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Bulletin N° 446 | Mai 2022

 

ROJAVA: MENACE TURQUE D’UNE NOUVELLE INVASION

Le 13 mai, le commandant des Forces démocratiques syriennes (FDS), Mazloum Abdi, a accueilli avec satisfaction l’annonce faite la veille au soir par le Trésor américain de la levée des sanctions sur les territoires syriens contrôlés par l’Administration autonome (AANES, Administration Autonome du Nord-Est Syrien). La demande en avait été faite depuis des mois. Les activités relevant de 12 secteurs différents sont maintenant autorisées dans ces zones non tenues par le régime syrien, notamment dans les domaines de l’énergie et de la santé.

À l’inverse, le président turc, furieux, a prévenu qu’il ne pouvait «accepter que les États-Unis lèvent les sanctions dans les régions syriennes tenues par les YPG». M. Erdoğan venait à peine d’annoncer le 3 son projet baptisé «Retour volontaire» selon lequel un million de réfugiés syriens se trouvant actuellement en Turquie pourraient regagner «volontairement» leur pays… La Turquie se propose de faire construire à cet effet par ses «associations humanitaires» des centres d’hébergement dans 13 zones différentes du Nord syrien. Ces déclarations ont coïncidé avec la visite à l’Ouest d’Alep du ministre turc de l'Intérieur, Süleyman Soylu qui, accompagné de plusieurs organisations humanitaires turques, a justement inauguré une telle implantation…

Le site pro-AKP Sabah a indiqué dans un rapport publié le 5 que le projet vise à établir des complexes résidentiels dans les zones d'Azaz, de Jarablus et d'al-Bab dans les campagnes du nord et du nord-est d'Alep ainsi que dans les zones de Tell Abyad et de Ras al-Ain dans les campagnes de Hasakah et de Raqqa, toutes contrôlées par l'Armée syrienne libre (ASL), alliée de la Turquie (Al-Monitor).

En fait, vu les pressions actuellement exercées par le pouvoir turc à l’égard des réfugiés syriens, les retours pourraient être tout sauf volontaires. Et la situation littéralement apocalyptique des zones syriennes actuellement sous contrôle turc donne des raisons de s’inquiéter, si celles-ci doivent servir de modèle au projet de M. Erdoğan… Par ailleurs, l’idée ne séduit guère les principaux intéressés. L’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH) indique que, selon ses sources, «la plupart des réfugiés syriens en Turquie et des résidents de la région Nord de la Syrie, personnes déplacées comme habitants autochtones, expriment leur rejet du projet turc». Une des personnes interrogées au Nord d’Idlib a expliqué: «Renvoyer un million de réfugiés dans le nord de la Syrie conduira à une véritable catastrophe humanitaire qui touchera toute la région […], car [elle] est déjà surpeuplée et n'a pas la capacité d'accueillir ce grand nombre de réfugiés». D’autres, installés depuis des années en Turquie, où ils ont trouvé un travail leur permettant de renvoyer de l’argent à leur famille demeurée en Syrie, craignent qu’un retour imposé ne détruise leur fragile équilibre financier. La plupart rejettent l’idée de «rentrer» dans des installations rudimentaires établies ailleurs que dans leur province d’origine, échangeant ainsi leur situation de réfugié contre celle de déplacé…

Des dizaines d'organisations de défense des droits humains et plusieurs partis kurdes ont aussi dénoncé le projet. Le PYD, qui domine l’AANES, a indiqué «[appeler] le peuple syrien à retourner dans ses régions d'origine et dans ses propriétés et non dans les colonies établies par l'occupation turque ou celles qui ont été établies sous les auspices d'associations [de Frères musulmans]» (WKI). Le 15, des centaines d’habitants sous occupation ont courageusement manifesté contre le projet et dénoncé comme «traîtresse» la «Coalition de l'opposition syrienne» qui le soutient (OSDH).

Un dirigeant de l'opposition syrienne a d’ailleurs déclaré à Al-Monitor sous couvert d'anonymat : «Nous craignons que ce plan ne soit irréfléchi et n'aboutisse à des résultats contre-productifs dans les régions du nord de la Syrie qui sont surpeuplées après l'afflux d'un grand nombre de personnes déplacées de toutes les régions de Syrie. La question qui se pose dans ce contexte est la suivante : que se passerait-il si la Turquie faisait entrer un million de réfugiés ? Cela exacerberait certainement le problème […]».

Une réfugiée interviewée par l’OSDH relève que les terres des futures implantations «n'appartiennent pas aux réfugiés, […] mais à d'autres personnes. Par conséquent, ce retour contribuera grandement à modifier la démographie de la région du nord de la Syrie». Derrière le vernis humanitaire, c’est sans doute là qu’il faut chercher l’une des principales motivations d’Erdoğan. Confronté à une crise économique en Turquie, il fait d’une pierre deux coups: chasser les réfugiés qui entament sa popularité et rendre les Kurdes minoritaires dans le Nord Syrien. On retrouve là la logique qui a présidé à la «reconstruction» du Diyarbakir médiéval, le quartier de Sur – ou plutôt à sa transformation en sinistre casernement.

À Sur, le terrain avait été si l’on peut dire «préparé» par l’armée, qui avait totalement rasé les zones concernées. Qu’à cela ne tienne, M. Erdoğan a complété le 23 son projet «humanitaire» par la menace d’une nouvelle intervention militaire turque en Syrie qui pourrait permettre de «dégager le terrain». il s’agit clairement de «réinstaller un million de réfugiés syriens sur des terres kurdes occupées par l'armée turque».

Le président turc a déclaré que la nouvelle opération visait à compléter la «zone de sécurité» de 30 km de profondeur planifiée il y a plusieurs années, et qu’elle débuterait dès que l'armée aurait terminé ses préparatifs. La zone visée s’étend sur 458 km entre Qamishli et Afrin, ce qui implique de s’emparer de la ville, hautement symbolique pour les Kurdes, de Kobanê (Le Monde). À un an d’une élection présidentielle qui s’annonce sous un jour très défavorable pour lui, M. Erdoğan vise aussi très clairement avec cette opération à raviver en sa faveur le sentiment nationaliste chez l’électorat turc…

En réponse, Ilham Ahmed, présidente du Comité exécutif du Conseil démocratique syrien (CDS), bras politique des FDS, a twitté que «l'attaque turque contre la région multiculturelle de Tall Tamr qui est habitée par des Kurdes, des Arabes et des Assyriens est une continuation de l'approche génocidaire contre notre peuple. Ces attaques doivent être stoppées, en particulier par les États qui ont garanti l'accord de cessez-le-feu» (Rûdaw). Pour les responsables et commandants kurdes, Ankara ne cesse de violer les accords de cessez-le-feu de 2019 sans que les Russes et les Américains, leurs soi-disant garants, ne réagissent…

Le lendemain de l’annonce turque, Washington, se déclarant «profondément préoccupé», a mis en garde Ankara contre toute nouvelle offensive en Syrie qui mettrait en danger les quelque 900 soldats américains toujours présents sur place pour combattre Daech. Le président turc n’a pas tardé à réagir: «On ne peut pas lutter contre le terrorisme en attendant la permission de qui que ce soit», a-t-il déclaré, ajoutant: «Si les États-Unis ne font pas leur devoir dans la lutte contre le terrorisme […], nous nous en occuperons nous-mêmes» (AFP). Le 29, il a renouvelé ses menaces: «Nous leur tomberons dessus soudainement une nuit», avant d’affirmer à Vladimir Poutine le lendemain au téléphone qu’établir, comme prévu dans l’accord turco-russe de 2019, une «zone nettoyée des terroristes» tout au long de la frontière était «impératif» (AFP). En fin de mois, le Rojava était en alerte maximale face à la perspective d’une nouvelle invasion turque.

