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POINT SUR LA SITUATION EN TURQUIE

CILDEKT
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Liste
NO: 46

8/11/1996

  1. NOUVELLE INCURSION MILITAIRE TURQUE DANS LE KURDISTAN IRAKIEN
  2. DEMIREL OPPOSE UNE FIN DE NON-RECEVOIR AU SOUHAIT D'UNE SOLUTION POLITIQUE AU PROBLÈME KURDE EXPRIMÉ PAR LE CHANCELIER KOHL ET LE PRÉSIDENT HERZOG
  3. OUVERTURE D'UN INSTITUT KURDE À WASHINGTON
  4. LA FONDATION TURQUE DES DROITS DE L'HOMME POURSUIVIE PAR LA JUSTICE TURQUE
  5. L'ÉTAT RÉCLAME DES INDEMNITÉS AUX RESCAPÉS DE LA TUERIE DE LA PRISON DE DIYARBAKIR
  6. FACE AU REFUS AMÉRICAIN, LA TURQUIE VA ACHETER DES HÉLICOPTÈRES DE COMBAT À L'ITALIE ET À LA RUSSIE
  7. LA DÉRIVE MAFIEUSE DE L'ÉTAT TURC
  8. DÉBAT SUR "LA MORT SUSPECTE" DU PRÉSIDENT OZAL


NOUVELLE INCURSION MILITAIRE TURQUE DANS LE KURDISTAN IRAKIEN


Environ 8000 commandos de la Brigade de montagne de Hakkari ont, le 3 novembre, franchi la frontière turc-irakienne dans une énième tentative de "netoyer la zone frontalière des camps du PKK". Les forces turques ont pénétré le territoire kurde irakien, dans le district de Bradost, par endroits jusqu'à 15 km. L'état-major turc qui s'est contenté d'annoncer la mort de "25 terroristes" et des accrochages le prmier jour de l'opération n'a pas indiqué combien de temps celle-ci pourrait durer. Dans un communiqué publié à Ankara, le 7 novembre, le Parti démocratique du Kurdistan d'Irak (PDK) condamne cette incursion: "comme conséquence aux bombardements à répétition, aux harassements des habitants de la région, nombre de ces habitants ont fuit leurs foyers. Ces bombardements ont eu pour cible les villages kurdes irakiens et à la suite desquels 16 civils kurdes irakiens ont été arrêtés par l'armée turque, leurs biens ont été saisis, sans aucune justification". Un communiqué du Bureau du Super-gouverneur à Diyarbakir a admis la participation de l'aviation turque dans cette incursion en cours.



DEMIREL OPPOSE UNE FIN DE NON-RECEVOIR AU SOUHAIT D'UNE SOLUTION POLITIQUE AU PROBLÈME KURDE EXPRIMÉ PAR LE CHANCELIER KOHL ET LE PRÉSIDENT HERZOG


La question kurde et la situation des droits de l'homme en Turquie ont occupé une bonne place dans les entretiens que le président turc viennent d'avoir avec les dirigeants allemands au cours de sa visite officielle en Allemagne. Tout en exprimant leur soutien à la Turquie et à son entrée dans l'Union européenne, le Chancelier Kohl et le président Herzog et M. Klaus Kinkel, ministre des Affaires étrangères, ont souligné la nécessité de trouver rapidement une solution au problème kurde et de mettre un terme aux violations des droits de l'homme qui entachent l'image de l'État turc à l'étranger. "L'Europe n'a pas vocation à être un club chrétien; nous sommes pour l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne mais pour cela la Turquie doit faire des pas déterminés pour le règlement politique du problème kurde et sur la question des droits de l'homme" a notamment déclaré le président allemand. Son homologue turc lui a répondu: " la Turquie est un pays unitaire menacé par un terrorisme encouragé de l'extérieur. La terreur n'a rien à voir avec des droits socioculturels innocents. Personne ne peut accepter la partition de la Turquie. La violation des droits de l'homme est un crime dans notre pays et à ce titre sanctionné par les lois" Un dialogue de sourds à répétition dont l'Europe ne semble pas vouloir faire son deuil.



