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Bulletin N° 447 | Juin 2022

 

ROJAVA: LES MENACES DE NOUVELLE INVASION TURQUE FONT ENCORE MONTER LA TENSION, RENFORTS RUSSES ET AMÉRICAINS

Le 1er juin, le président Erdoğan, confronté en Turquie à des sondages de plus en plus défavorables, a renouvelé devant le Parlement sa menace d’une nouvelle opération militaire contre le Rojava. Il a répété vouloir instaurer le long de la frontière turco-syrienne une soi-disant «zone de sécurité» de 30 km de profondeur qui viendrait compléter les territoires déjà envahis par Ankara durant ces dernières années. Il a nommément désigné comme cibles de «nettoyage» les villes de Tell Rifaat et Manbij, à l’ouest de l’Euphrate, où se trouvent déjà des milliers de Kurdes déplacés d’Afrin (AFP). Autre cible probable, Kobanê, ville on ne peut plus symbolique pour les Kurdes. Les médias turcs ont commencé la guerre psychologique en martelant l’imminence de l’opération…

Le Secrétaire d’État américain a immédiatement réagi en réitérant l’opposition des États-Unis à une telle opération, qui «saperait la stabilité régionale». Aux côtés du Secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, Anthony Blinken a martelé: «Nous nous opposons à toute escalade dans le nord de la Syrie et nous soutenons le maintien des lignes de cessez-le-feu actuelles» (AFP). Le lendemain, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, a exprimé une position similaire: «Nous espérons qu'Ankara s'abstiendra d'actions qui pourraient conduire à une dangereuse détérioration d’une situation déjà difficile en Syrie». Pour Moscou, toute opération menée «sans l'accord du gouvernement légitime de la République arabe syrienne […] constituerait une violation directe de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de la Syrie» (Al-Jazeera).

Les FDS ont averti qu’une attaque turque les obligerait à suspendre les opérations contre Daech pour se défendre, et le 21, l'administration du camp d'al-Hol a prévenu contre le risque d’évasion de milliers de djihadistes qui y sont toujours détenus… Moscou a appelé au déploiement de militaires syriens dans la zone visée par Ankara, mais le 5, le commandant des FDS, Mazloum Abdi, a répondu en déclarant à Reuters que ses forces étaient prêtes à se coordonner avec les troupes syriennes pour s’opposer aux Turcs et à leurs supplétifs, mais que l’envoi de renforts au sol n’était pas nécessaire, si l'armée syrienne «[utilisait] ses systèmes de défense antiaérienne contre les avions turcs». Abdi a ajouté, en un avertissement apparent à Damas: «Notre priorité est de défendre le territoire syrien, et personne ne doit penser à profiter de cette situation pour réaliser des gains sur le terrain».

Le 8, la secrétaire d'État américaine adjointe pour le Moyen-Orient, Barbara Leaf, a indiqué lors d'une audition parlementaire: «Nous menons des démarches absolument sans relâche auprès du gouvernement turc pour qu'il renonce à cette aventure inconsidérée», mais a refusé d’exclure qu’Ankara passe outre… On peut cependant conserver un certain espoir, car, comme le note Christopher Phillips dans Middle-East Eye, «Les précédentes invasions et opérations de la Turquie contre les YPG n’ont été rendues possibles que par l’approbation de Moscou ou de Washington», qui tous deux «contrôlent l’espace aérien syrien», et cette-fois ci, «tous deux sont opposés à de nouvelles attaques». Philips ajoute cependant qu’Ankara peut maintenant faire pression aussi bien sur Moscou que sur Washington grâce à un nouvel élément: le conflit ukrainien…

Les 14 et 15 juin, se sont tenues au Kazakhstan les 18e rencontres dites «Astana» entre l’Iran, la Russie, la Turquie et l'opposition syrienne. Selon le ministre turc des Affaires étrangères, tous les participants ont «réaffirmé que toutes les tentatives de créer des initiatives illégitimes d'autonomie sous le prétexte de combattre le terrorisme sont inacceptables», et ont «condamné les actions des pays qui soutiennent les entités terroristes, y compris les initiatives illégitimes d'autonomie dans le nord-est de la Syrie». Mais simultanément, le représentant spécial du président russe pour la Syrie, Alexander Lavrentyev, a utilisé un nouvel argument pour s’opposer à une opération turque: l’attaque risquerait d’«encourager les sentiments séparatistes de la soi-disant administration autonome du nord et de l'est de la Syrie (AANES), ce qui n’est dans les intérêts ni de la Turquie, ni de la Russie, de l'Irak, et de l'Iran» (Kurdistan-24).

Sur le terrain, les envois de renforts se sont succédé. Moscou a ouvert le bal le 3 en renforçant sa base Al-Sai’diyah à Manbij (OSDH). Le 16, la Turquie a dépêché à son tour dans la province d’Alep un convoi comportant des camions porteurs de tanks, des véhicules blindés et des camions de transport de troupes. Le lendemain, des chars portant des drapeaux américains ont pénétré dans des zones où sont déployés l’«Armée nationale» syrienne et les forces turques… Le 27, un second convoi turc de véhicules de déminage, blindés et transports de troupes est arrivé (OSDH)…

En fin de mois, malgré des tensions toujours plus élevées, Ankara n’avait lancé aucune offensive générale contre l’AANES. Par contre, le harcèlement militaire s’est poursuivi quasi-quotidiennement sur toute la ligne du front entre Forces Démocratiques Syriennes (FDS) et forces turques, de Manbij à l’Ouest (province d’Alep) jusqu’à Hassaké à l’Est, avec notamment la ville chrétienne de Tell Tamr, et l’autoroute stratégique Est-Ouest M4…

La pression turque s’est exercée tout le mois au nord de la province d’Alep, d’Afrin à l’Euphrate. Le 1er juin, pour la 3e fois en 15 jours, un drone turc a frappé sans faire de victimes une clinique de Tell Rifaat, une ville à 25 km au nord d’Alep tenue par l’AANES, et où se trouve aussi une base russe. Le lendemain, les combattants du Conseil militaire de Manbij ont déjoué une tentative d’infiltration de l’«Armée nationale» pro-turque avant de lancer une contre-attaque sur une base turque. Entre Alep et Afrin, l’artillerie turque a blessé un garçon de 13 ans et tué des dizaines de moutons. Les tirs se sont intensifiés le 3, une soixantaine de projectiles frappant cinq zones tenues par les Kurdes, sans faire de blessés, et le 4, avec plus de 100 obus sur dix zones différentes. Le 7, la banlieue de Manbij a de nouveau été frappée, tandis qu’un membre de la faction pro-turque «Samarkand» était tué par un missile lancé par le Conseil militaire d’Al-Bab (force des FDS cherchant à reprendre cette ville aux Turcs). Le 11, les bombardements turcs ont provoqué des incendies dans des villages près de Manbij, et le 15, plus de 30 roquettes ont frappé cette ville et ses environs tandis que son Conseil militaire parvenait à abattre un drone turc. Les Turcs ont de nouveau visé Tell Rifaat le 17, et les échanges d’artillerie se sont poursuivis dans le nord de la province d’Alep jusqu’au 22. Le 27, un membre d’Ahrar Al-Sham participant à une tentative d’infiltration a été tué entre Jerablous et Manbij. Le 29, d’intenses bombardements d’artillerie turcs, près de 150 roquettes, visant des positions kurdes et du régime, ont mis le feu à des terres agricoles, sans faire de victimes. Les environs du poste russe de Kashtaa’ar ont aussi été visés. Le 30, de nouveaux tirs ont visé quatre villages près de Manbij.

Plus à l’est, la province de Raqqa a également été visée. Le 1er du mois, l’artillerie turque a notamment frappé sans faire de victimes les environs de Kobanê et l’ancienne base de la coalition anti-Daech de la ville. Après dix jours de calme tendu, après d’importants tirs d’artillerie le 13, les tirs sur la région de Tell Abyad et d’Ain-Issa sont redevenus quasi-quotidiens. Le 23, un drone «kamikaze» a visé une maison d’Al-Saffawiyah, près d’Ain Issa, sans faire de victime, et le lendemain, c’est une cimenterie qui a été frappée à Tell Abyad.

Autre zone continuellement frappée, la région d’Hassaké, à l’extrémité Est du pays, et notamment Tell Tamr. Dès le 2, un intense bombardement d’artillerie sur les environs de cette ville tenue par les FDS et où sont présents des militaires syriens a provoqué un exode massif de civils, notamment des habitants de Zarkan. Des hélicoptères russes ont survolé la zone, où au moins un civil a été blessé. Le 4, de nouveaux tirs turcs ont endommagé la centrale électrique, provoquant une coupure d’électricité, et blessé 6 soldats du régime. Puis un calme précaire ponctué de survols réguliers d’hélicoptères russes s’est établi jusqu’au 17. L’artillerie turque a alors repris ses tirs, poursuivis le 18 et intensifiés le 22, sans faire de victimes, mais provoquant une nouvelle coupure électrique. Les 27 et 28 ont été marqués par deux attaques de drones sur un poste des FDS à Tell Tamr, puis des véhicules des FDS près de Dêrîk, dans lesquelles au moins un combattant a été tué et d’autres blessés. L’OSDH a comptabilisé à cette date depuis janvier 33 attaques de drones turcs contre l’AANES ayant fait 21 morts, dont 6 femmes et 2 enfants, et plus de 62 blessés… L’AANES avait déjà publié le 21 son propre décompte pour les deux premières semaines de juin, recensant «982 obus d'artillerie lourde et de munitions à fragmentation interdites au niveau international».

