« C’est la langue qui réunit les Kurdes »

mis à jour le Lundi 26 janvier 2015 à 15h24

Lemonde.fr | Propos recueillis par Jérôme Gautheret

La transformation de la révolution syrienne en guerre civile puis la montée en puissance des djihadistes de l’Etat islamique, au printemps 2014, ont plongé les Kurdes au cœur d’un conflit qui menace d’emporter tout le Proche-Orient.

Ils se retrouvent à la fois acteurs et spectateurs de la dislocation d’un équilibre régional dont ils étaient les grands perdants, la chute de l’Empire ottoman, au sortir de la première guerre mondiale, n’ayant pas débouché sur la création d’un Etat kurde. Le point sur la situation avec Kendal Nezan, directeur de l’Institut kurde de Paris.
 
Les populations kurdes, aujourd’hui éclatées entre Turquie, Iran, Irak et Syrie, n’ont jamais été unies sur le plan politique. Elles sont majoritairement sunnites mais peuvent être alévies ou yézidies, voire chiites ou chrétiennes. Pourtant leur revendication nationale semble plus forte que jamais. Si les racines de ce peuple ne sont ni politiques ni religieuses, qu’est-ce qui fait son unité ?

Fondamentalement, c’est la langue qui les réunit, véhicule de toutes les valeurs culturelles. Mais vous avez aussi des coutumes sociales et religieuses, la place de la femme, assez égalitaire, le mode de vie… Il m’est arrivé, dans les années 1970, de voyager dans des communautés d’Asie centrale, au Kirghizistan ou au Kazakhstan. Les proverbes, la façon d’accueillir le voyageur et les formes de politesse y ressemblent étrangement aux coutumes des Kurdes d’Iran ou d’Anatolie.

Quelles sont les limites du foyer de peuplement kurde ?

Au départ, le foyer national, c’est l’Iran, l’empire des Mèdes (VIIsiècle avant J.-C.). Déjà, au temps du Prophète, le mot « kurde » est employé. Aux environs du Xsiècle ont émergé trois Etats kurdes. L’un avec pour capitale Diyarbakir (sud-est de l’actuelle Turquie) ; un autre dans le Caucase, autour de Gandja, qui englobait une grande partie de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan actuels ; et le dernier Etat était implanté dans le Kurdistan iranien. Puis l’arrivée des Turco-Mongols a tout bouleversé.

Les Kurdes ont vécu pendant de longs ­siècles sous la domination des Ottomans, sans perdre leur singularité. Comment l’expliquez-vous ?

Il faut s’imaginer l’Empire ottoman comme un espace extrêmement souple et décentralisé. Au Kurdistan, il avait laissé subsister une dizaine de principautés héréditaires qui avaient pour principale obligation de fournir des soldats en cas de guerre. Ces principautés ne voyaient pas pourquoi guerroyer pour s’unir : de toute façon, les Ottomans s’y seraient opposés. De plus, certaines principautés étaient sous domination iranienne. C’est dans ce morcellement que sont apparus une culture, une littérature et un patrimoine artistique kurdes très riches. Hormis les artistes et quelques hommes de religion, peu de Kurdes vivaient à Istanbul. Et jusqu’aux guerres balkaniques de l’empire, à la fin du XIXsiècle, les soldats kurdes étaient très rares au sein de l’armée ottomane.

Cet équilibre a été remis en cause pendant la seconde moitié du XIXsiècle avec les tentatives de centralisation des Ottomans, inspirées du modèle étatique français. Les princes kurdes n’ont pas eu d’autre choix que l’insurrection. Au départ, ils combattent pour conserver leurs privilèges, mais cela débouche bientôt sur la revendication d’un Kurdistan uni. Les Kurdes étaient alors en avance sur les Arabes, dont les premières revendications nationalistes remontent au début du XXsiècle.

Comment se fait-il alors que les Kurdes ne soient pas parvenus à obtenir un Etat à la chute de l’Empire ottoman ?

Après l’armistice, il y a eu une délégation kurde à Paris, dirigée par Chérif Pacha, un ancien ambassadeur. Le traité de Sèvres, en 1920, instaurait un Etat kurde, mais les frontières finales ont été dessinées contre nous. Londres a considéré que, face à la menace soviétique, une grande Turquie nationaliste constituerait une zone tampon plus fiable qu’un Kurdistan sans tradition étatique. Les élites ont aussi leur part de responsabilité dans cet échec : les partisans de l’indépendance n’ont pas toujours été suivis, ils étaient vus par une partie des Kurdes comme très éloignés des réalités.

D’autres ont choisi l’alliance avec Mustapha Kemal, qui disait vouloir créer une république « des Turcs et des Kurdes ». La plupart d’entre eux ont fini sur la potence. Dès l’indépendance, en 1923, Kemal a décidé la mise en place d’un Etat exclusivement turc. Et, le 3 mars 1924, un décret interdisait les écoles kurdes et les publications en kurde. C’est à ce moment qu’est né le mouvement de lutte qui, d’une certaine manière, dure encore.

Le problème de la définition de frontières à la fin de la première guerre mondiale ne vient-il pas du fait que ce sont des terres où cohabitent depuis longtemps plusieurs communautés ?

De très importantes communautés arméniennes vivaient là depuis des siècles, mais lors de la conférence de la paix de Paris, en 1919, elles ont malheureusement disparu, massacrées… C’était une des caractéristiques du Kurdistan que ce mélange de juifs, de chrétiens, d’Assyro-Chaldéens ou d’Arméniens, et de musulmans. Et c’est pour cela que la plupart des Arméniens qui ont été sauvés lors des massacres de 1915 l’ont été par des Kurdes.