OUVERTURE D'UN INSTITUT KURDE À WASHINGTON


Le 14 Novembre. Cet Institut est présidé par Dr. Najmaldin Karim, neurochirurgien kurde américain, membre du conseil d'administration de l'Institut kurde de Paris. Son directeur est Mike Amitay, un Américain connu dans les milieux des droits de l'homme, qui travaillait depuis des années à la Commission Helsinki du Congrès américain. Washington Kurdish Institute se spécialise dans l'action d'information, de droits de l'homme et du lobbying en faveur des Kurdes. Il travaillera en étroite coopération avec l'Institut kurde de Paris. Son adresse est : Washington Kurdish Instiutte 605G Street, S.W.

Washington, D.C. 20024 / U.S.A. Tél. : 202-484 01 40 Fax : 202-484 01 42



LA FONDATION TURQUE DES DROITS DE L'HOMME POURSUIVIE PAR LA JUSTICE TURQUE


Encore une fois la Fondation turque des droits de l'homme mise à l'indexe par les autorités d'Ankara. Cette organisation indépendante, qui est par ailleurs une des rares organisations de défense des droits de l'homme d'un pays où la société civile a du mal à émerger, est souvent citée comme une source d'informations crédible par les organisations internationales des droits de l'homme, y compris par le rapport annuel du Département d'État américain. Fondée en 1989, elle a mis sur pied des "centres de réhabilitations des survivants de la torture". La justice turque affirme que ces "centres rapportent des informations erronées et que ces centres en réalité n'existent pas". Par conséquent, il faudrait interdire des centres qui n'existent pas! Mais c'est bel et bien des médecins de ces centres qui sont visés et ont comparu, le 1er novembre, et devraient comparaître le 8 novembre devant les Cours de Sûreté d'État d'Istanbul et d'Adana. L'organisation américaine Human Rights Watch dénonce, dans une lettre adressée au ministre de la Justice turc Sevket Kazan, cette parodie de justice en déclarant que: "malheureusement, les derniers harcèlements (visant la Fondation des droits de l'homme) proviennent du simple fait que les publications de la Fondation sont utilisées par les ambassades étrangères et les organisations dans leurs rapports sur les droits de l'homme"

Par ailleurs, 24 organisations de défense des droits de l'homme, basées aux États-Unis, ont adressée une lettre commune au Secrétaire d'État américain, W. Christopher, lui demandant d'évoquer le dossier de la Fondation turque des droits de l'homme devant la prochaine conférence de l'Organisation de la Sécurité et de la Coopération en Europe (OSCE), dont la Turquie est membre. Les ONG américaines rappellent que "l'usage de la torture en Turquie reste répandu et systématique" et ajoutent qu'"au lieu d'éliminer la torture et de punir les responsables, le gouvernement turc s'en prend à ceux qui dénoncent les violations des droits de l'homme. Au lieu de poursuivre la Fondation, le gouvernement doit soutenir ses efforts qui sont au service de tous les citoyens turcs et font progresser la démocratie. Alors que cette campagne contre la Fondation connaît une escalade, nous croyons que c'est vital pour la Turquie que ses alliés montrent leur soutien à la démocratie en Turquie en protestant publiquement contre ces poursuites judiciaires à la Conférence de la CSCE et en envoyant des observateurs aux Cours d'Istanbul et d'Adana"



L'ÉTAT RÉCLAME DES INDEMNITÉS AUX RESCAPÉS DE LA TUERIE DE LA PRISON DE DIYARBAKIR


23 prisonniers kurdes blessés lors de l'intervention policière du 24 septembre 1996, qui a fait 11 morts, sont actuellement poursuivis par le parquet de Gazi Antep pour "émeute et déprédation des biens de l'État". Ces détenus transférés depuis à la prison spéciale de Gazi Antep ont été interrogés par le procureur de cette ville qui leur a indiqué qu'ils pourraient être condamnés à de lourdes indemnités pour déprédation de biens publics. Dans un communiqué repris par le quotidien Ozgur Politika du 6 novembre, ces détenus affirment notamment: "Sommes-nous coupables d'avoir souillés par notre sang les murs de la prison ou d'avoir brisé par nos corps les matraques policières. Sommes-nous coupables d'avoir survécu au massacre programmé et d'être devenus des handicapés à la suite des coups de matraques et barres de fer?"



FACE AU REFUS AMÉRICAIN, LA TURQUIE VA ACHETER DES HÉLICOPTÈRES DE COMBAT À L'ITALIE ET À LA RUSSIE


Le refus de Washington de livrer 10 hélicoptères de combat Super Cobra à l'armée turque, "en raison des risques d'utilisation contre les populations civiles", l'état-major turc, dans une lettre adressée à l'administration américaine affirme qu'il renonce à cette demande. Ankara, selon le général Çevik Bir, chef-adjoint d'état-major, va bientôt se décider entre les hélicoptères russes MI-24 Hind ou KA 50 Hokun et les engins italiens Mangusta.