La Turquie poursuit également sa «Guerre de l’eau» contre les Kurdes. Pour la deuxième année consécutive, Ankara retient dans ses barrages l’eau de l’Euphrate, dont le débit est tombé sous les 200 m3/s alors que l’accord syro-turc en prévoit 500 minimum… Par ailleurs, des groupes pro-turcs ont barré le Khabour avec des digues. L’AANES a apporté une aide en irrigation et offert aux agriculteurs des semences et du carburant subventionnés, et à Raqqa, la Direction de l’agriculture les a appelés à cultiver 25% de leurs terres en maïs jaune. Ankara mène ses activités délétères alors que la sécheresse et l’augmentation de la température liées au changement climatique frappent déjà tout particulièrement le Nord-Est syrien, transformant les champs de blé en fourrage pour les moutons, et que le conflit en Ukraine perturbe les importations de blé (AFP). Transformer ainsi l’eau en arme visant de manière indiscriminée l’ensemble de la population constitue un crime contre l’humanité, mais les avertissements répétés de l’OSDH à la communauté internationale quant à une catastrophe humanitaire imminente ne semblent émouvoir personne…

À Afrin, le mois a été dominé par le conflit entre les habitants et la compagnie privée d’électricité turque STE, sensée assurer la fourniture en énergie de la région. Après avoir augmenté ses tarifs et décrété une coupure quotidienne de 10 h, tout cela en violation des accords passés avec l’administration locale, STE a refusé toute discussion à propos de ses carences et de son mode de fonctionnement, ce qui a déclenché des manifestations quasi-quotidiennes. D’autres protestations ont pris place à Al-Bab et à Azaz où d’autres société d’électricité turques amenées par les occupants ont pris des décisions analogues. À Afrin, après un «sit-in» pacifique devant les bureaux de STE, les protestataires excédés ont fini par forcer l’entrée du bâtiment et le saccager le 3. Les mêmes événements ont pris place à Al-Bab avec le bureau de la AK Energy, qui avait doublé ses tarifs. Les protestations contre la pénurie d’énergie se sont progressivement étendues à toutes les zones sous occupation turque de la province d’Alep. À Marae’, les manifestants ont incendié les locaux du Conseil local en scandant des slogans appelant au départ des Turcs. À Jindires, les gardes du QG du gouverneur et la «police militaire» ont ouvert le feu pour disperser les manifestants, blessant au moins 2 civils. Il est intéressant de noter que le lendemain, lorsque l’un des 2 blessés est décédé, il est apparu qu’il s’agissait d’un membre de la faction pro-turque Jayish Al-Sharqyyiah, originaire de Deir Ezzor, venu non-armé à la manifestation.

Par ailleurs, les exactions quotidiennes des factions pro-turques auxquelles Ankara a délégué le contrôle de ses zones d’occupation se poursuivent. Ce sont des ventes de maisons volées et des abattages illégaux d’arbres fruitiers, comme le 23 à Jindires, où après une querelle un membre de Al-Sharqiya a fait appel à une vingtaine d’hommes armés pour expulser une famille kurde de sa maison (ARK News). Le 20, dans la campagne d’Afrin, un civil du district de Raju a été renversé et tué par un véhicule blindé turc – un incident de plus en plus fréquent en raison de la vitesse excessive des chauffeurs (WKI). La situation s’est encore aggravée avec les combats fratricides entre factions qui ont commencé le 7 et ne se sont calmés que le 19 avec la conclusion d’une trêve conclue après médiation turque (Reuters).

Les jandarma (gendarmes turcs) qui gardent la frontière poursuivent aussi leurs exactions: le 24, ils ont sévèrement torturé 3 jeunes Syriens tentant d’entrer en Turquie près d’Amouda, et le 30, dans la même région, ont ouvert le feu sur un véhicule civil en panne.

Concernant la lutte contre Daech, la coalition a annoncé le 16 avoir capturé dans une opération héliportée un important responsable de l’organisation en Syrie, «fabricant expérimenté de bombes». Son identité n’a tout d’abord pas été révélée, mais en réponse à une question de l'AFP, il a été identifié comme Hani Ahmed Al-Kurdi, un ancien chef de Daech à Raqqa. Il se cachait à Al-Humayrah, un village de la province d’Alep à seulement 4 km de la frontière turque et dans une zone sous contrôle des soldats turcs et de leurs supplétifs syriens… (AFP)

Les djihadistes demeurent dangereux. Tôt le 20, ils ont tendu une embuscade à un bus militaire du régime près de Raqqa, sur la route de Homs, tuant 15 combattants et en blessant plusieurs autres. Puis une nouvelle attaque a fait 9 morts le 23, plusieurs combattants blessés le 20 sont décédés, et avec une autre attaque à l’est de Damas, on compte 30 victimes en 4 jours (AFP).

Au camp d’Al-Hol, où se trouvent toujours 56.000 personnes, dont 94% de femmes et d’enfants et un peu moins de 50% d’Irakiens, la situation se dégrade toujours. 106 personnes, dont de nombreuses femmes, y ont été assassinées en 18 mois, 5 depuis début juin. Le 24, l’Asayish (Sécurité) kurde y a lancé un n-ième ratissage qui a permis 3 arrestations.

Les pays d’origine des ressortissants internés dans les camps de l’AANES étant toujours aussi réticents à récupérer leurs citoyens, les rapatriements continuent à se faire au compte-gouttes. En début de mois, l’AANES a remis 153 internés irakiens à leur gouvernement (WKI), et un autre contingent de 150 familles, environ 600 personnes, devrait suivre début juillet (Rûdaw). Des centaines de familles syriennes ont pu rentrer dans leur région d’origine suite à une médiation locale, mais ces anciens détenus ont des difficultés à se réintégrer, la population se méfiant d’eux (AFP) Le 21, une mission belge a rapatrié 16 enfants et 6 mères du camp de Roj, qui sont passés par Erbil, au Kurdistan d’Irak, pour regagner la Belgique en avion militaire. Les 6 femmes, déjà condamnées à des peines de prison, ont été écrouées.

Contrairement à la Belgique ou à l'Allemagne, la France, qui compte dans les camps syriens quelque 80 femmes de jihadistes et 200 enfants, maintient jusqu’à présent une politique de retour au compte-gouttes, pour laquelle elle est de plus en plus critiquée. Depuis 2016, 126 enfants français sont revenus de Syrie ou d'Irak, la plupart en bas âge. Le Collectif regroupant la plupart des familles des internés de Syrie dénonce le non-respect de la Convention internationale des droits de l'enfant, dont Paris est pourtant signataire. Le 14 décembre 2021, une Française de 28 ans est morte du diabète en Syrie, laissant orpheline une fillette de 6 ans. Le 23, une autre Française internée à Roj avec ses 4 enfants, atteinte d’un cancer, et dont le pronostic vital est engagé, a lancé un appel déchirant au couple présidentiel français pour obtenir son rapatriement (AFP). Après le rapatriement des 16 enfants belges, l’avocate du collectif, Marie Dosé, a de nouveau dénoncé la position française, rappelant les conditions de vie des camps, qualifiées de catastrophiques par l’ONU: «Les rapatriements doivent se faire vite. Il fait plus de 40 degrés dans le camp de Roj où les enfants en sont à leur 3e, 4e ou 5e été pour certains». «La France est le seul pays européen à avoir été condamné par le Comité international des droits de l'enfant», pointe-t-elle.

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TURQUIE: ATTAQUE DE GRANDE ENVERGURE CONTRE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE ; PINAR SELEK CONDAMNÉE À PERPÉTUITÉ, COMME KAVALA, SUR UN DOSSIER VIDE…

Le 9 de ce mois, le président turc a annoncé officiellement sa 3e candidature à l'élection présidentielle. Le débat s’est rapidement lancé pour savoir si la Constitution l'y autorise. En effet, un amendement constitutionnel adopté en 2007 stipule que le mandat du président est de cinq ans et limite leur nombre à deux. Cet amendement est demeuré en place au moment du référendum de 2017 qui a entériné le passage à un système présidentiel. M. Erdoğan pourrait cependant le contourner en demandant au parlement de convoquer des élections anticipées, ce qui nécessite les trois-cinquièmes des voix, soit 360. Il faudrait donc le soutien de l’opposition, le parti présidentiel de l’AKP et ses alliés d’extrême-droite du MHP ne disposant ensemble que de 333 sièges…

Il est trop tôt pour prédire ce que M. Erdoğan compte faire, mais ce qui est clair, c’est qu’au fur et à mesure que la Turquie s’enfonce dans la crise économique, les sondages lui sont de plus en plus défavorables. Selon les derniers chiffres de l’institut de sondage MetroPOLL, l’AKP n’a plus le soutien que de 26,5% des électeurs. Pourtant, M. Erdoğan continue à refuser de relever les taux d’intérêt, préférant limoger tous ceux qui s’opposent à sa conception personnelle de l’économie…

L’Institut officiel des statistiques TÜİK a établi pour mai un taux d'inflation à 73,5 %, le plus haut depuis 23 ans, alors que la livre turque chutait encore de 16,75% face au dollar. Le précédent directeur du TÜİK avait été limogé fin janvier après avoir publié un taux d'inflation jugé trop haut. Pourtant, le groupe de recherches économiques indépendant ENAG est parvenu à un taux deux fois plus élevé: 160,8%! La sanction n’a pas tardé: l’Université Yeditepe d'Istanbul a lancé une enquête contre l’enseignant qui dirige l’ENAG, Veysel Ulusoy, qui pourrait perdre son poste pour «publication de chiffres nuisant à la réputation de l’université» (France-24).

Une des conséquences de la crise est le durcissement à l’égard des plus de trois millions de réfugiés syriens présents dans le pays. L’opposition, et en particulier le CHP (kémaliste), réclame leur départ et accuse Erdoğan de laxisme, mais plus inquiétant encore pour le président, sa propre base électorale est sur la même position. Revers inattendu pour un homme politique qui n’a jamais hésité à instrumentaliser les réfugiés vis-à-vis de l’Union Européenne… De l’accueil au nom de la solidarité sunnite, il est donc passé au «retour volontaire» en Syrie (France-24).

La répression de la société civile s’intensifie encore.

Le 1er juin, devait s’ouvrir le procès de la principale association féministe du pays, Kadın Cinayetlerini Durduracağız («Nous stopperons les féminicides»), dont le nom indique l’objectif, fondée en 2010 après un de ces meurtres. Mais l’audience a finalement été renvoyée au 5 octobre. L’origine de l’affaire: des plaintes, certaines remontant à plus de 6 ans, accusent l’ONG de «détruire la famille au prétexte de la défense des droits des femmes», et ont provoqué en avril l’ouverture d’une procédure de dissolution pour «activités contre la loi et la morale». La disparition de l’organisation, qui a recensé 423 féminicides en 2021, et 160 depuis janvier, marquerait un nouveau recul en Turquie après le retrait du pays de la Convention d’Istanbul en 2021 (Le Figaro).

Le 26, la police d’Istanbul a empêché des centaines de personnes de participer à la Marche des fiertés, interdite par les autorités locales, et en a arrêté des dizaines. Ce défilé annuel sur l’avenue Istiklal a rassemblé longtemps des milliers de participants, mais les milieux conservateurs y sont hostiles, et la répression du pouvoir AKP se durcit d’année en année (Reuters).

Par ailleurs, le contrôle des médias est devenu vital pour le pouvoir. Fin mai, la loi pénalisant la diffusion de «fake news» a été soumise au parlement. Sous couvert de lutter contre la désinformation, elle vise en réalité à l’inverse: permettre au pouvoir d’imposer les siennes! Le président de l'Association des journalistes de Turquie, Nazim Bilgin, l’a d’ailleurs qualifiée de «loi de censure» (AFP). 