Tout le mois, l’armée turque et ses supplétifs ont poursuivi et même notablement accru leur harcèlement des territoires administrés par l’AANES, alors qu’en avril, selon les FDS, elles avaient déjà mené plus de 600 attaques… Dès le début du mois, elles ont lourdement bombardé le Nord de la province d’Alep, envoyant sur Tell Rifaat le 2 plus de 100 roquettes. Les affrontements se sont poursuivis les jours suivants, avec une tentative d’infiltration kurde contre des positions de l’«Armée nationale» et la mort d’un soldat turc dans une attaque sur son véhicule. Le 7, les bombardements turcs ont blessé 2 soldats du régime, déployés dans la zone en alternance avec les FDS.

À l’autre extrémité de la zone frontalière, dans la province d’Hassakeh, les roquettes turques ont blessé 2 combattants du Conseil militaire de Tell Tamr, où le 5, après 72 h de calme relatif, les Turcs ont bombardé à l’artillerie lourde des cibles civiles, sans faire de pertes. Le 7, plusieurs villages assyriens ont reçu des roquettes, toujours sans pertes. Le 10, l’autoroute M4 et les environs de Raqqa, d’Hassaké et d’Aïn-Issa ont subi de nouveaux bombardements. Le 11, deux drones turcs ont successivement frappé un véhicule près de Kobanê, tuant un civil, et une maison dans la ville quelques minutes plus tard. D’autres frappes d’artillerie ont visé les soldats du régime près de la ville le 13. La même séquence d’événements s’est quasiment reproduite le 22, un piéton étant cette fois visé avant une frappe en ville.

À Manbij, un sniper turc a tué un jeune homme le 3 tandis que les combattants kurdes annonçaient avoir abattu un drone turc. Le 13 au matin, l’OSDH a rapporté de violents échanges d’artillerie de plusieurs heures opposant le Conseil militaire de Manbij, soutenu par l’armée syrienne, aux forces turques et à leurs supplétifs syriens. Quatre soldats turcs ainsi qu’une petite fille ont été blessés par des tirs syriens près de Jerablous, tandis que les tirs turcs provoquaient des incendies dans des champs et blessaient une femme et un enfant près de Manbij.

Le 15, l’OSDH a rapporté une «escalade militaire dramatique» de la part des forces turques et de l’«Armée nationale», qui s’est poursuivie jusqu’à la fin du mois, avec de violents bombardements dans les provinces d’Alep, Raqqa et Hassaké. Des centaines d'obus d'artillerie lourde et de roquettes lancés en 72 heures sur plus de 50 villages et villes ont causé d’importantes destructions aux biens civils dans les zones visées, notamment près de l’autoroute M4. Le 16, les villages de la région de Shahba ont reçu une cinquantaine de roquettes. Le 20, les Turcs ont de nouveau bombardé les villages aux alentours de Tall Tamr. Le 21, après plusieurs jours d’échanges d’artillerie, plus de 20 roquettes et obus d'artillerie, tirés depuis Azaz, ont touché des positions kurdes et du régime dans la campagne d'Afrin. Le 22, un drone turc a attaqué un point de contrôle des FDS près d’Aïn-Issa, blessant un combattant. Le 24, l’OSDH a estimé que depuis le début du mois, les attaques turques avaient visé 57 villages, frappés de centaines de roquettes ou d’obus d’artillerie, avec des frappes quasiment quotidiennes sur des dizaines de villages. Le 25, l’ONG rapportait de nouvelles frappes avec plus de 150 obus ou roquettes sur 4 villages d’Alep, avec seulement des dégâts matériels…

Le 28, un drone turc a survolé Tall Tamr tandis que l’artillerie intensifiait ses frappes sur la zone. Des dizaines d’obus se sont abattus dans le centre d’Abu Rasin, incendiant notamment une maison et provoquant des dégâts matériels. Plusieurs habitants de villages assyriens proches ont dû fuir et un membre des FDS a été blessé. Le même jour, l’armée turque a de nouveau bombardé des villages proches de Kobanê, tandis que des drones survolaient la région. Le 30 enfin, une frappe de drone turc à l’est de Qamishli a tué 5 combattants et blessé 3 civils.

Un autre bras de fer s’est tenu entre militaires turcs et habitants de Tadif, près de Al-Bab. Après 12 jours continus de «sit-in» face aux soldats, les villageois ont réussi à empêcher les soldats de creuser une tranchée séparant les zones sous contrôle turc de celles tenues par le régime, qui aurait coupé leur village en deux… Les militaires turcs ont évacué leurs bulldozers, mais pour combien de temps?

À la frontière, les Jandarma turcs se signalent toujours par leurs exactions contre les Syriens cherchant à fuir la guerre. Depuis le début 2022, ils ont déjà tué 12 personnes, dont 3 enfants, et en ont blessé 20 autres. Le 12, ils ont abattu un jeune homme à Aïn-Diwar, au nord d’Hassaké. Le 24, ils ont tiré sur des bergers dans la même zone et abattu plusieurs moutons.

La Turquie poursuit aussi sa «Guerre de l’eau» contre les Kurdes de Syrie, avec des conséquences humanitaires de plus en plus graves (https://www.syriahr.com/en/251969/). La baisse du niveau de l’Euphrate menace l’irrigation des cultures d'été, notamment les légumes et le coton, particulièrement à Deir Ezzor. Un responsable local a indiqué à l’OSDH que 4 stations d’eau avaient été mises hors service et a appelé l’ONU et les organisations humanitaires à «mettre fin aux violations commises par la Turquie, qui a délibérément bloqué l'écoulement de la part d'eau de la Syrie dans l'Euphrate». L’accord syro-turc de 1987, selon lequel la Syrie doit recevoir 500 m3/s, n’est pas respecté, puisque le débit est tombé en-dessous de 400. Selon le Département de l'agriculture de l’AANES, dans les régions d’Hassaké et Raqqa, les agriculteurs locaux, qui fournissent à la Syrie plus de 90 % de son pain, ont d’ores et déjà perdu 80% de leur récolte. La baisse du niveau accroît la pollution de l’eau restante, et dans la retenue du barrage de Tishrin, plus de 5 m depuis décembre, provoque des pénuries d’électricité. Si elle se poursuit, les turbines s’arrêteront complètement, privant toute la région d’énergie.