LA DÉRIVE MAFIEUSE DE L'ÉTAT TURC


Un accident de la circulation survenu le 4 novembre à Susurluk, sur la route d'Izmir-Istanbul a jeté une lumière crue sur la forte imbrication entre la mafia, la police, une partie de l'appareil de l'État et la classe politique. La Mercèdes SEL du député Sedat Bucak, du parti de Mme. Çiller, circulant à 200 km à l'heure est allée s'écraser violemment contre un camion qui la précédait. Bilan: 3 morts et un blessé, le député Bucak. Les 3 morts sont un important chef de police, Hüseyin Kocadag, ex-directeur général-adjoint de la sûreté générale d'Istanbul, directeur de l'académie de police d'Istanbul, une jeune femme et un chef très recherché par Interpol de la mafia d'extrême droite, Abdullah Çatli et sa maîtresse. A. Çatli. fut, en 1978, vice-président des Foyers de l'idéal (mouvement de jeunesse du Colonel Turkes) a été jugé par contumace pour le massacre à Ankara de 7 membres du Parti ouvrier de Turquie (POT). Passible de la peine de mort pour ce crime, il est également recherché pour son rôle dans l'assassinat du journaliste libéral Abdi Ipekçi et pour l'organisation de l'évasion de prison et la fuite en Europe de Mehmet Ali Agca, poursuivi pour le meurtre du journaliste et qui attentera plus tard à la vie du Pape. Il est également poursuivi par la justice helvétique pour trafic de drogue. Au moment de l'accident, il était porteur d'une carte de "chef de police" au nom de Mehmet Özbay et d'un vrai passeport vert de service réservé aux hauts fonctionnaires de l'État et dispensé, comme les passeports diplomatiques, de visa. Les enquêteurs ont trouvé dans la voiture accidentée un véritable arsenal: 5 revolvers de gros calibre, 2 mitraillettes et 2 silencieuses et des munitions en abondance. Selon les quotidiens Hürriyet et Milliyet du 5 novembre qui donnent tous ces détails, on a également trouvé dans la Mercèdes un laissez-passer spécial et une plaque d'immatriculation au nom de M. Gurkan, vice-président de l'Assemblée nationale turque, ainsi qu'une mallette blanche bourrée de billets récupérée par des agents dépêchés d'Ankara.

Les deux autres protagonistes de cette affaire sont également des personnages très influents. Le commissaire H. Kocadag, qui conduisait la voiture, avait beaucoup fait parler de lui lorsqu'il était l'adjoint de Necdet Menzir, le tout puissant chef de la police d'Istanbul et l'un des personnages-clé des relations entre la mafia et la police turque. Impliqué dans la répression meurtrière des manifestions populaires dans le quartier Gazi d'Istanbul, en mars 1995, et dénoncé par gros bonnet de la drogue , Alaettin Çakici, il avait été muté à la direction de l'académie de police.

Quant au député Sedat Bucak, il incarne les pires dérives du pouvoir turc au Kurdistan. Chef d'une tribu nombreuse mais pauvre dans le district de Siverek, cet homme s'est vu confier par l'État la mission d'assurer l'ordre et la sécurité dans toute la plaine située entre Diyarbakir et Urfa. Dirigeant une véritable armée privée d'un millier d'hommes, équipés et financés par l'État, il fait la loi dans sa région, menaçant, faisant enlever et disparaître tous ceux qu'il considère comme "dangereux pour la sécurité de l'État" ou simplement pour ses propres intérêts. Ce seigneur de la guerre a bâti en quelques années une fortune considérable grâce au racket, aux contrats juteux avec l'État et au trafic de drogue. Au cours des derniers mois ce député très spécial, qui fut aussi l'un des principaux témoins à charge dans le procès de Leyla Zana et de ses amis, cherchait à placer une partie de sa fortune dans les sites touristiques de la côte égéenne, notamment autour de Kusadasi et d'Izmir. Selon le quotidien Hurriyet du 6 novembre, Bucak et ses deux acolytes s'étaient rendus à Izmir pour négocier la reprise de la chaîne de salles de jeux Emperyal, dont le propriétaire fut récemment assassiné. Le chef mafieux A. Çatli, qui aurait servi d'intermédiaire pour cette transaction devait toucher une commission de 3 millions de dollars et regagner, grâce à son passeport vert, l'Europe. Le commissaire Kocadag servait d'arbitre en attendant de prendre sa retraite anticipée et d'être nommé directeur de la chaîne Emperyal dont le chiffre d'affaires dépasserait trois milliards de dollars par an et qui serait l'un des canaux principaux utilisés pour le blanchiment de l'argent sale en Turquie. Plusieurs commentateurs affirment que le député Bucak réalisait cette transaction pour le compte d'Ozer Çiller, l'époux affairiste de Mme. Çiller.