Adopté en un temps record par 2 commissions parlementaires, cette «loi de désinformation» doit être rapidement soumise au vote. Elle permettra de punir de un à trois ans de prison les journalistes coupables de «propagation d'informations trompeuses» et de les priver de carte de presse. Elle obligera aussi réseaux sociaux et sites internet de transmettre à la justice les informations personnelles de leurs utilisateurs. Cette loi prolongera celle adoptée en 2020 pour obliger les plateformes internationales comme Facebook et Twitter à nommer un représentant légal dans le pays, ce qui les a rendues plus vulnérables à des sanctions si elles ne suppriment pas sous 48 heures les contenus déplaisant aux autorités.

Triste ironie, les journalistes voulant faire leur travail en rendant compte des événements ont souvent davantage d’ennuis avec la justice que les auteurs des faits rapportés. Ainsi de Berivan Altan, reporter pour l’Agence Mezopotamya, qui avait rapporté un incident survenu dans le quartier d’Elmadağ à Ankara dans un article intitulé «Attaque raciste sur une famille kurde à Ankara: femmes et enfants expulsés du quartier». Mezopotamya a indiqué que le procureur d’Ankara avait immédiatement ouvert une enquête contre elle pour «provocation à la haine et à l'animosité», et l’avait convoquée le 3 pour l’interrroger, lui demandant qui lui avait demandé d’écrire son article… (Bianet)

La solidarité entre journalistes devient aussi un délit. La co-présidente de l’association de journalistes «Tigre-Euphrate» DFG (Dicle Fırat Gazeteciler Derneği) et rédactrice en chef de Mezopotamya, Dicle Müftüoğlu, a été arrêtée à Diyarbakir le 3 après un raid policier à son domicile et placée 3 jours en garde à vue pour avoir envoyé de l'argent aux journalistes emprisonnés Nedim Türfent et Ziya Ataman. Elle a été libérée le 6 après avoir déposé par vidéo devant le parquet de Van, où elle a ensuite été transférée et placée sous contrôle judiciaire, avant d’être mise en liberté conditionnelle (Bianet).

Le 8, la police de Diyarbakir a interpelé 22 journalistes ou employés de médias et sociétés de production proches du HDP (Parti démocratique des peuples, «pro-kurde»), dont Serdar Altan, coprésident de DFG. Ils ont été accusés d’«appartenance à la section presse» du PKK, et placés en garde à vue. Mis à l’isolement, ils se sont vus dénier l’accès à un avocat et ont déclaré que le pouvoir était en train de préparer des preuves fabriquées contre eux (Kurdistan au Féminin). Le 16, 16 d’entre eux ont été inculpés d’«appartenance à une organisation terroriste», les autres étant libérés sous contrôle judiciaire.

Les 22 détenus sont: Serdar Altan, coprésident de DFG, Mehmet Ali Ertaş, rédacteur en chef du journal Xwebûn, Safiye Alagaş et Gülşen Koçuk, respectivement directrice et rédactrice en chef de l’agence féminine JinNews, Aziz Oruç, rédacteur en chef de Mezopotamya, les journalistes Ömer Çelik, Suat Doğuhan, Ramazan Geciken, Esmer Tunç, Neşe Toprak, Zeynel Abidin Bulut, Mazlum Doğan Güler, Mehmet Şahin, Elif Üngür, İbrahim Koyuncu, Remziye Temel, Mehmet Yalçın, Abdurrahman Öncü, Lezgin Akdeniz et Kadir Bayram et les citoyens Feynaz Koçuk et Ihsan Ergülen (Kurdistan au Féminin).

Interrogé par l’AFP, le représentant en Turquie de RSF, Erol Onderoğlu, qui a lui-même eu maille à partir avec la justice, a qualifié cette inculpation de «manœuvre pré-électorale»: à un an de la prochaine élection présidentielle, le pouvoir cherche ainsi à «priver [la classe politique kurde] de moyen d'expression» (AFP).

La solidarité s’est organisée pour s’opposer à ces tentatives d’intimidation. Le 14, la Fédération Européenne des Journalistes (FEJ), représentant plus de 320.000 journalistes dans 45 pays, qui tenait justement son assemblée générale à Izmir, a élu pour la première fois une présidente, la Croate Maja Sever, et un vice-président turc, le Directeur exécutif de l’Union des journalistes turcs (TGS) Mustafa Kuleli. L’assemblée générale a adopté à l'unanimité la motion présentée par le syndicat turc DİSK-Presse sur la solidarité avec les journalistes kurdes et contre la nouvelle «Loi sur la désinformation» introduit par l’AKP (Bianet). Le 19, la FEJ a demandé dans un communiqué la libération immédiate des 16 journalistes turcs «emprisonnés pour avoir fait leur travail» (RojInfo). Le 22, à l'appel de plusieurs organisations, dont le TGS, des centaines de journalistes et de professionnels des médias se sont rassemblés à Ankara devant la statue d'Atatürk, dans le quartier d'Ulus, pour demander le retrait du projet de loi. En un geste de protestation symbolique, ils ont déposé devant la statue stylos et crayons. Une seconde manifestation de soutien s’est tenue le 24 à Istanbul, organisée par le DFG et la Plateforme des femmes journalistes de Mésopotamie (MKGP). Des membres de DİSK-Presse et de l’Association des médias et études juridiques (MLSA), ainsi que le député HDP Musa Piroğlu, étaient présents. Diren Yurtsever, de l’agence Mezopotamya a déclaré: «Le pouvoir en place, qui cherche à renforcer son pouvoir par les élections et le bellicisme, veut intimider les médias qu'il ne peut pas contrôler». S'exprimant après elle, Candan Yıldız, de DİSK-Presse, a déclaré que ces arrestations ne sont pas seulement le problème des Kurdes, de même que la «loi censure» n'est pas seulement le problème des journalistes. Piroğlu est intervenu dans le même sens: «Si la presse est réduite au silence, alors le peuple est réduit au silence et a les yeux bandés».

À noter que, parmi les journalistes kurdes arrêtés, Elîf Ungur s’est vu reprocher son reportage sur la chanteuse kurde Nûdem Durak, arrêtée en 2015 et condamnée à 19 ans de prison pour avoir chanté en kurde… (L’Humanité). Le pouvoir veut aussi intimider les journalistes cherchant à rendre compte de la guerre qu’il mène contre la culture kurde… Pour flatter les franges les plus conservatrices de l'électorat, le pouvoir a en effet lancé une vaste campagne d’interdictions visant aussi bien les artistes kurdes que les femmes en tenue «inappropriée» ou «immorale» ou aux textes féministes. Appartenir à la fois à toutes ces catégories est un gage d’interdiction! Ainsi, note l’AFP, l'artiste d'origine kurde Aynur Dogan, tout comme Niyazi Koyuncu, qui chante dans les langues de la Mer noire, ou encore Metin et Kemal Kahraman, musiciens d'origine zaza, qui chantent pourtant tout autant en turc, ont vu leurs concerts annulés. Tous ont été jugés «inappropriés» par les mairies AKP des villes où ils devaient se produire. La chanteuse Melek Mosso, quant à elle, n’a pu se produire comme prévu à Isparta, un groupe islamiste s’étant ému de sa tenue et de ses épaules tatouées, mais surtout de ses appels aux femmes à s'habiller et s'exprimer librement…

Là aussi, la résistance s’organise. Début juin, la municipalité CHP d’Istanbul a autorisé un concert de Melek Mosso, qui a attiré une «foule impressionnante» (AFP). Le 15, le légendaire musicien Ciwan Haco a appelé le 15 tous les artistes et intellectuels kurdes à l’unité, après avoir condamné l’hostilité de la Turquie à l’égard de la langue kurde: «Aucun État n’interdit une langue. Cette interdiction n’existe plus sur terre. Il n’y a d’hostilité à la langue qu’en Turquie» (Kurdistan au Féminin) Le 21, saisissant l’opportunité de la Fête de la musique pour s’exprimer, un groupe de musiciens kurdes du Centre Culturel Mésopotamie d’Istanbul (MKM) a organisé un concert de protestation impromptu sur l'avenue İstiklal pour dénoncer les interdictions de concerts et de pièces. Ils ont interprété plusieurs chansons en kurde, dont la célèbre Zîmanê Kurdî («Langue kurde») d’Aram Tigran, avant une brève prise de parole.

Le 22, l’administrateur (kayyım) nommé par l’État pour Batman après l’invalidation des deux co-maires élu(e)s a ordonné la destruction du buste du poète Cegerxwîn se trouvant dans un parc de la ville. Cette décision a provoqué une manifestation à laquelle ont participé les deux maires HDP révoqués, Songül Korkmaz et Mehmet Demir. Dénonçant «la conception fasciste de l’État-Nation» de l’administrateur, Korkmaz a rappelé que, contrairement à l’AKP, le HDP considère multilinguisme et diversité culturelle comme des richesses… Cegerxwîn, poète kurde originaire de Syrie, est décédé en 1984; sa statue avait été installée dans le parc en 2007.

Tout en cherchant à faire taire les journalistes et en s’en prenant aux artistes kurdes, le pouvoir poursuit la répression des cadres et membres du HDP. Les prétextes les plus minimes sont utilisés pour criminaliser l’appartenance ou le soutien à ce parti, comme dans le cas de cette femme enceinte accompagnée d’un enfant à Van, tous deux incarcérés le 15 au soir pour leurs T-shirts portant la photo de l’ancien co-président du HDP, Selahattin Demirtaş, emprisonné depuis novembre 2016. Six témoins ayant osé protester ont également été appréhendés. Le député HDP Murat Sarışaç a partagé sur Twitter une vidéo de l’altercation entre les policiers et les témoins (SCF Stockholm).

Le 16 au matin, la police d’Istanbul a lancé des raids simultanés sur les domiciles de 10 cadres du HDP, dont ceux des co-présidents de province et de district. L’agence Mezopotamya a rapporté que la liste des personnes arrêtées comprend la co-présidente provinciale Besra İşsever, celle du district d'Üsküdar Aysel Özbey et la journaliste Saliha Aras, en plus d'Erkan Tarım, Mümin Odabaş, Harun Bağatur, Enes Özdaş et Ercan Özer. Le co-président provincial Ferhat Encü, a qualifié l'opération de «massacre politique», déclarant que les autorités tentent de «dissoudre le HDP […] par le biais du système judiciaire». La plupart des personnes arrêtées avaient participé le 12 à Bursa à un rassemblement demandant la fin de l’isolement carcéral pour le leader kurde Abdullah Öcalan, emprisonné sur l’île d’İmralı depuis 1999 (SCF Stockholm).