Cependant, les Hamidiye, qui ont largement participé aux débuts du génocide, étaient essentiellement kurdes…

A la fin du XIXsiècle, après la destruction des principautés kurdes, le sultan Abdülhamid a cherché à s’inspirer du système des Cosaques, donnant le titre de « pacha » à quelques seigneurs locaux kurdes et les chargeant de défendre les marches de l’empire contre les Russes. Mais quand les révoltes d’Arméniens ont éclaté, en 1892-1893, ils se sont chargés de la répression, massacrant plusieurs centaines de milliers de personnes.

Ces soldats ont été recrutés d’autant plus facilement qu’ils venaient de territoires revendiqués par les Arméniens. Ils ont collaboré. Mais à côté de cela il y avait la société civile, très hostile aux massacres. En 1915, les deux seuls gouverneurs kurdes de l’Empire ottoman se sont opposés aux directives d’Istanbul : ils étaient originaires de Diyarbakir, qui a été vidée des Arméniens et des syriaques cette année-là.

Les frontières apparues au XXsiècle ont-elles débouché sur des différences culturelles parmi les Kurdes ?

Il y a des identités multiples. Les Kurdes iraniens ont été éduqués dans des écoles, confrontés aux médias persans… De même, en Turquie, beaucoup de Kurdes ont été assimilés linguistiquement, et ceux qui ne l’étaient pas ont néanmoins hérité des formes de raisonnement du kémalisme. On pourrait aisément trouver dans la doctrine des rebelles du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan] des analogies avec le mouvement nationaliste turc, notamment la mystique du libérateur de la patrie…

Il y a également des singularités régionales, mais tout cela n’empêche pas l’existence d’une identité kurde qui s’exprime de façon évidente dans la diaspora. Dans les moments de malheur, je suis très frappé de constater que l’ensemble des Kurdes se mobilisent immédiatement. Mais si le Kurdistan devait devenir un Etat indépendant, il serait nécessairement polycentrique et fédéral.

Est-ce que la décomposition des Etats de la région est une chance historique pour les Kurdes ?

Il y a trente ans, on n’osait rêver du jour où il y aurait un Kurdistan quasi indépendant en Irak, que des Etats soutenus par l’ex-URSS ou les Etats-Unis figureraient sur des listes noires, et que les Kurdes émergeraient comme des partenaires raisonnables. Or c’est ce qui arrive. Désormais, dans la conscience politique occidentale, il y a la reconnaissance d’une certaine légitimité des Kurdes à avoir leur propre Etat. Donc, ce n’est plus qu’une question de temps…

Qu’est-ce qui garantit qu’un Kurdistan indépendant ne deviendrait pas, comme beaucoup d’Etats de la région, une terre d’oppression ?

Dans la pratique, les Kurdes d’Irak ont fait la démonstration qu’ils respectaient le pluralisme religieux et politique. Il y a eu trois ou quatre années difficiles, au sortir de la guerre de 2003, mais même dans cespériodes de luttes internes, jamais les communautés religieuses n’ont été inquiétées.

Tout de même, le PKK n’est pas franchement démocratique…

Le PKK a une filiation kémaliste évidente, mâtinée de baasisme et de marxisme, mais ils ont beaucoup évolué. C’est devenu, je pense, un mouvement qui peut se recycler dans le jeu politique. D’ailleurs, on a recyclé par le passé des mouvements beaucoup moins fréquentables.

La Syrie a longtemps servi de base arrière au PKK. Qu’en est-il des rapports entre les Kurdes et Damas après bientôt quatre années de guerre civile, et alors que fait rage la guerre contre l’Etat islamique ?

Les Kurdes syriens sont partagés. Le discours du clan Assad n’a pas changé : nous, alaouites, kurdes et chrétiens, sommes minoritaires en Syrie, et si les sunnites, dont les plus modérés sont Frères musulmans, prenaient le pouvoir, ce serait une catastrophe pour tout le monde.

Comme il s’est placé dans l’optique d’un conflit long, comparable à la guerre du Liban, Bachar Al-Assad a fait savoir aux Kurdes qu’il se concentrerait sur la défense de la Syrie « utile », à savoir Damas et la région alaouite. Il a proposé la gestion de trois cantons kurdes du Nord au PKK, et celui-ci l’a aussitôt acceptée.

Quant aux rebelles kurdes modérés, hostiles à Damas, ils ont mis plus de deux ans pour trouver un accord a minima avec les autres forces d’opposition à Assad : prisonnières de leur vision nationaliste arabe, elles refusaient de garantir l’égalité de droits aux minorités. L’Etat islamique, lui, nous est resté totalement étranger, même s’il y a sans doute quelques rares trajectoires individuelles.

Qu’est-ce qui explique la persistance de cette revendication unitaire ?

Les Kurdes ont conscience d’être une population cohérente, qui a été victime de l’Histoire. Et un sentiment d’injustice a alimenté la résistance. Nous sommes près de 40 millions. Pourquoi les populations de Saint-Marin, du Liechtenstein ou des petits émirats du Golfe auraient-elles le droit de se doter d’un Etat et pas nous ? Sans représentation, nous ne pouvons pas défendre notre patrimoine – comme celui de la ville d’Hasankeyf, menacée de disparition par un projet de barrage.

Un autre exemple : il y a une trentaine d’années, j’avais proposé d’éditer plusieurs volumes de « musiques du Kurdistan », sous l’égide de l’Unesco. Il a fallu plus d’un an pour le faire admettre : le mot Kurdistan ne passait pas. La Turquie s’y opposait, et l’Iran, l’Irak, mais aussi, notamment, la Chine, à cause de son annexion du Tibet.

Finalement, on a dû faire un compromis : il n’y aurait qu’un seul volume, intitulé « musiques kurdes ». Quand on n’a pas d’Etat, on est impuissant…