Le quotidien Hurriyet du 5 novembre, dans un article intitulé "L'État savait ces relations sales" révèle à ses lecteurs un rapport du MIT (service des renseignements turcs) relevant les agissements récents du chef mafiosi A. Çatli. On y apprend ainsi que ce dernier a rencontré, le 24 août 1996, à l'hôtel Sheraton d'Ankara "Une délégation du Brunei" qu'il avait, le 25 mai dernier, organisé l'enlèvement du propriétaire d'une chaîne de télévision locale, Yaprak TV, séquestré celui-ci dans une maison appartenant au député Bucak avant de le faire libérer contre le paiement d'une rançon de 4 millions de deutsche marks. Ce rapport contient même un relevé des appels téléphoniques de Çatli à ses amis de la police et au personnel politique. Le MIT justifie son inaction par les "hautes protections policières d'A. Çatli porteur d'une carte d'identité de police et d'un passeport de service au nom de Mehmet Ozbay ainsi que de plusieurs autres identités" La conclusion du rapport du MIT est éclairante: "La Direction générale de la Sûreté a formé une équipe criminelle spéciale, en apparence pour des activités contre le PKK et Dev-Sol. Ce groupe qui se livre à des crimes comme menaces, confiscation des biens d'autrui, racket, trafic de stupéfiants et meurtres, est généralement formé d'anciens ülkücü (membres des Foyers de l'idéal d'extrême droite) (..) La Direction générale de la Sûreté leur a donné des cartes d'identité de police et des "passeports verts". Le groupe en question, sous l'apparence d'activités contre les terroristes se déplacent entre l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, la Hongrie et l'Azerbaïdjan et fait du trafic de drogue. Des policiers du Bureau des opérations spéciales de la Direction Générale de la Sûreté collaborent avec ce groupe et assurent leur sécurité". Le rapport donne l'identité des 6 membres les plus en vue de ce groupe.

Ce que ce rapport ne dit pas c'est que "cette équipe" n'est pas le seul groupe formé de mafiosis et de policiers qui, sous le couvert commode de lutte contre le terrorisme sévissent en Turquie. Rien qu'au cours de l'année 1996 une demi-douzaine de ces groupes ont, à l'occasion de meurtres et de règlements de comptes défrayé la chronique. Ainsi le gang de Yuksekova, formé de policiers d'équipes spéciales de protecteurs de villages et d'officiers de la gendarmerie est impliqué dans 16 meurtres, des rapts contre rançon, d'extorsion de fonds et de trafic de drogue. Opérant dans la Province de Hakkari, à la jonction des frontières turc-irano-irakienne, ce gang est allé jusqu'à transporter carrément dans des chars de l'armée d'importantes quantités d'héroïne venant d'Iran. Le gang des Soylemez, formé de 7 officiers, 5 policiers et 11 criminels de droit commun a connu une certaine publicité il y a 2 mois à l'occasion d'une série de meurtres dans l'Ouest du pays et en raison de sa rivalité avec les hommes du député Bucak. Des groupes similaires formés généralement d'une trentaine de membres ont été identifiés à Ankara, Adana, Kocaeli et Kiziltepe.