Le 19, le député CHP Sezgin Tanrıkulu a publié son rapport sur les violations des droits humains constatés en mai. Selon ce document, le droit à la vie de 207 citoyens a été violé durant ce mois. 697 citoyens ayant participé à des manifestations ont été incarcérés durant cette période, dont 4 sont décédées en prison, 1 en garde à vue, et 38 dans des violences contre les femmes. Tanrıkulu a également diffusé des chiffres effrayants concernant la torture: 316 personnes, dont deux enfants, ont été torturées en détention, et 53 dans les prisons (Duvar).

Le 27, la police a lancé à l’aube de nouveaux raids sur les domiciles de 38 membres du HDP et plusieurs lieux à Mersin, Diyarbakir, Van, Mardin et Adana, notamment les locaux du centre culturel et association artistique Binevş dans cette dernière ville. 36 personnes ont été appréhendés, dont les co-présidents provinciaux pour Adana, Helin Kaya et Mehmet Karakış, et le maire adjoint de la municipalité de Seyhan, Funda Buyruk. Les témoins ont décrit des raids très violents, durant lesquels leurs portes ont été enfoncées et ils ont été battus et parfois déshabillés pour une fouille.

La dégradation continuelle de l’État de droit en Turquie continue à provoquer des réactions à l’international. Le 7, le Parlement européen a adopté par 448 voix (67 voix contre, 107 abstentions) une résolution déplorant «le recul des libertés fondamentales, de la démocratie et de l'État de droit» en Turquie et pointant le «manque de volonté politique de mener à bien les réformes nécessaires» en la matière. Même une résolution non contraignante de ce type est de trop pour le ministère des Affaires étrangères turc, qui a immédiatement réagi en qualifiant le rapport de «superficiel» et «biaisé» et en accusant le Parlement européen de «tolérer» en son sein des «membres d'organisations terroristes».

Le cas Pinar Selek vient confirmer, s’il en était besoin après la condamnation d’Osman Kavala, que la «justice» turque n’a pas besoin de preuves ni même de rationalité pour condamner les dissidents. Le 21 au soir, la sociologue turque Pınar Selek, qui vit en exil depuis 2008 et enseigne maintenant à l’université de Nice, a appris par ses avocats qu’elle avait été condamnée par la Cour suprême turque à la prison à perpétuité! Comme pour Kavala, le dossier est totalement fabriqué. Cette peine arrive après cinq acquittements, et 24 ans après une explosion qui avait fait sept morts et 121 blessés au bazar aux épices d’Istanbul… en 1998 donc. À l’époque âgée de 27 ans, la jeune femme, fille d'un grand avocat, féministe et engagée en faveur du droit des personnes transsexuelles, écrivaine et antimilitariste, menait aussi des recherches sur la communauté kurde. Arrêtée 2 jours après l’explosion, elle avait été torturée par les policiers qui voulaient les noms de ses contacts kurdes. On ne lui a jamais rien demandé sur l’explosion. Elle n’a jamais livré aucun nom, et de procès en procès, d’acquittement en acquittement, d’appel du procureur en appel du procureur, le harcèlement judiciaire ne s’est jamais arrêté. Pourtant, plusieurs rapports d’experts ont établi que l’explosion était due à une fuite de gaz dans un four à pizza… La condamnation de Selek repose entièrement sur le témoignage d’un homme qui, après avoir déclaré avoir commis l’attentat avec elle, a ensuite renié sa déposition, extorquée sous la torture, et a été lui-même définitivement acquitté… La sociologue est décidée à saisir la Cour constitutionnelle turque, voire la Cour européenne des Droits de l’homme (Nice-Matin, Le Point).

Le 17, Amnesty international a accordé aux condamnés du procès Gezi le statut de prisonniers de conscience. Au Festival de Cannes, la première du thriller politique d’Emin Alper Kurak günlerBurning days») s’est faite avec un siège vide: celui de la productrice associée, Çiğdem Mater, également journaliste, qui venait d’être condamnée à 18 ans de prison pour son association avec Osman Kavala au sein de l’association Anadolu Kultur. L'une des accusations portées contre Mater était qu'elle avait essayé de collecter des fonds pour un documentaire sur le mouvement du parc Gezi qui n'a jamais été réalisé. L'accusation n'a fourni aucune preuve pour étayer les accusations portées contre l'accusée (Politico)… Rappelons que le 25 avril dernier, la 13e Cour pénale d’Istanbul avait condamné Osman Kavala à la réclusion à perpétuité aggravée et Mücella Yapıcı, Çiğdem Mater, Hakan Altınay, Mine Özerden, Can Atalay, Tayfun Kahraman, Yiğit Ali Ekmekçi à 18 ans en prison.

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IRAK: LES PRO-IRANIENS VAINQUEURS DU BLOCAGE POLITIQUE… POUR L’INSTANT ; L’OPÉRATION TURQUE AU KURDISTAN SE POURSUIT

Face à l’impasse politique persistante qui laisse l’Irak depuis huit mois sans nouveaux président ni gouvernement, l’imprévisible leader chiite Moqtada Al-Sadr a de nouveau frappé l’un des coups dont il a le secret: le 9 juin, il a dans une intervention télévisée demandé aux 73 députés de son courant de préparer «leurs lettres de démission» pour ne «pas faire obstacle» à la formation d'un nouveau gouvernement. Cette décision-surprise scelle l’échec de Sadr à obtenir le «gouvernement de majorité» qu’il souhaitait mettre en place, rompant ainsi avec près de 20 ans de «gouvernement de consensus» (AFP). C’est également l’échec de l’alliance intercommunautaire construite autour des partisans de Sadr avec le parti du président sunnite du Parlement Mohammed al-Halboussi et le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani.

Le blocage tenait en grande partie au fait que ni l’alliance de Sadr (155 députés sur 329) ni ses adversaires pro-iraniens du «Cadre de coordination» chiite, alliés à l’autre parti kurde, l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK), ne disposaient du nombre de sièges qui leur aurait permis de passer l’obstacle de la désignation du Président. Il y ont échoué à trois reprises depuis le début de l’année.

Dès le 12, le président du Parlement, Mohammed al-Halboussi, annonçait sur Twitter qu’après avoir reçu les lettres de démission des 73 élus de Moqtada Sadr, il avait dû «à contrecoeur» accepter leurs démissions. Le 21, une source libanaise proche du parti chiite Hezbollah a déclaré au journal Asharq Al-Awsat que l’Iran avait exercé de telles pressions sur Sadr pour qu’il conclue un accord avec le «Cadre de coordination» que le leader chiite avait choisi de démissionner plutôt que d’y céder. L’Iran a dénié toute pression, de même que Sadr lui-même le lendemain (Rûdaw). Mais les médias iraniens proches du pouvoir ont montré leur colère contre Sadr, le vitupérant comme «briseur d’unité». 

Le 23, le parlement a procédé au remplacement des démissionnaires dans une prestation de serment accueillant 64 nouveaux députés. Les sièges laissés vacants ont été attribués, comme le prévoit la constitution, aux candidats arrivés en deuxième position lors des législatives, dont une quarantaine appartiennent au Cadre de coordination. Ainsi, selon les calculs de l’AFP, cette coalition serait la grande bénéficiaire de la démission de masse, acquérant environ 130 sièges sur 329, ce qui en ferait la force la plus importante de l’assemblée (AFP). Cela ne signifie pas pour autant la victoire définitive des pro-iraniens, car un gouvernement sans les sadristes pourrait rapidement se trouver confronté une nouvelle contestation de rue, comme celle qui avait à l’automne 2019 provoqué le déclenchement d’élections anticipées… C’est peut-être le calcul de Sadr pour finalement participer au prochain gouvernement.

Pour Middle East Eye, la série d’attaques lancées depuis le début de l’année contre le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK), dominé par le PDK, s’explique dans le contexte de la lutte pour le pouvoir entre Sadr et ses adversaires pro-iraniens. Rappelons-en les phases : février, décision de la Cour suprême contre la loi pétrolière du GRK, mars, frappe de missiles iraniens sur Erbil, suivie par d’autres attaques culminant dans l’incendie fin mars des bureaux du PDK à Bagdad, puis, début avril, nouvelle frappe visant une raffinerie kurde… Selon des sources proches du PDK, l’absence de soutien clair de Sadr face à ces attaques a mené le PDK à prendre progressivement ses distances avec le leader chiite, ce qui aurait pu contribuer à la décision de Sadr de jeter l’éponge…

L’agence de presse chiite Ahl ul-Bayt (ABNA) considère quant à elle le PDK comme le principal perdant de cette séquence d’événements, sans pour autant que le Cadre de coordination puisse se prévaloir d’une victoire: les ex-alliés de Sadr, le PDK et le parti sunnite d’Halbousi conservent une minorité de blocage suffisante pour empêcher ou du moins complexifier son arrivée au pouvoir. ABNA en conclut qu’une phase de discussions devra s’ouvrir. Le PDK, rapide à tirer les conclusions de la nouvelle situation, semble l’avoir anticipé: immédiatement après la demande de démission collective de Sadr, le parti kurde a nommé un «Comité de négociation» comprenant Fuad Hussein, Benkin Rikani et Shakhawan Abdullah – tous connus pour leurs relativement bonnes relations avec le «Cadre». Shakhawan est également le chef des députés PDK au Parlement, et le parti kurde a bien participé à la nouvelle session parlementaire. Après celle-ci, le porte-parole de la coalition Fatah, Ahmad al-Asadi, a déclaré que «le gouvernement d'unité nationale abordera toutes les questions relatives à la Région Autonome du Kurdistan».

Quelle que soit la manière dont la situation évoluera au plan national, elle a déjà eu des conséquences intra-kurdes: alors que les discussions entre PDK et UPK à propos d’un candidat unique au poste de président étaient au point mort depuis des semaines, elles ont semble-t-il enfin redémarré. Le 25, le député UPK Karwan Yarwais a déclaré à Rûdaw qu’«Il y a de fortes chances que le PUK et le KDP parviennent à un accord», ajoutant que présenter un candidat unique à la présidence serait dans l'intérêt des Kurdes…

L’avenir dira si les relations Erbil-Bagdad peuvent s’apaiser, mais durant ce mois, plusieurs événements ont montré que les tensions demeurent élevées, aux plans national comme local. Déjà, le 31 mai, la Cour criminelle de Kirkouk avait condamné in absentia à 6 ans de prison l’ancien Président du Conseil provincial, Rebwar Talabani, pour «dommages délibérés à la propriété publique», sur une plainte du procureur général. Évincé de son poste en octobre 2017 après avoir participé à l’organisation du référendum d’indépendance du Kurdistan, Talabani est maintenant conseiller auprès du Premier ministre du Kurdistan. Il a déclaré ne pas avoir été officiellement informé du verdict, qu’il a rejeté comme «politique». Le 10, la même Cour a condamné dans les mêmes termes 4 anciens membres du Conseil provincial à 15 ans de prison: ils sont accusés d’avoir conservé leurs véhicules de fonction après la fin de leur mandat. Tous ont dans une lettre conjointe aussi qualifié le verdict de «politique», rappelant avoir «prouvé que leurs véhicules leur avaient été pris par les Hashd al-Shaabi [milices soutenues par l'Iran] le 16 octobre 2017» [lorsque celles-ci avaient repris militairement le contrôle de la ville]. Il est pour le moins paradoxal de les accuser à ce propos!

