. Un cessez-le-feu fut conclu en novembre 1997. En septembre 1998, un accord signé à Washington sous l’égide de Mme Madeleine Albright, secrétaire d’Etat américain, entre les deux chefs kurdes, MM. Massoud Barzani et Jalal Talabani, a officialisé la fin des hostilités et jeté les bases d’une négociation de paix.

Aux termes de cet accord, M. Barzani obtint la reconnaissance de sa victoire aux élections législatives de mai 1992 et des conséquences institutionnelles qui en découlaient pour la formation d’un gouvernement de transition chargé de l’organisation de nouvelles élections. M. Talabani, de son côté, reçut l’engagement du versement à son organisation d’une partie des revenus des douanes. Depuis, une soixantaine de réunions conjointes ont permis d’aplanir les difficultés et de rapprocher les points de vue entre le PDK et l’UPK.

Dans la douleur et malgré eux, les Kurdes irakiens s’engagèrent dans l’expérience inédite d’une forme de décentralisation administrative. Le territoire protégé par les forces occidentales, divisé en deux, Nord et Sud, est gouverné par deux administrations contraintes de se livrer à une émulation. Ainsi dans la région du Nord, beaucoup plus prospère et mieux gérée, un gouvernement de coalition basé à Erbil, dirigé par le PDK mais comprenant un bon tiers de membres issus de petites formations, de minorités (assyro-chaldéenne et yézidie) et d’« indépendants », environ 70 % des villages et villes détruits ont pu être reconstruits. L’infrastructure routière a été réhabilitée et développée, les communications rétablies. Les services techniques (santé, éducation, transport, énergie) des deux administrations du Nord et du Sud coopèrent.

Pratiquement tous les enfants du Nord sont désormais scolarisés dans 1 950 écoles et les quelques collèges et lycées de la région. il existe également deux universités (Duhok et Erbil) qui dispensent à environ 12 500 étudiants des enseignements de lettres, sciences exactes, médecine et droit. Selon les disciplines, les cours se déroulent en kurde, en arabe ou en anglais, tandis que l’enseignement primaire et secondaire se fait en kurde. Les étudiants disposent de résidences universitaires décentes, les professeurs sont rétribués 140 dollars par mois (sept fois plus que leurs homologues irakiens) et bénéficient de logements de fonction.

Au Sud, le gouvernement dirigé par l’UPK comprend aussi des « indépendants » et des représentants des petits partis. L’université de Souleimanieh accueille 3 500 étudiants, 367 755 élèves sont scolarisés dans 1 677 écoles et lycées. Contrairement au Nord, l’école primaire n’y est pas encore obligatoire pour tous les enfants, garçons et filles.

La santé constitue l’autre priorité des autorités locales, qui ont instauré la gratuité dans les services publics. Ils ont réhabilité les hôpitaux, construit de nouveaux centres de santé et les ont dotés d’équipements modernes souvent acquis au marché noir en raison de l’embargo. Celui-ci est également responsable non pas de la pénurie, mais de la mauvaise qualité des médicaments parvenant au Kurdistan via l’Irak ou la Turquie.

La sécurité dans les villes est assurée par des agents formés dans deux académies de police, et deux autres centres forment des officiers destinés à encadrer et à professionnaliser les forces armées issues de la guérilla (peshmergas). Le Parlement kurde siège à Erbil, qui abrite aussi la cour d’appel du Kurdistan.

Ce renouveau kurde se manifeste avec encore plus de force dans le domaine culturel. Longtemps muselée, la population cherche avec enthousiasme à rattraper le temps perdu. Trois quotidiens, plus de 130 hebdomadaires et revues tentent d’étancher la soif d’information et de connaissance des citoyens. Ils abordent tous les sujets, de la littérature au cinéma, de l’histoire à l’informatique. Une douzaine de chaînes de télévision proposent des programmes très divers à tous les publics, deux d’entre elles émettent par satellite et sont captées dans toutes les communautés kurdes du Proche-Orient et d’Europe. Les antennes paraboliques permettant de capter des chaînes internationales, interdites en Irak et en Iran, sont libres au Kurdistan où des cafés Internet se multiplient. Les journaux de toutes tendances, y compris ceux du régime de Bagdad, sont en vente libre. Les petites minorités assyro-chaldéenne et turcomane disposent respectivement de 14 et 9 écoles dans leurs langues, de publications, ainsi que d’émissions de radio et de télévision, tandis que les Kurdes de confession yézidie, longtemps brimés par leurs voisins musulmans et qualifiés improprement d’« adorateurs du Diable », sont libres de pratiquer leur religion, et leurs lieux de culte sont protégés.