La rétention d’eau par la Turquie est d’autant plus dommageable qu’elle coïncide avec la sécheresse et l’aggravation de la situation climatique dans tout le Moyen Orient, comme le montre la tempête de sable qui a tué en milieu de mois au moins 7 personnes déplacées dans le camp d’Abu Khashab (Deir Ezzor), dont une femme et 2 enfants.

À Afrin, la situation des droits humains est toujours aussi catastrophique, les occupants poursuivant enlèvements contre rançon, vols, abattages d’arbres fruitiers et d’oliviers, taxes illicites sur toutes sortes d’activités, voire assassinats. Ainsi on a appris en début de mois que le 30 avril, des membres d’Al-Jabha Al-Shamiyyah stationnés à un point de contrôle avaient abattu un jeune berger gardant des moutons près de leur position au village d'Arab Wiran. Les soi-disant «Tribunaux de la charia» établis par les factions ne servent qu’à donner une apparence de légalité à leurs spoliations, et les civils qui y sont convoqués sont parfois sévèrement battus. C’est ce qui est arrivé à Jindires à un père et son fils qui avaient déposé plainte contre la faction Nur Al-Din Al-Zanki pour tenter d’obtenir la restitution de leur maison. Dans un autre cas de meurtre à un point de contrôle, cette fois-ci à Bulbul, après que la faction responsable de l’«Armée nationale» a refusé de lui livrer les meurtriers, la tribu du défunt a attaqué la faction responsable avec une centaine de combattants armés.

Les factions continuent aussi à vendre les biens volés aux habitants. Selon l’OSDH, à Afrin, des membres de la «police militaire» pro-turque ont vendu deux maisons du quartier Al-Ashrafiyah pour 2000 US$ chaque, et loué des magasins pour 400 livres turques. Par ailleurs, Ahrar Al-Sharqiyah a installé son QG dans une maison confisquée à un civil.

Les «arrestations» pour «communication avec les forces kurdes» ou «relations avec l’ancienne administration» se poursuivent – simples prétextes à enlèvements contre rançon. Le 11, un civil incarcéré à Afrin pour «participation aux forces d’autodéfense de l’ancienne administration» a été libéré contre 1.000 US$. La veille, une patrouille conjointe de la «police militaire» et du Renseignement turc avait arrêté 2 frères pour le même motif… D’autres «arrestations» de même nature ont pris place jusqu’à la fin du mois, trop nombreuses pour être rapportées ici…

Pour les habitants, le stress des occupants s’augmente de celui provoqué par les attaques visant ceux-ci, qui peuvent faire des victimes collatérales: le 28, une moto piégée a explosé dans Afrin près du QG des forces turques, sur la route de Jendires, blessant 2 personnes, dont un policier.

Les factions djihadistes occupant des territoires pour le compte d’Ankara ont aussi poursuivi leurs pillages archéologiques.  À Afrin, l’«Armée nationale» a passé au bulldozer le site de Be’r Jobana (district de Rajo) à la recherche d’artefacts de valeur, en profitant pour abattre à proximité des dizaines d’oliviers et de chênes. Le site de Bishirak, près de Maabatli, et les vergers proches ont été détruits de la même manière.

Concernant l’organisation djihadiste Daech, après la considérable augmentation des activités de ses cellules dormantes survenue en avril, on a assisté à un certain ralentissement en mai. Cela ne signifie pas pour autant que le problème relève du passé. Les FDS ont mené ce mois-ci plusieurs opérations anti-Daech dans la province de Deir Ezzor et annoncé la capture de 7 djihadistes, dont 2 commandants.

Le 3 mai, 2 Syriens ont échappé à une tentative d’assassinat dans le camp d’Al-Hol, qui demeure soumis à nombre de tentatives d’évasion, d’attaques et de meurtres. En fin de mois, les forces de sécurité d’al-Hol ont découvert dans le camp le corps décapité d’une femme irakienne, le 18e meurtre dans le camp depuis janvier.

Le 23, plusieurs associations françaises, dont l’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch, ont réitéré solennellement leur appel à la France pour qu’elle rapatrie le plus rapidement possible les enfants et leurs mères toujours détenus en Syrie. Les associations signataires ont également demandé à être reçues par le Président français. L’AANES ne cesse depuis des années de demander ce rapatriement… En fin de mois, elle a d’ailleurs remis plusieurs femmes et enfants albanais à une délégation conjointe d’Albanie et du Kossovo.

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TURQUIE: L’INFLATION À PLUS DE 70%, LE POUVOIR RESSERRE SON CONTRÔLE POUR FAIRE TAIRE LES CRITIQUES

Le 5 mai, l'Office turc des statistiques (Tüik) a publié les chiffres de l’inflation pour avril. Avec près de 70% annuels, celle-ci est à son taux le plus élevé depuis février 2002. Et encore s’agit-il du chiffre officiel: le 2, des économistes turcs indépendants en ont calculé un plus de 2 fois supérieur, 156,86% sur un an. Suivant les consignes du président turc, mué en «chef économiste», la Banque centrale turque contribue à cet envol en maintenant son taux directeur à 14% depuis fin 2021, date à laquelle M. Erdoğan l’avait déjà contrainte à le baisser, de ses 19% antérieurs. Résultat, la monnaie, qui avait en 2021 déjà chuté de 44% face au dollar, a encore perdu 11% depuis janvier… (France-24) Le 10, les chiffres du chômage de mars sont tombés: il est monté à 11,5%, contre 11,1 en février, et le 16, la livre turque a perdu 1% contre le dollar en une seule journée, augmentant sa chute à 16% depuis début 2022.

Malgré les propos optimistes d’Erdoğan, qui promet une baisse «après mai», on ne s’attend guère à une amélioration à moyen terme. Istanbul Analytics prévoit que les réserves de la Banque centrale turque vont maintenant commencer à fondre approximativement de 7 à 10 milliards de dollars par mois, même sans intervention monétaire. Alors que la Turquie importe 68% de son énergie, la guerre en Ukraine fait s’envoler le gaz comme le pétrole, poussant vers le haut tous les coûts de production. Par ailleurs, Ankara importe aussi 78% de son blé de ce pays (Reuters).