Les tensions concernent toujours aussi la question de la gestion des ressources pétrolières du Kurdistan. Le 6 juin, le Ministre irakien des Finances a menacé de ne pas envoyer son budget à la Région si un accord n’était pas trouvé à ce propos (NRT). Mais le Président du Conseil judiciaire du Kurdistan, Abdul Jabar Hassan a défendu la validité de la loi sur le pétrole du GRK, remettant en cause la constitutionnalité même de la Cour suprême actuelle: «L'article 92-2 de la Constitution irakienne exige que le Conseil des Représentants [Parlement] irakien adopte une loi pour établir une Cour suprême fédérale irakienne [a-t-il déclaré]. Aucune loi de ce type n'a été promulguée à ce jour». Le 21, après de nouvelles déclarations du ministre menaçant d’ouvrir des procédures contre les compagnies pétrolières opérant au Kurdistan, le GRK a engagé des poursuites pénales contre lui pour avoir fait pression sur les compagnies et les avoir menacées de leur interdire de travailler en Irak.

Le 8, veille du jour où le leader chiite a demandé à ses députés de démissionner, une attaque de drone a fait trois blessés sur la route d’Erbil à Pirmam, une zone très sensible pour le GRK puisqu’elle se trouve non loin de la résidence officielle du Président de Région à Macif-Salahaddine… L'attaque, non immédiatement revendiquée, s'est produite près d'un bâtiment en construction devant abriter le futur consulat des Etats-Unis, et à quelques centaines de mètres du consulat des Émirats Arabes Unis.

La démission des députés sadristes n’a pas mis fin aux attaques récurrentes contre le Kurdistan. Le 22 au soir, une roquette Katioucha s'est abattue près du complexe gazier de Khor Mor, à Chemchemal. Cette zone, à mi-chemin entre Kirkouk et Sulaimaniyeh, se trouve à la limite de la province de Sulaimaniyeh, très proche donc des territoires contestés. L’installation visée appartient à Dana Gas, une firme énergétique de ces mêmes Emirats… Selon les services antiterroristes de la province, «Il n'y a eu ni dégâts matériels, ni blessé». Là encore, il n’y a pas eu de revendication. Quasiment au même moment, au moins deux roquettes ont visé des positions des peshmergas dans la province de Ninive (AFP). Le 24, un deuxième tir de roquette a de nouveau visé Khor Mor, sans faire ni victimes ni dégâts matériels, bien qu’un incendie se soit déclaré. Suite à ces attaques, les peshmerga et l'armée irakienne ont été placés en état d’alerte l'un contre l'autre, les Kurdes craignant que l'armée irakienne ne profite des attaques pour occuper les champs, dont elles réclament le contrôle depuis longtemps. Le 26, Dana Gas a préféré y suspendre ses opérations et ramener tout son personnel étranger vers Suleimaniyeh (WKI).

Autre facteur de tension, l’opération militaire turque anti-PKK. Initiée en avril par une vague de bombardements, elle se poursuit maintenant au sol, s’apparentant de plus en plus à une véritable invasion du Kurdistan d’Irak. Le journal turc pro-AKP Yeni Safak l’assumait d’ailleurs dès son lancement, en parlant de contrôler certaines zones durablement en y «implantant des casernes […] afin d’empêcher le PKK de franchir la frontière» (Courrier International). Mais l’objectif réel semble aller bien au-delà de cet aspect défensif. S’assurer le contrôle de zones importantes dans les régions de Zap et de Metina permettrait aux forces turques d’avancer ensuite vers les Monts Qandil, sanctuaire du PKK, pour l’y écraser.

Mais jusqu’à présent, l’avancée s’est révélée difficile, les troupes au sol ne progressant que «pas à pas dans cette zone au relief escarpé», d’où l’usage d’armes chimiques que dénonce le média proche du PKK Medya Haber: «Malgré les intenses bombardements, la guérilla tient bon dans les tunnels creusés dans les montagnes; l’armée turque a donc, comme elle l’avait déjà fait à une reprise l’année dernière, recours à des armes chimiques pour déloger les combattants. Du fait des gaz, huit guérilleros sont tombés en martyrs dans la région de Ciyares et cinq dans celle de Kurojahro». Le 24, Hawar News a aussi pointé l’inaction de l’ONU qui encourage la Turquie à poursuivre son usage d’armes prohibées, et le 25, Firat News (ANF) a diffusé des images montrant leur usage dans des tunnels utilisés par les combattants du PKK et repris un communiqué publié le 13 juin par la branche arée du PKK. Selon celui-ci, l’armée turque a utilisé des armes chimiques au moins 779 fois en 2 mois au Kurdistan d’Irak, soit une moyenne de 13 attaques par jour.

Si l’armée turque bénéficie de la rivalité politique entre PKK et PDK, jusqu’à présent les forces de ce dernier ne sont pas intervenus directement dans les combats. Cette possibilité inquiète cependant le PKK, dont l’agence Firat News citait début juin un représentant: «Si les forces du PDK décident, comme elles semblent tentées de le faire, d’attaquer les nôtres dans la région de Metina, alors elles doivent savoir que nous leur déclarerons la guerre et que les combats s’étendront à l’ensemble du territoire» (Courrier International).

La Turquie continue également à cibler le Sindjar, point de passage stratégique entre Qandil et le Rojava, qu’elle frappe régulièrement de ses drones et de son aviation. Le 13, une frappe aérienne a ainsi touché un bâtiment du Conseil municipal de Sinunî, tuant un enfant de 12 ans et faisant 6 blessés. Une autre source sécuritaire a évoqué «deux morts», assurant que les victimes étaient toutes deux civiles – le jeune enfant et son grand père (RojInfo) – tuées dans une base des Ezidikhan, une force de protection de la minorité yazidie, proche du PKK. Selon la télévision turque d’État TRT, la frappe, utilisant des «drones armés», a touché un bâtiment où des «cadres de haut niveau du PKK» tenaient une réunion, et a «neutralisé» 6 d’entre eux. Interrogé par l'AFP, le ministère turc de la Défense a refusé de confirmer l'information. Le mois dernier, en raison de combats entre armée irakienne et yézidis proches du PKK, plus de 10.000 personnes avaient dû fuir le Sindjar (AFP). Le conflit se concentre autour de l’«Administration autonome» locale établie par les yézidis pro-PKK sur le modèle du Rojava, que ni Bagdad ni Erbil ne reconnaissent.

Le 17, à la frontière iranienne, un drone turc a visé entre Khanaqin et Kalar un véhicule civil transportant 5 personnes, dont 2 femmes. Quatre des passagers ont été tués, le 5e grièvement blessé (une dépêche ultérieure de l’AFP mentionne 3 morts et un blessé). Ankara a déclaré avoir visé des membres du PKK, mais il s'est ensuite avéré qu’ils s’agissait de Kurdes syriens, dont Farhad Shabli, Vice-président adjoint du Conseil exécutif de l'Administration autonome du Rojava (AANES). Dénonçant l’attaque, les responsables Kurdes syriens ont indiqué que M. Shabli était venu dans la Région du Kurdistan pour recevoir un traitement médical (AFP).

Le 20, un drone turc a de nouveau frappé le Sindjar, visant un bâtiment de l’Administration autonome évacué quelques heures auparavant (WKI). Le 22, le co-président de l’Assemblée populaire de Sinunî, Xwedêda Ilyas, a déclaré à RojNews que les yézidis ne céderaient pas: «Notre volonté est plus forte que leurs attaques, nous continuerons nos activités». Il a également justifié la création de l’administration autonome locale par l’abandon dont les yézidis ont été les victimes face à l’avancée de Daech en 2014: «Les forces qui étaient censées nous protéger en 2014 se sont enfuies, laissant notre peuple seul […]. Il était évident qu'elles ne pouvaient plus gouverner Shengal [nom kurde de Sindjar]». Il a également accusé le gouvernement irakien de ne pas assumer ses responsabilités en ne protégeant pas ses citoyens face aux attaques turques.

Ankara mène également une campagne d’assassinats ciblés en s’appuyant sur la présence au Kurdistan d’Irak de ses agents du MIT (service de renseignement). Le 24, l’agence turque d’État Anatolie a ainsi annoncé l’élimination d’un commandant du PKK à Sulaimaniyeh, sans donner de précisions (Rûdaw).

Il faut enfin rappeler que l’organisation djihadiste Daech poursuit ses activités terroristes, surtout dans les territoires contestés entre Bagdad et Erbil, profitant du manque de coordination entre militaires irakiens et peshmergas. Les djihadistes enlèvent et assassinent des agriculteurs ou mettent le feu aux champs. C’est le cas particulièrement dans la région de Kirkouk, où le 10, les forces de sécurité ont annoncé l’arrestation de 4 djihadistes, dont un responsable d’atrocités durant le génocide des yézidis.

Alors que le problème de sécurité des territoires disputés réside essentiellement dans l’absence de coordination entre troupes kurdes et irakiennes, il mérite d’être relevé que le 13, le gouverneur intérimaire de la province de Kirkouk, Rakan Al-Jabouri, a indiqué dans une interview que les représentants des communautés turkmène et arabe étaient opposés à l’établissement d’un «Centre de coordination» entre peshmergas et forces irakiennes dans la province. La semaine suivante, une délégation de peshmergas s'est rendue à Bagdad dans une nouvelle tentative pour mettre en œuvre le projet d’une «20e Division» conjointe irako-kurde, demeuré jusqu’à présent lettre morte malgré l’accord obtenu l’année dernière. Le 25, Shakhawan Abdullah (PDK), vice-président du Parlement irakien, a déclaré que les procédures administratives pour la création de cette force «ont été achevées» et que les députés travaillent maintenant à «remplir les obligations du gouvernement fédéral aussitôt que possible».

Le 14 a débuté une opération conjointe des forces irakiennes et de la coalition anti-Daech sur le Mont Qara Chokh, près de Makhmour. Cette zone, encerclée par l’armée irakienne depuis 2 mois, était devenue un sanctuaire pour les djihadistes de Daech. Le résultat de l’opération, qui a duré toute la journée, n’a pas été annoncé. Le 17, une attaque djihadiste à Touz Khourmatou a fait 1 mort et 3 blessés parmi les soldats irakiens. Le même jour, un autre responsable djihadiste arrêté dans la province de Kirkouk a avoué avoir exécuté 17 peshmergas capturés en 2016… Des tests ADN seront utilisés sur la fosse commune qu’il a indiquée pour vérifier ses dires.