Pour Bulent Ecevit, président du Parti de la Gauche démocratique, le constat est sans appel: "L'État est livré aux organisations criminelles; des fonctionnaires occupant des postes sensibles au sein des forces de sécurité travaillent main dans la main avec ces organisations criminelles et la mafia au point où même les avertissements des services des renseignements de l'État sont ignorés" (Milliyet du 6 novembre). Deniz Baykal, chef du CHP, parle lui d'un "État spécial au sein de l'État qui pourrit et tel un cancer anéantit l'État". Il s'étonne du silence du ministre de l'Intérieur et se prépare à déposer une motion de censure sur cette affaire. De son côté, Dogu Perinçek, président du Parti ouvrier, qui avait le premier, dans le numéro du 22 septembre de sa revue Aydinlik, révélé des extraits du rapport du MIT sur la coopération police-mafia a indiqué dans une conférence de presse donnée le 7 novembre que: "ces groupes criminels reçoivent leurs ordres directement du ministre de l'Intérieur Mehmet Agar et qu'ils sont sur le plan opérationnel dirigé par Korkut Eken, conseiller du directeur général de la Sûreté nationale". Selon lui "le député Bucak est le bras droit de Mme. Çiller pour les basses besognes et le commissaire Kocadag, qui dispose d'une fortune de 100 millions de dollars, est le bras droit de ministre de l'Intérieur M. Agar. Mme. Çiller est tenue informée de ces opérations qui se sont développées depuis son accession au pouvoir, qu'elle est de ce fait "la mère des coupables", sans s'attaquer au coeur de cette organisation criminelle, une série de meurtres de personnalités démocratiques et d'hommes d'affaires libéraux ne pourrait être élucidée". M. Perinçek qui a affirmé qu'il avait écrit au président de l'Assemblée nationale pour lui transmettre les rapports accablants du MIT sur cette organisation criminelle mise en place par Mme. Çiller et M. Agar en lui demandant d'engager des poursuites contre ces deux personnalités, pour constitution de bande armée criminelle et attentant à l'autorité de l'État, conformément à l'article 100 de la Constitution.

Le ministre de l'Intérieur, ancien chef de la police d'Istanbul, dans l'unique commentaire fait sur cette affaire a déclaré avec aplomb qu'"en fait le commissaire Kocadag conduisait le chef mafieux Çatli à Istanbul où il devait le mettre en état d'arrestation"! L'une des raisons invoquées par la presse sur ce ministre gêné et silencieux: ses propres liens avec la mafia turque. L'un des chefs de celle-ci, Huseyin Balsin, actuellement détenu au Pays-Bas pour trafic de drogue, l'a à plusieurs reprises dénoncé comme l'un de ses complices, allant jusqu'à donner une liste de propriétés qu'il avait acheté en Angleterre et ailleurs pour Agar, sa femme et ses maîtresses en échange de sa protection. De son côté D. Perinçek affirme dans le Hurriyet du 8 novembre que ce ministre Agar possède 18 appartements à Istanbul. Il déclare détenir des documents prouvant que sur ordre du couple Çiller, Agar, le mafiosi Çatli et ses hommes ont mené de nombreuses actions criminelles à l'étranger et cite notamment l'attentat contre le mouvement ouvrier en France contre une prime d'un million de dollars. La tentative d'assassinat du président azéri H. Aliev, le détournement médiatique en Norvège du paquebot Avrasiya et une série de meurtres dont il nomme les victimes. Il précise que A. Çatli a rencontré à plusieurs reprises le ministre Agar, qu'il a également dîné avec Mme. Çiller et que l'époux de celle-ci, en liaison avec ce groupe mafiosi, mettait en place une filière internationale de trafic de matières nucléaires. L'affaire devient donc une affaire Çiller-Agar, Celle-ci a demandé au ministre Agar de démissionner mais celui-ci refuse pour l'instant de soumettre à cette injonction.

En Turquie, l'imbrication de la mafia et de la classe politique, même si elle s'est beaucoup aggravée au cours des dernières années, n'est pas un phénomène nouveau. L'un des plus célèbres et médiatiques parrains de cette mafia, Inci Baba, se vantait à la télévision de son amitié avec le président Demirel, qu'il avait "protégé" et financièrement soutenu après le coup d'État militaire de 1980. Il a d'ailleurs accompagné le président turc dans plusieurs de ses voyages officiels à l'étranger, y compris à Washington. A sa mort, Demirel a songé un moment lui édifier un mausolée dans sa ville d'Urfa avant d'être persuadé par ses conseillers diplomatiques que cela risquait d'être exploité à l'étranger et nuire à la réputation du pays.