La population est accablée par les hausses qui s’accumulent de toutes parts: +260% pour la viande, +97% pour l’électricité, +70% pour les loyers, +60% pour le gaz… avec des conséquences sur la popularité du président. Selon le dernier sondage MetroPOLL, daté d’avril et publié le 3, si les élections se tenaient maintenant, l’AKP remporterait seulement 25,2% des voix. Ce taux monte à 32,1% si on répartit les voix des électeurs se déclarant «indécis». Le sondage explore divers cas de figure, avec la conclusion que le maire CHP (Parti républicain du peuple, kémaliste) d’Ankara, Mansur Yavaş, s’il était opposé à Erdoğan, pourrait le battre, mais les voix des Kurdes apparaissent alors décisives à cet égard. Le sondage suivant, fait en mai par Yöneylem et publié le 15, est encore plus sévère: le président sortant serait battu par tout candidat d’opposition, la question posée aux sondés ne spécifiant pas l’identité de celui-ci… (Bianet)

C’est dans ce contexte de déficit de popularité que l’on peut comprendre les gesticulations d’Erdoğan à propos d’une nouvelle invasion du Rojava, du projet de retour dans leur pays des réfugiés syriens, ou encore de  son opposition à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN: tout est bon pour faire vibrer la fibre patriotique des électeurs… et en engranger les bénéfices. Victime de la crise, l’opinion se tourne de plus en plus contre les réfugiés, estimés à 3,7 millions sur le sol turc. Une partie de l’opposition tente maintenant de couper l’herbe sous le pied du président en l’accusant de ne pas en faire assez pour les chasser. Ainsi Kemal Kilicdaroğlu, le chef du CHP, a twitté:  «Les fugitifs continuent d'affluer depuis la frontière. […] Nous en avons assez de vos mensonges». Les malheureux réfugiés syriens sont ainsi rendus responsables des errements économiques du Président.

Autre volet de cette politique de haine, la désignation par le pouvoir d’un ennemi intérieur: comme toujours ce sont les Kurdes et le HDP qui tiennent ce rôle…

Dès le 1er mai, Fête du travail, des centaines de Kurdes ont défié le gouvernement en se rassemblant à Diyarbakir pour un meeting de rue en présence de plusieurs dirigeants du HDP. À Istanbul, une manifestation similaire a été attaquée par la police, qui a arrêté au moins 160 participants. Par ailleurs, en début de mois, l’ancien député HDP Hilal Aksoy a été condamné à un an de prison pour avoir appelé les Kurdes tués par le gouvernement turc «nos martyrs» lors d'un discours prononcé en 2009. Originellement vite classée, l’affaire a été rouverte l’an dernier par un procureur pro-AKP… (WKI)

Le 5, des incidents ont pris place devant le bureau du HDP à Ankara après que 3 membres des Diyarbakir Anneleri («Mères de Diyarbakir») y ont déposé une couronne mortuaire. Il s’agit de familles, largement soutenues par le pouvoir, qui accusent le HDP d’être responsable de la disparition de leurs enfants, «enlevés» pour combattre avec la guérilla: le but est d’accréditer le discours du gouvernement selon lequel HDP et PKK sont une seule et même chose… Après le départ des protestataires, la police, qui les avait guidés et protégés, a bloqué l’accès au local, et lorsque les cadres du HDP ont protesté, les a attaqués. L’un d’eux, l’avocat Yunus Emre Şahan, a dû être brièvement hospitalisé après un coup porté à la tête. Un officier de police a menacé d’abattre de son arme la députée HDP Ayşe Acar-Başaran, qui tentait de faire une déclaration à la presse. La police a de nouveau attaqué les membres du HDP dans l’après-midi. Huit personnes ont été arrêtées au cours de ces incidents et relâchées le lendemain. Les co-porte-parole de la commission des Affaires étrangères du HDP, Feleknas Uca et Hişyar Özsoy, ont dénoncé ces provocations, indiquant s’attendre à ce qu’elles augmentent, comme durant les précédentes périodes pré-électorales. La veille, ils avaient déjà publié une déclaration dénonçant la récente vague d’emprisonnements illégaux prenant prétexte du «procès Kobanê» et visant à criminaliser le HDP pour obtenir son interdiction (Bianet). Ces événements ont provoqué des manifestations par des organisations kurdes et féministes dans plusieurs villes kurdes du pays.

Le même jour, un religieux pro-AKP connu, Ahmet Mahmut Ünlü, aussi connu sous le nom de Cübbeli Ahmet Hoca, a appelé dans une vidéo Youtube à «détruire» le HDP et à priver ses partisans de leur citoyenneté turque. Il a accusé les votants choisissant le HDP de «soutenir le PKK» et, pour faire bonne mesure, le HDP de «travailler pour les juifs»…

Le 8, l’Assemblée des femmes du HDP a une fois de plus dénoncé la cruauté du maintien en cellule de l’ancienne députée Aysel Tuğluk, atteinte de démence et maintenant incapable d’accomplir seule les gestes de la vie quotidienne. Mais un nouveau scandale a suscité l’indignation, lorsque le 12, la députée HDP Gülistan Kılıç-Koçyiğit a dénoncé devant la Commission d’enquête du Parlement sur les droits humains la non libération de la prisonnière kurde Dilan Oynaş, qui avait pourtant purgé sa peine. Après s’être informée, elle a révélé que «quatre autres prisonnières dans la prison de Sincan […], Berrin Sarı, Hanım Yıldırım, Jiyan Ateş et Rojdan Erez, n’ont pas été libérées sur la base d’une décision de la Surveillance exécutive du conseil de la prison». En fait, selon les données obtenues de l’Association des avocats pour la liberté (ÖHD) par Kılıç-Koçyiğit, suite à la promulgation le 1er janvier 2021 d’un nouveau règlement pénitentiaire, en février 2022, au moins 166 prisonniers en fin de peine n’avaient pas été libérés!

Au-delà du HDP, toutes les voix risquant de porter ombrage au pouvoir sont visées. Ainsi le 12 mai 2022, la Cour d'appel suprême a confirmé la peine de prison de 4 ans et 11 mois infligée à Canan Kaftancıoğlu, présidente provinciale du CHP pour Istanbul. La Cour a approuvé trois peines différentes à son encontre pour avoir «insulté un fonctionnaire», «dégradé explicitement la République turque» et «insulté le Président». Ce jugement a un parfum de vengeance: Kaftancıoğlu était à la tête du CHP d’Istanbul lorsqu’il a évincé l'AKP aux élections municipales de 2019… Le HDP a pris position contre cette condamnation – ce qui est loin d’être toujours le cas du CHP lorsque c’est le HDP qui est visé…

Le 19, la police a arrêté 13 membres du HDP et de l'Assemblée des jeunes à Diyarbakir, Urfa et Mardin. À Istanbul, plusieurs participants à rassemblement du HDP contre l'invasion turque du Kurdistan irakien ont aussi été arrêtés. Le pouvoir poursuit aussi sa «guerre contre les morts», comme en témoigne le raid lancé le 24 par la police de Diyarbakir sur le domicile de la mère du combattant de la guérilla Agit Ipek, dont les restes lui avaient été renvoyés par la poste. La semaine précédente, la police avait déjà attaqué les participants aux funérailles de la militante kurde Aysel Doğan, décédée en exil en Allemagne à 69 ans, et dont la dépouille avait été renvoyée en Turquie pour y être inhumée. Plusieurs personnes, et notamment des femmes, ont été arrêtées (WKI).

Face à ces attaques permanentes, le HDP ne se laisse pas intimider et poursuit ses activités avec courage, dénonçant notamment la politique économique aberrante du gouvernement. Le 3, il a publié une déclaration condamnant l’opération militaire menée en Irak contre les Yézidis. Lorsque Erdoğan a lancé ses menaces de nouvelle invasion du Rojava, la co-présidente du HDP, Pervin Buldan, a immédiatement fait connaître l’opposition du parti, ironisant: «Ils se préparent à mener leur campagne électorale avec des tanks» (WKI).