Par ailleurs, la situation climatique et de santé demeure inquiétante au Kurdistan et dans tout le Nord de l’Irak. La sécheresse est telle que, près de Mossoul, la baisse de niveau du réservoir de Kemune a fait réémerger une cité mitannienne de plus de 3.000 ans, noyée lors de son remplissage en 1980. Par ailleurs, l’Irak demeure la proie de la fièvre du Congo, une fièvre hémorragique transmise par le bétail dont sont mortes 27 personnes depuis janvier, dont une au Kurdistan. Mais c’est surtout le choléra qui inquiète, même s’il n’a encore provoqué aucun décès. Sur 13 cas recensés en Irak, 10 proviennent de Suleimaniyeh et on y compte 56 cas suspects. Sabah Hawrami, Directeur général de la Santé de la province, a indiqué le 19 qu’en moins d’une semaine «environ 4.000 cas de diarrhée et de vomissements [avaient] été enregistrés dans les hôpitaux de Suleimaniyeh». Au Sindjar, où comme tous les services publics le secteur de la santé demeure sinistré, des dizaines de cas de diarrhée ont été constatés parmi de jeunes enfants (WKI). Le 26, le choléra a fait son premier mort en Irak, survenu à Kirkouk (AFP). Il est probable que la sécheresse, qui limite l’accès à l’eau potable et augmente la pollution, joue un rôle dans cette résurgence.

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IRAN: RÉPRESSION CONTRE LES ENSEIGNANTS KURDES ; UNE MACHINE À COUPER LES DOIGTS INSTALLÉE DANS LA PRISON D’EVIN

La situation économique continue sa dégradation en Iran, frappant durement non seulement les plus pauvres, mais aussi maintenant la classe moyenne. L’appauvrissement s’est généralisé. La monnaie s’est effondrée pour atteindre sa valeur la plus basse jamais enregistrée: le 12, elle s’échangeait à 332.000 rials contre un dollar, cinq fois plus qu’en 2018; en 2015, au moment de la conclusion de l’accord sur le nucléaire, c’était 32.000 rials... (AP) Fin mars, l’inflation annuelle atteignait 40,1% (contre 36,4% un an plus tôt) et le chômage 9,2%, des chiffres sous-évalués selon de nombreux économistes. Le gouvernement du président ultraconservateur Ebrahim Raïssi a aggravé les problèmes de survie des Iraniens en décrétant en mai la suppression des subventions sur plusieurs produits alimentaires de première nécessité, dont la farine, multipliant ainsi le prix des pâtes et surtout du pain, dernier recours des plus pauvres. Les manifestations contre la cherté de la vie sont devenues quasi-quotidiennes. Un interviewé chef de famille témoigne ainsi de son inquiétude face à l’avenir: «Si notre machine à laver venait à tomber en panne, je devrais débourser deux mois de revenus pour la remplacer» (Le Monde).

Ces difficultés économiques surviennent dans des circonstances déjà difficiles, avec notamment la sécheresse, particulièrement dure dans le centre du pays. Elle avait déjà provoqué en novembre dernier des manifestations accueillies par une violente répression; les agriculteurs interrogés par Radio Farda ce mois-ci ont indiqué que la situation ne s’était nullement améliorée. La pénurie d'eau est due à la diminution des précipitations et à la sécheresse, mais aussi à des années de mauvaise gestion…

Le 23 mai, l’effondrement à Abadan (Khouzistan) d’un immeuble de dix étages appartenant à une personnalité proche du pouvoir a fait au moins 33 morts. Le 6 juin, le bilan était monté à 41 morts. Cette catastrophe a cristallisé la colère générale contre les autorités, provoquant d’abord au Khouzistan, puis dans tout le pays, des manifestations quotidiennes contre leur incompétence et leur corruption. Après avoir appelé à poursuivre et punir les responsables, le Guide Suprême, l’Ayatollah Ali Khamenei, a dans une déclaration télévisée rejeté la faute des protestations sur «les ennemis de l’Iran»: «Aujourd'hui, [a-t-il déclaré], l’espoir le plus important de nos ennemis pour porter un coup au pays repose sur les protestations populaires» (The Guardian).

Cette accusation n’a fait que renforcer des protestations dont les slogans lient maintenant des thèmes liés aux besoins quotidiens, comme le prix des produits de base, pain, sucre, œufs, viande... et la corruption du régime. C’est que les proches du pouvoir continuent à s’enrichir, parfois même insolemment, alors que l’immense majorité des Iraniens s’enfonce dans la misère. Quand en début de mois, les retraités ont manifesté durant deux jours dans plus d'une douzaine de villes pour réclamer une augmentation de leurs pensions, le gouvernement s’est engagé sur 60%. Jugeant l’augmentation insuffisante, les manifestants ont poursuivi leur mouvement en scandant: «Nos dépenses sont en dollars, nos revenus en rials». Ils ont mis en cause la politique régionale de l’Iran avec: «Laissez la Palestine tranquille, pensez à nous!», tourné en ridicule le discours sur «l’ennemi» de Khamenei avec: «Ils nous mentent en disant que l'Amérique est notre ennemi, notre véritable ennemi est ici!», et contesté radicalement le pouvoir avec: «À bas la République Islamique» ou (plus direct encore): «Mort à Raïssi» (Farda). Des manifestations de retraités se sont poursuivies tout le mois dans plusieurs villes d’Iran, dont Kermanshah, Arak, Rasht, Khorramabad, Sari, Dorud et Zanjan (NCRI).

L’enlisement des négociations sur le nucléaire ne laisse pas présager une levée rapide des sanctions américaines, d’autant plus que l’Iran profite du blocage pour accélérer son programme d’enrichissement. Selon les experts, le pays pourrait déjà entamer la fabrication d’une bombe, s’il en décidait ainsi. Le 8, trente États siégeant à l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) ont adopté une sévère résolution soumise par les Etats-Unis et les Européens mettant en garde Téhéran, dont elle condamne le manque de coopération. Les signataires reprochent en particulier à l’Iran son absence d’explications «techniquement crédibles» à la présence de traces d’uranium enrichi trouvées sur trois sites non déclarés.

Téhéran a dénoncé le vote de cette résolution comme «un acte politique, incorrect et non constructif», «basé […] sur de fausses informations fabriquées par le régime sioniste [Israël]», et a en représailles annoncé retirer de ses sites nucléaires 27 des caméras de surveillance installées lors de la signature du traité en 2015. L’AIEA a condamné cette décision le 9, tandis que Berlin, Londres et Paris appelaient dans une déclaration commune l’Iran à «mettre fin à l’escalade nucléaire» et à «accepter maintenant de toute urgence l’accord sur la table» depuis mars. Outre la désactivation des caméras, l’Iran a informé l’AIEA de l’inauguration de deux nouvelles cascades de centrifugeuses sur le site de Natanz. L’agence conserve encore 40 caméras sur place, mais son Directeur général, Rafael Grossi, a déclaré que cela aboutissait à «moins de transparence, plus de doutes». Le Président iranien a en réponse déclaré: «Nous ne reculerons pas».

Pourtant, à l’issue de sa visite surprise le 25 juin à Téhéran, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, a déclaré aux côtés de son homologue iranien que les pourparlers pourraient reprendre prochainement (Reuters). C’est que, étant donné le risque de pénurie de pétrole provoqué par le conflit ukrainien et la dramatique situation de l’économie iranienne, les deux parties pourraient accepter des compromis…

À l’intérieur, parmi les nombreuses protestations de ce mois, c’est le mouvement des enseignants et la répression qu’il a suscitée qui ont eu le plus d’échos sur les médias sociaux. Ce mouvement s’est déployé dans tout le pays, mais a été particulièrement actif au Kurdistan, où aux revendications salariales s’ajoutent celles liées à la répression culturelle. Fin mai, une télévision d’État a tenté de trouver des causes extérieures au mouvement en le reliant aux deux enseignants français arrêtés durant leur visite en Iran, Cécile Kohler et son compagnon, Jacques Paris. À noter que, fin juin, Anisha Asadollahi et son mari Keyvan Mohtadi, arrêtés le 9 mai après avoir servi d’interprètes aux deux Français, étaient toujours incarcérés. La mère d'Asadollahi s’en est prise directement aux autorités dans une vidéo publiée en ligne où elle déclare: «Vous avez arrêté les plus brillants du pays pour compenser votre propre ineptie et votre incompétence».

Selon HRANA, citant l’agence de presse Kurdpa, le syndicaliste enseignant Majid Karimi a été arrêté et mis au secret le 31 mai alors qu’il était venu avec plusieurs autres personnes devant le bureau du Renseignement des Gardiens de la révolution pour demander des nouvelles d’un autre militant syndical, Masoud Farhikhteh, précédemment arrêté. Le 8, les enseignants de Kermanshah ont protesté contre les arrestations et, inquiets pour la santé de leurs collègues détenus, leur ont demandé de cesser leur grève de la faim. Le 10 juin, on a appris qu’Eskandar Lotfi, enseignant de Mariwan arrêté le 30 mai, avait été transféré vers un lieu inconnu. Il était entré en grève de la faim dès son arrestation pour protester contre les tentatives de interrogateurs de lui extorquer une confession. Le 15, les forces de sécurité ont arrêté 10 syndicalistes enseignants à Saqqez et Divandarreh (Kordestan) et les ont transférés dans un lieu non identifié. Le même jour, on a appris que Mohammad-Reza Moradi, l’un des dirigeants de l'Association des enseignants du Kurdistan à Sanandaj, avait été arrêté la veille au soir à son domicile (Hengaw).

À l’appel du Conseil de coordination des associations professionnelles d'enseignants iraniens, les enseignants, actifs et retraités, se sont rassemblés dans tout le pays pour protester contre les arrestations généralisées d'enseignants. Cependant, il s’est révélé que les arrestations du Kurdistan n’étaient que le début d’une vague répressive qui s’est étendue le lendemain à tout le pays.

Parmi les revendications de protestataires, la libération immédiate des enseignants détenus, la mise en œuvre du «plan de classement des emplois» adopté par le Parlement iranien, la réduction de l'écart entre les pensions, la gratuité de l'enseignement pour les étudiants et un nombre maximum de 16 élèves par classe.