DÉBAT SUR "LA MORT SUSPECTE" DU PRÉSIDENT OZAL


Plus de 3 ans après sa disparition, l'ancien président Ozal continue de hanter les esprits. Les circonstances de sa mort et de l'élimination, les uns après les autres, des colombes civiles et militaires qui l'entouraient alimentent régulièrement le débat. Cette fois-ci, c'est une bande vidéo d'une rencontre entre le chef du PKK, A. Occalan, et leader kurde irakien Jalal Talabani qui a relancé le débat. Dans sa fuite précipitée du 31 août, Talabani a laissé dans sa résidence d'Erbil ses archives et documents aux mains du PDK. Le journaliste G. Civaoglu, célèbre et influent en Turquie, est entré en possession d'une copie de cette vidéo et en publie de larges extraits dans le Milliyet du 1er novembre. On y prend connaissance de la thèse connue de ces deux chefs kurdes, que la mort du président Ozal, le 17 avril 1993, en pleine période de cessez-le-feu et à la veille de l'annonce prévue de son plan d'un règlement politique du problème kurde n'est pas naturelle. Deux jours avant cette disparition, au cours d'un dîner à Tachkent, en présence de Hikmet Çetin, ministre des Affaires étrangères, et de plusieurs députés et journalistes, il avait déclaré que "deux problèmes barrent la route de l'ouverture de la Turquie vers l'Occident: Chypre et la question kurde. Je suis décidé à les régler quels qu'en soient les risques". Il aurait alors évoqué une esquisse de solution, comprenant notamment une série de mesures économiques, une télévision et des écoles en kurde, une amnistie graduelle "pour faire descendre les jeunes des montagnes". "J'en ai parlé aux militaires et en ai convaincu beaucoup. Il reste le général Gures; je vais lui en reparler" aurait-il ajouté avant d'évoquer la possibilité d'introduire ces réformes par des décrets ayant force de loi en cas de difficultés au Parlement. Dans le Milliyet du 2 novembre, les témoins de ce dîner, y compris H. Çetin, confirment pour l'essentiel la teneur des propos d'Ozal. Le journaliste Cengiz Çandar, très proche du président disparu, et qui a servi d'intermédiaire dans certains contacts de celui-ci avec les dirigeants kurdes, affirme de son côté que tout au long du voyage de retour, Ozal a discuté avec lui de ses idées pour le règlement du problème kurde.

La suite de l'histoire est connue. Le 17 avril le président Ozal a eu une crise cardiaque. Alors qu'il avait déjà subi plusieurs opérations lourdes nécessitant un suivi, il n'y a aucun médecin au palais présidentiel ni même d'ambulance. Selon la version officielle, à 10h52 la présidence appelle l'hôpital universitaire de Hacetepe et à 11h 15 Ozal est admis au service des urgences de cet hôpital. De là, on ne sait pour quelle raison, il est transporté à l'hôpital militaire de Gulhane où il est décédé à 14h 30.

Son fils, à plusieurs reprises, a déclaré que son père était "un martyr sacrifié au nom de l'unité de la nation". Son frère Yusuf, député, a affirmé que le président se disait "menacé", que "les circonstances de sa mort soudaine doivent absolument être élucidées pour établir si elle était naturelle ou non". Plusieurs commentateurs parlent d'un possible empoisonnement au cyanure; mais le directeur de l'hôpital militaire où il est décédé, le général Omer Sarlak, affirme que "son visage et son corps ne portaient pas les signes d'un empoisonnement". Quelques jours après la mort d'Ozal, le général Esref Bitlis, commandant suprême de la gendarmerie et un partisan connu d'un règlement politique de la question kurde, disparaissait à son tour dans un mystérieux accident d'avion militaire à Ankara. L'enquête de la firme américaine ayant construit l'avion établissait qu'il n'y a avait pas eu de panne technique mais une explosion. Sabotage ou accident? La version officielle d'un accident dû au givrage du moteur, annoncée à peine 3 h après le drame, n'a pas convaincu grand monde et l'armée n'a autorisé aucune enquête indépendante sur cette affaire. Le chef des faucons, le général Gures, a assumé l'essentiel du pouvoir en prenant soin de mettre dans la vitrine de son règime la médiatique Mme. Çiller, comme Premier ministre.

Ces deux disparitions suivies d'une série d'autres morts de colombes conduisent à nouveau les commentateurs à s'interroger: comment se fait-il que dans ce pays même un président de la République et un commandant de la gendarmerie puissent se sentir menacés pour exprimer leurs idées sur un problème fondamental du pays ? De qui ont-ils donc eu peur et qui contrôle notre drôle d'État? Questions lancinantes que les Turcs auront encore à se poser pendant longtemps.