Il faut également mentionner l’usage ignoble de l’appareil judiciaire fait par le pouvoir dans le cas de l’assassinat par un fasciste turc de la jeune militante HDP Deniz Poyraz le 17 juin 2021. Après que le père de la jeune femme assassinée, Abdülillah, a déclaré dans une interview: «Le peuple kurde est sous pression et quelle que soit l'identité opprimée, il faut toujours s'opposer à l'oppression», le gouvernement a lancé fin mai une procédure contre lui pour «propagande pour une organisation terroriste».

À côté des attaques politiques et judiciaires, les discriminations culturelles contre les Kurdes se poursuivent avec toujours plus d’ampleur.

Si le 5, le département des Affaires religieuses a dû face au tollé ajouter le kurmancî et le zazakî aux panneaux explicatifs de la grande mosquée de Diyarbakir, qui comprenaient originellement anglais, turc, arabe et même russe, mais pas ces 2 langues locales, les autorités continuent à interdire régulièrement des concerts en kurde dans tout le pays. Le site Bianet en a fait le bilan et conclu à des dizaines d’interdictions durant les 3 dernières années (https://bianet.org/english/discrimination/262018-dozens-of-kurdish-concerts-plays-banned-in-turkey-in-three-years), précisant que les artistes ont maintenant des difficultés à trouver des lieux pour organiser des événements. Tout au long du mois de mai, des concerts des musiciens Aynur Doğan, Metin-Kemal Kahraman, Apolas Lermi, Niyazi Koyuncu et Burhan Şeşen ont été annulés. Le 16, la municipalité AKP de Derince (Kocaeli) a annulé le concert d’Aynur Doğan, prévu le 20, comme «inapproprié», sans expliquer ce qu’elle entendait là. La chanteuse avait pris position pour les protestations de Gezi. Le 25, le recteur de la Middle East Technical University (METU) à Ankara a annulé l’ensemble des concerts prévus le soir même pour le 34e Festival international, indiquant comme raison la mort de soldats turcs en Irak. À Bursa, le bureau du gouverneur a interdit le 26 le concert du musicien kurde Mem Ararat (prévu le 29) pour des «raisons de sécurité publique». Le concert que la musicienne Melek Mosso devait donner à Isparta dans le cadre du Festival international de la Rose a aussi été interdit. Deux associations avaient fait campagne sur les réseaux sociaux contre des concerts «opposés à la morale et aux croyances de la société».

Par ailleurs, à Istanbul, la barde kurde (dengbêj) Xalîde, l’une des musicienne du Centre culturel Mezopotamya, a été battue par la police à son domicile puis placée en garde à vue. Les forces spéciales ont attaqué son appartement dans le cadre d’une «enquête», ont endommagé un saz et frappé la musicienne à coups de poing.

À l’international, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné le 31 la Turquie pour la mise en détention provisoire en 2017 «sans raisons plausibles» du Président de la branche turque d’Amnesty International, Taner Kiliç. L’arrêt a été rendu à l’unanimité des 7 juges, dont une juge turque. Après une détention provisoire prolongée à plusieurs reprises, Kiliç a été condamné à l’été 2020 à 6 ans et 3 mois de prison pour «appartenance à une organisation terroriste», soi-disant le «FETÖ» guleniste… Après l’arrêt de la CEDH, Amnesty International a immédiatement appelé la Turquie à «annuler la condamnation injuste et sans fondement de Taner Kiliç, qui risque deux ans et demi de prison supplémentaires si sa condamnation est confirmée» (Le Monde).

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IRAK: PERSISTANCE DU BLOCAGE POLITIQUE, NOUVELLES ATTAQUES DE ROQUETTES CONTRE LES INSTALLATIONS PÉTROLIÈRES DU KURDISTAN

L’Irak se trouve toujours sans président ni gouvernement. En effet, les différentes forces politiques représentées au parlement de Bagdad ne sont pas parvenues à trouver un accord, et chacune des principales communautés constituant la population du pays est elle-même divisée.

Le parlement est divisé en trois parties : deux blocs rivaux, auxquels il faut ajouter des députés indépendants. Les blocs sont l'alliance «Salut de la Patrie» (Inqadh al-Watan) et le «Cadre de coordination» pro-iranien. La première alliance, qui aligne 155 députés, comprend les partisans chiites de Moqtada al-Sadr, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’«Alliance pour la souveraineté» sunnite de Mohammad al-Halboussi. En face, le «Cadre de coordination», avec 83 élus, rassemble essentiellement la Coalition pour l'Etat de droit de  l’ancien premier ministre Nouri al-Maliki, l’Alliance Fatah, façade de plusieurs milices des Unités de mobilisation populaire (Hashd al-Shaabi), quelques députés sunnites et l’allié-adversaire historique du PDK, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) (Al-Monitor).

Les 2 partis kurdes – et donc les 2 alliances auxquelles ils appartiennent – s’opposent sur le choix du président irakien, dont la désignation par le parlement est le préalable obligé à la formation d’un nouveau gouvernement. L’UPK soutient le sortant Barham Salih, auquel le PDK, pour la première fois, oppose son propre candidat, Reber Ahmad.

Depuis 2005, le Président, par consensus tacite un Kurde, était choisi après accord entre partis kurdes, et le Premier ministre, un chiite, de même manière après accord entre partis chiites. Le PDK et l’UPK s’étaient partagé les postes, celui de président irakien allant à l’UPK et celui de président de la Région du Kurdistan au PDK. L’opposition UPK-PDK pour la présidence et les divisions intra-chiites ont fait exploser cet accord, et depuis les dernières législatives, aucun des deux camps ne dispose d’assez de députés (il faut les deux-tiers des 329 députés) pour obtenir la désignation de son candidat à la présidence du pays.

Après 3 échecs successifs, Sadr a fini le 31 mars par donner 40 jours – jusqu’au 8 mai – au «Cadre de coordination» pour former un gouvernement. Celui-ci n’y est pas parvenu. Sadr a alors lancé une nouvelle initiative, appelant cette fois les députés indépendants du parlement à tenter de former un gouvernement auquel l’Alliance apporterait son soutien, leur donnant jusqu’au 19 mai pour y parvenir. Là encore, la tentative a échoué, une trentaine d’indépendants venus à la session de désignation du président n’ayant permis d’atteindre que 202 présents. La division intra-chiite, qui semble s’installer dans la durée, 73 «sadristes» d’un côté et environ 60 «pro-iraniens» de l’autre, ne permet pas d’envisager une résolution rapide du blocage. Mais Sadr persiste et signe : alors même que son alliance ne dispose pas au parlement de la majorité nécessaire, il veut un gouvernement de majorité, contrairement aux gouvernements d’union nationale qui ont dirigé le pays depuis 2005. Fin mai, la situation demeurait bloquée…

Les dernières semaines du mois ont cependant permis d’enregistrer quelques avancées au niveau kurde. Le Président de la Région Nechirvan Barzani (PDK) s’est rendu à Suleimaniyeh dans un effort pour rétablir le dialogue avec l’UPK et débloquer la situation à l’égard de la présidence du pays. Il y a rencontré tous les partis, à l’exception de New Generation. Le 25, le PDK et l’UPK ont mis fin à plusieurs mois d’absence de communication en se rencontrant à Erbil. Les deux partis ont ensuite publié une déclaration commune soulignant «l'importance du dialogue» et annoncé de prochaines réunions supplémentaires. La mise en place d’un comité conjoint devant tenter de résoudre les désaccords a aussi été annoncée.