Avant les manifestations, les forces de sécurité ont tenté d’intimider les enseignants pour les dissuader d’y participer, et de nombreuses arrestations préventives ont été menées. Les rassemblements eux-mêmes ont été lourdement réprimés. À Téhéran, les forces de sécurité ont empêché les manifestants de se rassembler près du parlement. À Saqqez et Sanandaj, de nombreux agents de sécurité en civil ont été déployés. Le 17, le site HRANA a publié une liste de 51 enseignants arrêtés dont il a pu vérifier l’identité (->). Elle fait notamment état de 21 arrestations rien qu’à Saqqez, 3 arrestations dans chacune des villes de Mariwan, Divandarreh et Sanandaj, ainsi qu’une à Delfan, au Lorestan. Le 18, dix enseignants emprisonnés durant les manifestations sont entrés en grève de la faim à Saqqez pour protester contre leur détention. Le 20, les forces de sécurité ont arrêté le syndicaliste enseignant Reza Tahmasbi sans montrer de mandat et l’ont mis au secret (HRANA).

Le 21, l’Institut kurde de Washington (WKI) a publié une liste d’activistes et enseignants kurdes arrêtés à Saqqez, Urmia, Sanandaj (Sena) et Kermanshah pour avoir manifesté contre la détérioration de leurs conditions de vie. Leur nombre se compte par dizaines, parmi lesquels Arshak Gonbadi à Ouroumieh, Yousif Farjan, Ramazan Farjam et Farzad Hajizadeh à Mako, et Mohammed Muradi à Sanandaj. Nombre d’enseignants arrêtés ont entamé une grève de la faim. Par ailleurs, le régime a menacé d'arrestations ceux qui posteraient des textes critiques sur les médias sociaux.

Au 23, HRANA a publié un bilan d’au moins 230 arrestations d’enseignants depuis début mai, plus 23 convoqués par les autorités, avec la liste de ceux dont il a pu confirmer l’identité (->). Par ailleurs, l’organisation a publié des informations sur la situation de Zahra Mohammadi, cette jeune enseignante de kurde de l’association Nojîn purgeant une peine de 5 ans à la prison de Sanandaj pour avoir «organisé des personnes pour perturber la sécurité nationale». Selon HRANA, malgré ses problèmes d’intestins, Mohammadi, incarcérée dans l’aile des condamnées pour crimes violents, se voit toujours refuser soins adéquats et libération pour raisons médicales.

Par ailleurs, le système judiciaire iranien continue à se signaler par des condamnations à mort et des peines inhumaines. Selon l'ONG Iran Human Rights (IHR), basée en Norvège, la justice a exécuté le 6 au matin par pendaison dans la prison de Zahedan 12 détenus appartenant tous à la communauté baloutche, 11 hommes et une femme. Celle-ci avait été condamnée pour le meurtre de son mari. Six des hommes étaient mêlés au trafic de drogue, 5 autres aussi condamnés pour meurtre. Selon IHR, les prisonniers baloutches ont représenté 21% des exécutions de 2021, alors qu'ils ne représentent que 2 à 6% de la population. Toutes les ONG d’opposants font un constat similaire pour l’ensemble des minorités ethniques en Iran, qu’il s’agisse des Baloutches, des Kurdes ou des Arabes. Pour Amnesty International, «La peine de mort a été utilisée de façon disproportionnée contre des membres de minorités ethniques accusés d'infractions formulées en termes vagues, telles que l’‘inimitié à l'égard de Dieu». Par ailleurs, IHR estime la hausse du nombre d’exécutions en 2021 à 25% par rapport à 2020 (AFP). Selon HRANA, deux autres prisonniers ont été exécutés le 8 dans les prisons d'Ilam et de Khalkhal et, le 9 dans celles d’Amol et de Kermanshah, 2 autres détenus ont été pendus pour meurtre. Aucune de ces exécutions n’a été annoncée officiellement, comme la majorité de celles menées dans le pays. Le 13, HRANA a rapporté de nouvelles exécutions à Kermanshah, Gorgan and Shiraz, un total de 9 pendaisons allant du 6 au 12, dont un Baloutche pendu à Gorgan le 12 à Shiraz pour un délit lié à la drogue. Enfin, le 20, le prisonnier politique Firooz Musaloo a été exécuté dans la prison d’Ouroumieh. Il avait été condamné à mort pour «inimitié avec Dieu» (Moharebeh) et «appartenance à un parti politique anti-régime» (HRANA).

Le 8, le KHRN (Kurdish Human Rights Network) a rapporté le transfert de 8 prisonniers de Téhéran vers une autre prison en pévision de l’amputation de leurs doigts. Le KHRN avait précédemment rapporté le transfert de 3 détenus d’Ouroumieh vers Téhéran pour subir cette peine, à laquelle étaient aussi condamnés 5 autres personnes. D’après les messages circulant sur les réseaux sociaux, 1 prisonnier en provenance de la prison de Kermanshah transféré à Evin, près de Téhéran, aurait déjà subi la peine. Dans des interviews accordées au KHRN, les familles de certains des prisonniers ont demandé l'intervention immédiate des organisations internationales de défense des droits humains et du Conseil des droits de l'homme des Nations unies pour empêcher les amputations (KHRN).

Dans un communiqué conjoint, le centre Abdorrahman Boroumand (ABC), basé à Washington, qui milite pour les droits humains en Iran et le KHRN se disent «particulièrement inquiets par des informations crédibles selon lesquelles un appareil récemment installé dans une chambre de la clinique de la prison d'Evin à Téhéran a servi à exécuter au moins une amputation ces derniers jours» (AFP). Les images d’une machine à lame rotative sont apparues depuis quelques semaines sur les réseaux sociaux. Le 22, le bureau des droits de l'homme des Nations unies (OHCHR) a publié un communiqué exhortant l'Iran à renoncer à exécuter cette peine. Selon la porte-parole du bureau, Ravina Shamdasani, une première tentative de transfert des hommes a eu lieu le 11 juin, mais a été interrompue en raison de la résistance des autres prisonniers (UN News). L’Iran est signataire du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) qui interdit toute «torture» ou les «peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants» (article 7) comme l’amputation, mais le Code pénal iranien, basé sur la charia (loi islamique), prévoit l’amputation pour des crimes comme les vols avec récidive. L'ABC indique avoir recensé au moins 356 condamnations à des amputations depuis la Révolution islamique en 1979, mais souligne que le total est probablement bien plus élevé (AFP).

Il faut également mentionner d’autres arrestations et condamnations au Kurdistan en début de mois, notamment à Kamyaran, Sadiq Mosabah (Bokan) et Majeed Karimi (Sanandaj). Plusieurs Kurdes kakaï ont aussi été arrêtés à Sahneh (WKI). Le 27, 4 citoyens d’Oshnavieh ont été arrêtés sans mandat et mis au secret. Le lendemain, la Cour d’appel a confirmé une condamnation à 5 ans de prison infligée à Mohammad-Khaled Hamzehpour, un habitant d'Oshnavieh, en même temps qu’à 4 autres personnes, pour «appartenance à un groupe anti-régime» (HRANA).

Par ailleurs, 8 défenseurs de l’environnement membres de la Persian Wildlife Heritage Foundation arrêtés en 2018 et accusés d’espionnage sont toujours emprisonnés. Un membre du groupe, Kavus Seyed-Emami, est mort en détention dans des circonstances suspectes peu de temps après l’arrestation. Le 3 juin, plus de 50 écologistes ont rédigé une lettre ouverte aux autorités iraniennes demandant leur libération. Parmi les signataires figure la célèbre anthropologue britannique Jane Goodall. Le responsable du Programme des Nations unies pour l'environnement, Inger Andersen, a lancé un appel distinct en faveur de la libération des écologistes le 4 (Farda).

La situation dans les prisons demeure marquée par l’injustice, les violations des règles pénitentiaires et la précarité, notamment pour les détenus souffrant de problèmes de santé, qui se voient fréquemment refuser des soins. Ainsi Kamal Sharifi, dans sa 14e année de détention sur les 30 qu’il doit accomplir à la prison de Minab, envoyé à l’hôpital après une crise cardiaque, a été renvoyé en prison avant la fin de son traitement. Pouvant à peine marcher, il est gardé dans l’aile des prisonniers violents. Sharifi a été condamné en 1998 pour son soutien au PDKI (HRANA).

Le 22, le prisonnier politique kurde Keyvan Rashozadeh, en grève de la faim dans la prison d’Ouroumieh depuis le 13, a été mis à l’isolement. Devant le refus des autorités de lui accorder la liberté provisoire, Rashozadeh avait débuté sa protestation en refusant même de boire et en se cousant les lèvres. Arrêté avec 4 autres personnes en octobre 2019 et mis au secret sans contact avec sa famille pour interrogatoire, il avait ensuite été condamné à 7 ans et demi de prison pour appartenance au Komala (KHRA).

Le 25, Saada Khedirzadeh, une prisonnière kurde qui venait d’accoucher par césarienne a été renvoyée en cellule dans la prison d’Ouroumieh avant la fin de sa convalescence. Khedirzadeh a été arrêtée à Piranshahr en octobre 2021. Souffrant à la fois des reins, du cœur et des disques lombaires, elle est demeurée 11 jours en grève de la faim en début de mois pour protester contre l’absence de soins. Elle a interrompu celle-ci lorsqu’on lui a promis la liberté conditionnelle, mais jusqu’à présent le tribunal de Mahabad la lui a refusée…

Enfin, l’Iran semble poursuivre ses activités terroristes à l’étranger. Le 6 juin, Akbar Safar Almas, un membre d’une organisation kurde en exil, a été blessé par une bombe à Erbil. Bien que l’attentat n’ait pas été revendiqué, le régime iranien demeure le principal suspect en raison de son passé d'assassinat de dissidents au Kurdistan irakien.

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OTAN: INQUIÉTUDES DES KURDES APRÈS L’ACCORD D’ADHÉSION

Le 28 juin, le président turc a levé le veto à l'entrée dans l'Otan de la Suède et de la Finlande qu’il maintenait depuis la mi-mai. Le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg, a déclaré devant la presse être «ravi» d’un accord répondant «aux inquiétudes de la Turquie sur les exportations d'armes et sur la lutte contre le terrorisme», et dans un communiqué publié par la Maison Blanche, le président américain Joe Biden a «félicité la Turquie, la Finlande et la Suède» pour la signature de cet accord (AFP).

La Turquie bloquait depuis des mois l’adhésion à l’Alliance atlantique des deux pays nordiques, qu’elle accusait d’abriter des militants du PKK ainsi que des partisans du prédicateur Fethullah Gülen, désigné par le Président turc comme l’inspirateur du coup d’état manqué de juillet 2016. Par ailleurs, l’Homme Fort d’Ankara utilisait la question de l’adhésion comme moyen de pression pour obtenir la levée des blocages d'exportations d'armes décidés à son encontre par Stockholm après l'intervention militaire turque dans le nord de la Syrie en octobre 2019. Dans un communiqué, la présidence turque a indiqué: «La Turquie a obtenu ce qu'elle voulait». Il semble bien que, du côté de Washington, Ankara doive encore négocier pour espérer obtenir quelques concessions sur les avions F-16, dont Washington a suspendu la vente après l’achat par la Turquie du système de défense russe S-400… Ce qu’a surtout obtenu Ankara, selon toute vraisemblance, ce sont des concessions de la Finlande – et surtout de la Suède – sur les Kurdes. Et peut-être, au-delà de ces 2 pays, de l’Europe?