L’émergence d’une société civile où les femmes jouent un rôle de premier plan, notamment dans la dénonciation des exactions des groupes islamistes soutenus par l’Iran et des archaïsmes culturels (meurtres dits « d’honneur » des femmes adultères), favorise le développement progressif de nouveaux espaces de liberté. Sous l’effet conjugué de ces facteurs internes et pour s’attirer la sympathie de l’opinion publique occidentale, le système politique kurde, au départ calqué sur le modèle de Parti-Etat dominant dans la région, évolue vers une démocratie pluraliste, même si les chefs historiques de la résistance armée sont encore loin de se résoudre à devenir des citoyens ordinaires ou des élus investis du seul pouvoir de leur mandat.

Routes, écoles, logements...

Le Kurdistan autonome connaît une relative prospérité, qui est, pour une très large part, due aux ressources générées par l’application de la résolution 986 de l’ONU, dite « Pétrole contre nourriture (2) ». Celle-ci affecte 13 % des revenus de la vente du pétrole aux trois gouvernorats de la zone kurde sous protection internationale. Leur utilisation est gérée par neuf agences spécialisées de l’ONU présentes au Kurdistan, qui identifient et financent des projets dans les domaines de l’éducation, de la santé, du logement, de la réhabilitation des infrastructures, d’adduction d’eau pour les populations déplacées. Un programme alimentaire assure aux habitants de la région les mêmes rations alimentaires que pour le reste de l’Irak. L’administration kurde contribue à l’élaboration des projets, assure la sécurité des agences de l’ONU, leur attribue gracieusement des entrepôts et des facilités techniques. Les agences de l’ONU financent et exécutent « au nom du gouvernement irakien », absent de la région, des projets ayant reçu l’aval de Bagdad. Mais la procédure utilisée est longue et compliquée. Un projet met souvent plus d’un an avant d’obtenir toutes les autorisations de financement, d’autres sont simplement refusés.

Depuis 1997, 4,9 milliards de dollars ont été affectés à la région autonome kurde, dont 3 milliards ont pu être utilisés, le reste ne sera débloqué qu’en fonction de l’approbation des projets présentés. Cette manne, alliée à l’esprit d’entreprise des Kurdes et à une administration efficace, commence à produire des résultats. Le pays est devenu un vaste chantier où l’on construit des routes, des écoles, des bibliothèques, des logements sociaux, des stades, des parcs, des manufactures, etc. Les conditions de vie de la population s’améliorent très sensiblement.

L’administration kurde se finance principalement par les revenus des douanes prélevés sur les poids lourds transportant, à partir de la Turquie et de l’Iran, toutes sortes de marchandises vers l’Irak. La protection de l’oléoduc Kirkouk-Yumur-Talik, le commerce frontalier, en particulier du pétrole, rapportent aussi des devises. Pour relancer l’économie locale, les autorités ont transformé leur territoire en une sorte de « zone franche » à partir de laquelle les marchés irakien et iranien sont approvisionnés en produits divers, notamment en cigarettes. Ces revenus ont assuré à l’administration - qui emploie au total plus de 250 000 civils et environ 30 000 personnes chargées de la sécurité - un budget annuel d’environ 230 millions de dollars. Une Banque centrale du Kurdistan veille à la bonne tenue du dinar kurde, qui reste stable vis-à-vis du dollar (1 dollar = 18 dinars kurdes) et vaut actuellement plus de 100 fois le dinar irakien !

Pour la première fois depuis plus d’un siècle, les Kurdes administrent, sur une si longue période, une partie de leur territoire historique. Et dans l’ensemble ils s’en sortent bien. Cela suscite beaucoup d’espoir chez les 25 à 30 millions de Kurdes qui vivent dispersés en Turquie, en Iran et en Syrie. Mais l’avenir reste incertain. Les districts de Kirkouk, de Sinjar, de Khanaqin, riches en pétrole, peuplés d’environ deux millions de Kurdes, demeurent sous la férule du régime irakien, subissent une politique d’arabisation incessante et vivent dans une misère qui alimente l’exode vers l’Europe.

La réconciliation entre les deux principaux partis kurdes n’est pas totale. Leur collaboration n’est pas à l’abri de dérapages susceptibles de réveiller les vieux démons. De plus, malgré les gages de bon voisinage et de coopération économique donnés aux Etats frontaliers, ces derniers, qui abritent de fortes communautés kurdes, continuent d’agir pour la déstabilisation du Kurdistan autonome. Celui-ci ne peut donc survivre sans la protection aérienne anglo-américaine et sans les 13 % de revenus alloués par la résolution 986 de l’ONU. Toute politique de révision des sanctions contre l’Irak doit donc inclure des garanties de protection des Kurdes accompagnées de moyens financiers appropriés, sous peine de provoquer une nouvelle catastrophe humanitaire. Et de mettre fin prématurément à ce lumineux printemps kurde.

(1) Lire Kendal Nezan, « L’injustice faite aux Kurdes », Le Monde diplomatique, mars 1999.

(2) Lire Alain Gresh, « « L’Irak paiera ! » », Le Monde diplomatique, octobre 2000.


LE MONDE DIPLOMATIQUE | août 2001 | Page 9
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/08/NEZAN/15517