Le 26, la mission des Nations Unies en Irak (UNAMI) a convié à une réunion à huis clos dans ses locaux d’Erbil 6 partis kurdes. Y ont participé Bafel Talabani (UPK), Fazil Mirani (PDK), Ali Bapir (Groupe Justice Kurdistan, islamiste), Salahadin Babakir (Ligue islamique Yekgirtû), Badria Rashid (Nouvelle Génération), Omar Said Ali (Goran), pour discuter notamment du dialogue inter-partis et des prochaines élections au Kurdistan, prévues le 1er octobre prochain (UNAMI).

Parmi les annonces ayant suivi la visite de Nechirvan Barzani à Suleimaniyeh, se trouvait celle de discussions bilatérales pour assurer l’union contre l’arrêt d’inconstitutionnalité rendu par la Cour fédérale irakienne sur la loi pétrolière du Kurdistan. C’est que cette question du pétrole, si le blocage touchant la formation du nouveau gouvernement l’a quelque peu fait sortir des projecteurs, demeure en suspens. Les discussions menées en avril entre une délégation du GRK et le ministère fédéral du pétrole n’ont pas permis d’avancer vers un accord, et début mai, le ministre irakien du pétrole, Ihsan Abduljabbar Ismail a menacé de mettre la décision de la Cour en application. Le GRK a contre-attaqué la semaine suivante en accusant la compagnie irakienne Iraqi North Oil Company’s (NOC) d’opérer illégalement au Kurdistan irakien depuis des années.

Le 17, le Conseil juridique du Kurdistan a rendu public un communiqué dans lequel il estime que la loi incriminée est bien conforme à la constitution irakienne: «La loi sur le pétrole et le gaz n° 22 (de 2007) publiée par le Parlement régional du Kurdistan ne viole pas les dispositions de la Constitution, et la mise en œuvre de ses dispositions doit être poursuivie car le dossier du pétrole et du gaz ne relève pas des compétences exclusives des autorités fédérales». Cette conclusion s’appuie sur les articles 110 et 112 de la constitution, notamment le 112, qui place sous responsabilité fédérale les «gisements présents». Ceci est conforme à l’interprétation du GRK, qui considère être de manière plausible en droit de contrôler tous les champs découverts après 2005, date de l’adoption de la constitution. Cette interprétation n’est évidemment pas celle de la Compagnie pétrolière nationale irakienne…

Par ailleurs, le Kurdistan a été la cible ce mois-ci de plusieurs tirs visant ses installations pétrolières: le 1er mai, six roquettes Katioucha ont visé la raffinerie de Kawergosk, près de Khabat, dont 2 y ont fait des «dégâts mineurs», provoquant notamment l’incendie de l’un des principaux réservoirs de stockage, qui a été rapidement maîtrisé. Les tirs sont partis de la province de Ninive (Mossoul), du secteur d’Hamdaniya où sont présentes des milices pro-iraniennes du Hashd al-Shaabi. Kawergosk avait déjà subi le 6 avril de tels tirs qui n’avaient fait ni victimes ni dégâts (AFP). À noter que la raffinerie appartient à la compagnie pétrolière kurde Kar Group, dirigée par Baz Karim Barzinji, dont la demeure à Erbil avait été frappée par une salve de missiles iraniens le 13 mars…

Le 23, le «Comité de coordination de la résistance irakienne» a menacé de nouvelles attaques le GRK, qu’il a accusé d’entraîner sur son sol des «éléments anti-iraniens étrangers et nationaux» sous «influence sioniste claire». Formé en octobre 2020, ce Comité comprend la plupart des milices armées chiites soutenues par l’Iran ayant mené des attaques à la roquette ou au drone contre des bases de la coalition, des bureaux gouvernementaux et des installations énergétiques du Kurdistan. Le Conseil de sécurité de la Région du Kurdistan (KRSC) a répondu le lendemain en déclarant: «Tout agresseur contre la région du Kurdistan, entité irakienne constitutionnellement reconnue, paiera un prix élevé», et en rappelant qu’il appartient au gouvernement fédéral de «[protéger] la souveraineté de l'Irak et de [mettre] fin de cette agression et de ces troubles» (Kurdistan-24).

Par ailleurs, autre source de tension entre Erbil et Bagdad, les territoires disputés sont toujours le siège de violences quotidiennes. Aux actions terroristes de Daech, qui ont heureusement connu une certaine diminution ce mois-ci, sont venus s’ajouter des affrontements ayant opposé au Sindjar l’armée irakienne à des milices yézidies locales d’obédience PKK, ainsi que de nombreuses frappes aériennes accompagnées d’opérations terrestres de l’armée turque contre ce parti.

La première semaine du mois, les peshmergas ont repoussé 2 attaques des djihadistes de Daech près des Monts Qarachokh à Makhmour. Le 16, dans le cadre d’une opération conjointe entre peshmergas et militaires irakiens, avec le soutien de la coalition anti-Daech, une frappe aérienne irakienne a permis de tuer 6 djihadistes suspectés et de détruire plusieurs caches d’armes dans ce même secteur. Les peshmergas ont également tué deux djihadistes au sol au cours de l’opération (Kurdistan-24). Lors d'une autre opération conjointe kurdo-irakienne, un peshmerga a été blessé par une bombe artisanale près de Tuz Khurmatu (WKI). Cependant, en fin de mois, de nombreux villages kurdes du district de Makhmour demeuraient vides d’habitants, certains abandonnés depuis 5 ans. Un habitant du secteur a déclaré à Rûdaw: «Il y a 38 villages dans la région de Qaraj. Ils sont vides». Par ailleurs, les djihadistes ont lancé 2 attaques le 23 au soir dans le sud de la province de Kirkouk et à Diyala, faisant 10 morts et 6 blessés. À Daqouq, des incendies ont visé les champs de plusieurs fermiers kurdes. À Touz Khourmatou, les djihadistes ont assassiné 6 agriculteurs travaillant dans leurs champs.