Les deux points les plus inquiétants sont les relations de l’Europe avec le Rojava et les extraditions d’exilés kurdes. Sur ce second point, Ankara n’a pas perdu de temps: dès le lendemain de l’accord, la Turquie a demandé à la Suède et à la Finlande, l’extradition de 33 personnes, dont 17 militants kurdes (6 en Finlande et 11 en Suède). S’ils sont effectivement extradés, leur sort est clair: ils seront jugés pour terrorisme (France Info). Vu la manière dont est défini le terrorisme en Turquie, et après des condamnations à perpétuité sur des dossiers vides comme celle d’Osman Kavala ou de Pınar Selek, il y a véritablement de quoi s’inquiéter. C’est surtout en Suède, qui compte au moins 100.000 réfugiés kurdes et 8 députés d’origine kurde que l’inquiétude est sensible.

Sur le point des relations avec le Rojava, il y a aussi de quoi être très amer. Les combattants kurdes des PYD, constituant l’épine dorsale des Forces démocratiques syriennes (FDS) kurdo-arabes, ont servi et servent toujours de troupes au sol à la Coalition anti-Daech, une déclinaison de l’OTAN dirigée par les États-Unis et où sont présents la plupart des pays occidentaux. Ils y ont laissé 11.000 morts et jusqu’à 20.000 blessés, maintenant infirmes. Pour l’instant, ni les États-Unis ni d’ailleurs leur adversaire russe ne semblent vouloir cette fois laisser le champ libre à l’armée turque pour les attaquer une nouvelle fois. Mais la position des PYD, et plus largement, du Rojava et de l’expérience autogestionnaire de l’Administration Autonome du Nord-Est Syrien (AANES), devient encore plus précaire, entre la volonté de Damas au Sud de reprendre le contrôle total de ses territoires et l’hostilité implacable du voisin turc au Nord. Les combattants du Rojava semblent plus que jamais assis sur un siège éjectable…

Sur la question des extraditions, la question est également de savoir quel sera l’impact à moyen terme des concessions faites à M. Erdoğan. Se contentera-t-il d’une victoire symbolique vis-à-vis de son opinion intérieure?

Pour conclure l’accord d’adhésion, il fallait trouver un compromis qui permette à Erdoğan d’engranger la victoire diplomatique dont il avait besoin vis-à-vis de son opinion, sans pour autant mettre en danger les droits humains en Suède et en Finlande… Diplomates et responsables de l’OTAN ont travaillé dur pour aboutir à l’accord tripartite (Turquie-Suède-Finlande) en 10 points publié juste avant l’annonce de l’accord d’adhésion, et qui prétend à cette fonction. Le point 8 est le plus sensible: la Suède et la Finlande s’y engagent «à traiter rapidement et de manière approfondie les demandes d'expulsion ou d'extradition de suspects de terrorisme en attente de la part de la Turquie». La formulation est vague, ce qui est à double tranchant. Elle peut être interprétée comme permettant à la justice de continuer à fonctionner de manière indépendante, mais le fait justement qu’elle puisse être interprétée signifie qu’un nouveau gouvernement suédois, par exemple, pourrait en modifier l’impact. Les Kurdes de Suède ne sont pas les seuls à s’inquiéter des conséquences à long terme de l’accord. Les partis de la gauche suédoise eux aussi ont exprimé leur inquiétude.

«C'est un jour noir dans l'histoire politique suédoise», a déclaré Amineh Kakabaveh, députée suédoise de gauche indépendante et ancienne peshmerga kurde en Iran: «Nous négocions avec un régime qui ne respecte ni la liberté d'expression ni les droits des groupes minoritaires», a-t-elle ajouté à la chaîne de télévision SVT Nyheter. Elle a déclaré par ailleurs qu'elle espérait que le Parti de gauche et les Verts se joindraient à elle pour faire pression sur le gouvernement suédois concernant ses concessions à la Turquie: «Il ne s'agit pas seulement des Kurdes, il s'agit pour la Suède de ne pas s'incliner devant un régime comme celui d'Erdoğan», a-t-elle déclaré (Politico).

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MIGRANTS: LA POLITIQUE À DEUX VITESSES DE L’UNION EUROPÉENNE ET DU ROYAUME-UNI

On se rappelle l’odyssée de Behrouz Boochani, ce journaliste kurde d’Iran qui a reçu en 2019 un prix littéraire pour son livre No Friend But The Mountains. Après être arrivé par bateau en 2013 dans les eaux australiennes, il avait été intercepté avant de pouvoir poser le pied sur le sol australien et envoyé dans un centre d'immigration offshore australien situé sur l’Île de Manus, de l’autre côté de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, bien au Nord de celle-ci. Il y était resté 6 ans dans des conditions de vie effroyables avant d’obtenir grâce à son livre, écrit sur son téléphone portable et envoyé paragraphe par paragraphe à un ami par texto, le statut de réfugié en Nouvelle-Zélande.

La politique mise en place par Canberra visait à dissuader les clandestins d'arriver par bateau en Australie. Ceux qui y parvenaient étaient envoyés dans des centres de rétention à Manus ou dans le petit État de Nauru, plus à l'est. Une fois sur place, un numéro d'identification leur était attribué et ils se voyaient signifier l’interdiction de s'installer de manière permanente en Australie. Nick McKim, un sénateur des Verts Australiens qui a visité Manus à cinq reprises avant de s'en voir finalement refuser l'entrée, est direct à propos de cette pratique: «Je n'hésite pas à qualifier de torture ce qui s'est passé dans ces camps». Selon lui, les autorités «n'auraient jamais pu se permettre de telles conditions si ces camps avaient été en Australie».

Après des années de cette politique, qui s’est soldée par 14 décès de détenus, une série de tentatives de suicide dont certaines de jeunes migrants âgés d'à peine cinq et au moins six saisines de la Cour pénale internationale, le dispositif australien a été démantelé. Le mois dernier, une centaine de personnes restaient détenues à Nauru. Pourtant, la Grande-Bretagne vient de reprendre ce concept. Après avoir demandé conseil à une série de stratèges politiques australiens, le Premier ministre britannique Boris Johnson a mis en place un projet visant à envoyer les demandeurs d'asile au Rwanda, à plus de 6.000 kilomètres de Londres. Johnson a repris les arguments de Canberra selon lesquels cette pratique permettrait de «dissuader les migrants».

Boochani n’a pas manqué de réagir: depuis la Nouvelle-Zélande, il a appelé les Britanniques à lutter contre ce projet visant à «copier les politiques d'asile extrêmement déshumanisantes de l'Australie», des politiques qui, selon un autre migrant soudanais, n’ont «rien donné». Les chiffres montrent effectivement que le nombre d’arrivées par bateau n’a cessé d’augmenter durant l’application de ces mesures de déportation: dissuasion nulle, donc.

Un autre migrant kurde, Barham Hama Ali, quant à lui venu d’Irak, devait être parmi les premiers à être renvoyé de Londres vers Kigali le 14 juin. Il a raconté à l’AFP avoir été transféré peu de temps après son arrivée le 23 mai vers un centre de rétention près de l’aéroport de Heathrow, où il a reçu un «billet pour le Rwanda». Le 14, il a été emmené vers une base militaire: «Nous étions sept migrants, chacun de nous était escorté par quatre gardes. Ils nous ont mis dans l'avion de force», raconte-t-il. «[...] A part moi, il y avait un autre Kurde de Suleimaniyeh, deux Kurdes d'Iran, un Iranien, un Vietnamien et un Albanais»…

Mais l’avion, spécialement affrété, ne décollera pas: la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) bloque les expulsions quelques heures à peine avant l’heure de décollage prévue, laissant l'appareil cloué au sol. Ali est ramené au centre de rétention… La CEDH a estimé que la justice britannique devait examiner dans le détail la légalité du dispositif, ce qui devrait se faire en juillet. Le gouvernement britannique s'est dit déterminé à poursuivre sa stratégie.

D’autres migrants venus du Kurdistan sont aussi confrontés à ces pratiques inhumaines et illégales de refoulement. Alors que les réfugiés ukrainiens obtiennent immédiatement un permis de séjour provisoire, le sort des migrants extra-européens toujours bloqués à la frontière entre Belarus et Pologne est largement passé sous les radars. Pourtant, Human Rights Watch continue à alerter sur leur situation: «Les refoulements illégaux de migrants vers la Biélorussie et les mauvais traitements qu'ils y subissent ensuite contrastent fortement avec la politique de la porte ouverte de la Pologne aux personnes fuyant la guerre en Ukraine», publiait l’ONG le 7 juin.

Plusieurs témoignages confirment ces pratiques: «Quand les gardes-frontières [polonais] sont venus, nous avons demandé l'asile et nous leur avons montré des papiers où nous avions écrit ‘asile’ en polonais et en anglais», expliquait un Kurde d’Irak de 23 ans. «Ils nous ont dit : ‘Vous n'avez pas besoin de ces papiers’ et les ont jetés». À deux reprises, [témoignent des migrants], des gardes-frontières polonais les ont frappés à coups de matraque ou de pied et les ont bousculés avant de les forcer à retourner côté biélorusse… Un migrant gay iranien craignant pour sa vie s’il était renvoyé dans son pays s’est vu refuser les formulaires de demande d’asile, et lorsqu’il a refusé de signer le document d’accord pour son refoulement vers la Biélorussie, il a été frappé et rejeté de l’autre côté des barbelés. Certains témoignent que, même lorsqu’ils avaient pu obtenir des papiers de demande d’asile de volontaires polonais, les gardes-frontières pouvaient les confisquer avant de les expulser tout de même. Selon un autre témoin, lorsqu’il a demandé qu’on lui rende son passeport, il a été frappé à coups de matraque. Enfin, certains témoignages font état de comportements similaires de gardes lithuaniens. Par ailleurs, des accusations de viol ont été portées contre des gardes-frontières biélorusses…

Alors que les volontaires polonais travaillant à la frontière entre la Pologne et l'Ukraine sont qualifiés de «héros», au moins cinq militants ont été poursuivis pour avoir apporté une aide humanitaire aux migrants et demandeurs d'asile en détresse originaires du Moyen-Orient, d'Asie et d'Afrique à la frontière polonaise avec le Belarus. Ils risquent jusqu’à huit ans de prison pour «organisation d’immigration clandestine».

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