Au Sindjar, l’armée irakienne, qui avait fin avril amené sur place des troupes et des engins blindés, s’est violemment affrontée les 1er et 2 mai avec les «Unités de résistance du Sindjar» (YBŞ) dans le district de Sinuni. Bagdad tente de mettre en application l’accord passé avec Erbil en octobre 2020, qui prévoit l’évacuation de toute force armée non gouvernementale. Selon une source irakienne, un soldat irakien et 13 combattants yézidis ont été tués, mais surtout, les combats ont obligé de nombreux yézidis à fuir le district, au point que l’UNAMI a exprimé sa «préoccupation» (WKI). Le 3, les combats avaient déjà causé plus de 4.000 déplacés, obligés de retourner dans la province de Dohouk de la Région du Kurdistan, où nombre d’entre eux avaient déjà vécu dans des camps depuis 2014. Le 5, leur nombre dépassait les 10.000. Parmi ces nouveaux déplacés, nombreux sont ceux qui n’avaient regagné le Sindjar qu’en 2020. Après des années passés dans des camps, ils doivent y retourner, venant les surcharger alors que les conditions y sont déjà très dures (AFP). Un des déplacés du camp de Chamisko, qui compte plus de 22.000 habitants, a déclaré: «Si on ne nous garantit pas sécurité et stabilité, cette fois-ci nous ne retournerons pas à Sinjar. On ne peut pas rentrer et à chaque fois être déplacés. […] Si le Hashd, le PKK et l'armée restent dans la région, les gens auront peur et personne ne rentrera» (L’Express).

La situation locale est très complexe, avec la présence sur place de troupes irakiennes, des YBŞ et de plusieurs milices qui leur sont affiliées, comme les Ezidxan Asayish, de milices Hashd al-Shaabi majoritairement chiites, mais comprenant aussi des unités yézidies, d’unités de peshmergas composées de yézidis etc (Al-Monitor). Nombreux sont les observateurs qui voient des pressions turques derrière les dernières opérations irakiennes dans ce secteur. Ankara frappe en effet régulièrement le Sindjar et déclare tout aussi régulièrement qu’il ne le laissera pas devenir «un second Qandil». Pour la Turquie, éliminer du Sindjar les éléments pro-PKK est un objectif stratégique pour isoler Qandil du Rojava…

En fin de mois, les opérations turques contre le PKK se sont d’ailleurs intensifiées dans tout le Nord de l’Irak, et ont été marquées par la mort aussi bien de civils irakiens que de soldats turcs. Le 21, selon des responsables locaux interrogés par l’AFP, au moins 6 personnes, dont 3 civils, ont été tuées dans deux régions distinctes par des frappes de drones imputées à la Turquie. La première frappe, le matin, a visé le district de Chamchamal, à l'ouest de Suleimaniyeh. Il semble que les civils aient été pris pour cibles alors qu’ils tentaient de porter secours à des combattants grièvement blessés par un premier tir. La seconde frappe, l’après-midi, a tué un résident du camp de réfugiés de Makhmour, pourtant théoriquement placé sous la protection des Nations Unies… Le 24, le ministère turc de la Défense a annoncé la mort de 3 soldats en Irak, sans préciser le lieu de leur décès (AFP). Le même jour, un restaurateur originaire du Kurdistan de Turquie et installé à Suleimaniyeh depuis plus de 10 ans, a été abattu par deux tireurs inconnus. Zaki Chalabi était connu pour sa défense des droits des Kurdes de Turquie. Dans la province de Dohouk, plusieurs villages près d’Amedi ont été attaqués par des hélicoptères et des troupes au sol (WKI). Le 25 de nouveau, 5 soldats turcs sont morts et 2 ont été blessés dans le nord de l’Irak. Selon l'agence Anadolu, ils ont été la cible de tirs de combattants du PKK dans une grotte.  Un autre soldat d’Ankara a trouvé la mort le lendemain, tandis que 2 enfants étaient tués dans des tirs de roquettes sur des vergers près de Bamarnî, non loin d’une base militaire turque. Les services antiterroristes kurdes ont accusé de ces tirs le PKK, qui a démenti (AFP), mais un chef local a déclaré à la chaîne Rûdaw que les militaires de la base voisine avaient répondu à une attaque du PKK en «bombardant la foule et nos familles».

Le 29, les avions de guerre turcs ont également effectué au moins 12 frappes aériennes près du village de Hiror. Avec la mort d’un autre soldat turc ce même jour dans l’explosion d’une bombe artisanale au passage de son véhicule, puis de 2 autres le 30, l’armée d’Ankara a perdu 8 hommes en 5 jours.

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IRAN: LE PRIX DU PAIN MULTIPLIÉ PAR CINQ, MANIFESTATIONS MASSIVES DANS TOUT LE PAYS

L’Iran a été secoué ce mois-ci par d’importantes «manifestations du pain». En trois semaines, le prix d’un kilo de pain a en effet été multiplié par cinq, passant de 25.000 rials (0,10 €) à environ 125.000 rials (0,48 €) (Middle East Eye). En cause: la décision du gouvernement Raïssi de mettre fin aux subventions à l’importation du blé et de la farine, qui bénéficiaient jusqu’alors d’un taux de change préférentiel face au dollar (42.000 rials, taux officiel du pays, au lieu du taux réel de 300.000 rials). Cette mesure ne pouvait que provoquer de fortes réactions dans un pays où près de la moitié des 85 millions d’habitants vit sous le seuil de pauvreté. Parallèlement, le 10, les prix de quatre produits de base, le poulet, les œufs, l’huile et les produits laitiers ont également fortement augmenté.

Les manifestations ont commencé le 6 mai au Khouzistan avant de s’étendre à tout le pays. À noter aussi qu’elles n’ont pas touché que les grandes villes, mais aussi toutes les zones rurales. Un sociologue iranien, témoignant anonymement par peur des représailles, l’a expliqué à Middle East Eye:  «Les gens qui vivent à Téhéran et dans les grandes villes peuvent encore endurer les difficultés économiques, mais dans les villages et petites villes, il est impossible de gagner plus pour faire face à ces nouvelles difficultés».

Si les sanctions américaines et la guerre en Ukraine expliquent une partie des difficultés du pays, les Iraniens savent bien que d’autres raisons importantes de leurs souffrances sont la mauvaise gestion et la corruption généralisée du gouvernement, et sa politique d’intervention militaire régionale (Syrie, Irak, Liban etc), financée à leurs dépens. Le quotidien réformiste Shargh a d’ailleurs accusé le gouvernement de manipuler les prix du marché: «Les responsables affirment que la situation actuelle est liée à la guerre entre la Russie et l'Ukraine. Cependant, tout le monde est conscient que des années d'intervention gouvernementale sur le marché ont provoqué la pénurie alimentaire actuelle et la hausse des prix» (Middle East Eye). Même l’économiste Hossain Raghfar, proche du régime, a qualifié la mesure de «nouvel épisode de pillage de l’économie iranienne que le gouvernement mène pour compenser le déficit budgétaire»… (NCRI) Enfin, l’abolition du taux de change préférentiel aura permis aux «initiés» proches du régime de faire de juteux bénéfices en important à l’ancien prix avant de revendre au nouveau…

Comme en 2019, lorsque le triplement du prix du carburant avait précipité de nombreux Iraniens dans la rue, les forces de sécurité, police et Gardiens de la révolution (pasdaran) ont répondu par la violence, gaz lacrymogènes, coups de feu et arrestations massives. Et comme en 2019, les manifestations se sont rapidement politisées, les protestataires appelant à la fin de la République islamique et à la démission de Raïssi et conspuant le Guide Suprême. À Téhéran, des dizaines de chauffeurs de bus ont arrêté le travail durant plusieurs jours (HRANA).

Le régime a également repris sa vieille méthode de coupure des moyens de communication, téléphonie mobile, Internet et réseaux sociaux. Puis le 20, devant l’ampleur des mobilisations, il a recouru à ses partisans pour organiser ses propres manifestations. Les médias d’État, qui s’étaient jusqu’alors appliqués à minimiser les protestations, ont évidemment largement couvert et soutenu cette massive opération de propagande. Des milliers de participants, dont 50.000 pasdaran et miliciens du Bassij, se sont rassemblés à l'extérieur de la capitale en scandant «Mort à l’Amérique» ou «Mort à Israël», et le commandant des pasdaran, Hossein Salami, a déclaré en direct: «Nos ennemis pensaient à tort que le peuple iranien serait réceptif […] aux mensonges qu'ils racontent» (Reuters).

Mais le même jour, le président iranien, venu dans les villes kurdes de Mahabad et d'Ouroumieh, a été accueilli par le boycott des habitants, qui ont préféré rester chez eux (WKI).

Au Kurdistan, les agents de l’Etelaat (Renseignement) ont menacé des dizaines de militants kurdes pour les dissuader de manifester ou de publier sur les médias sociaux des informations sur les hausses de prix. Des dizaines de militants ont été arrêtés, comme Shabaan Mohammadi à Marivan, Farhad Mirazee à Kermanshah, Ali Salihi à Sanandaj, et Narmin Abadi (61 ans), à Bokan (WKI). Le régime a aussi déployé des troupes supplémentaires dans plusieurs villes pour faire face à d'éventuelles manifestations. Le très populaire footballeur kurde Voria Ghafouri, qui avait osé critiquer l'incapacité du régime à remédier aux mauvaises conditions de vie, a été interdit de télévision publique, ce qui a provoqué des protestations de milliers de supporters (WKI).

Le 25, l’«Agence de presse des activistes des droits de l'homme» (HRANA) a publié un bilan des manifestations et de leur répression. Suite aux appels à manifester, devenus viraux sur les réseaux sociaux, les manifestations, démarrées au Khouzistan, ont touché en 3 semaines plus de 31 villes et 10 provinces, donnant lieu à des centaines d'arrestations et des dizaines de morts et de blessés, en commençant par au moins une trentaine au Khouzistan. 53 rassemblements de protestation ont pu se tenir, mais 45 autres ont avorté face à la présence massive des forces de répression. Enfin, précise HRANA : «Au cours de ces manifestations, au moins à 22 reprises dans 14 villes, la police et les forces de sécurité ont utilisé contre les manifestants des gaz lacrymogènes, des tirs de sommation, des fusils à plomb et, dans certains cas, des armes lourdes […] Dans huit villes, les forces de sécurité ont tiré directement sur la foule». À la date du 25, on comptait au moins 449 arrestations et 6 morts. Le même jour, le Centre de coopération des partis kurdes d’Iran (CCIKP) a appelé à la création d’une «structure de coordination unifiée» pour poursuivre l’action.

Ayant joué en quelque sorte le rôle d’éclaireurs précédant ces manifestations massives, les enseignants avaient démarré leurs propres protestations en avril, et ont rejoint naturellement le mouvement. Dès le 1er mai, à l'appel du Conseil de coordination des associations professionnelles d'enseignants iraniens, ils s’étaient rassemblés devant le ministère de l'éducation à Téhéran. La présence massive des forces de sécurité les a finalement obligés à tenir plusieurs rassemblements dans des parcs de la capitale. Le 5, un groupe d’enseignants appartenant aux syndicats de Sanandaj et Mariwan ont organisé des manifestations le jour de la visite à Sanandaj du ministre de l'Éducation, exigeant notamment la libération des enseignants détenus Eskandar Lotfi et Masoud Nikkhah. Le 31, un groupe d'enseignants de Sanandaj se sont rassemblés devant le ministère de l'Éducation pour demander la libération des enseignants emprisonnés (HRANA).

Les agriculteurs kurdes ont également manifesté. Le 7, ils ont protesté à Sheykh Taqqeh (Kordestan) contre le projet de construction d’une usine sur leurs terres, alors qu’il existe sur place l’emprise de l’ancienne usine Zagros Steel: «Elle est déjà équipée du gaz et de l'eau et se trouve près de la voie ferrée. Nous nous demandons pourquoi ils veulent construire l'usine sur nos terres agricoles».  À Sarpol-e Zahab (Kermanshah), un groupe d’agriculteurs s’est rassemblé le 19 devant le bureau du ministère de l’Agriculture pour protester contre la mauvaise qualité des semences reçues. Le 28, c’est pour réclamer leur allocation en eau d’irrigation qu’ils ont manifesté à Khorramabad (Lorestan): aux effets désastreux de la sécheresse actuelle viennent en effet s’ajouter la gestion catastrophique des infrastructures hydrauliques due à l’incompétence et à la corruption des responsables (HRANA). De manière générale, c’est toute la corruption, la démagogie et l’incompétence des dirigeants du régime islamique qui ont été révélées lors de ces protestations.

Par ailleurs, le Parti démocratique du Kurdistan (PDKI) a dénoncé des tentatives du régime pour modifier la démographie des zones kurdes, principalement en changeant les limites administratives de plusieurs villages kurdes des districts de Mahabad et Bokan pour les rattacher à la ville de Miandoab, à majorité azérie… (WKI)

Malgré l’ampleur de la crise économique, qui de plus frappe particulièrement les régions kurdes, délaissées par le régime, les forces de répression ont poursuivi leurs assassinats systématiques de porteurs transfrontaliers (kolbars) dans les montagnes du Kurdistan. Le Kurdish Human Rights Network (KHRN) a rapporté le 2 mai qu’à Nowsud (Kermanshah), un porteur originaire de Paveh, père de 2 enfants, avait été abattu le 30 avril par les garde-frontières, qui auraient tiré sur son groupe à bout portant et sans aucune sommation, en blessant aussi 5 autres membres. Selon le KHRN, durant les trois dernières semaines d’avril, 2 kolbars ont ainsi été tués et au moins 31 blessés… En milieu de mois, 8 porteurs au moins ont été pris pour cibles et blessés près de Marivan et Nowsud. Le 25, deux autres ont été blessés à Hawraman et Nowsud, et le 28, un autre kolbar a été tué à Baneh. Enfin, les pasdaran ont tué un kolbar irakien près de Piranshahr.

Concernant les condamnations, notamment à la peine capitale, Human Rights Activists in Iran (HRA) fait état dans son dernier rapport d’au moins 299 exécutions entre le 1er janvier et le 20 décembre 2021, dont 4 mineurs. Sur la même période, 85 condamnations à mort ont été prononcées. Plus de 88 % des exécutions ne sont pas annoncées publiquement (HRANA).

En prévision du 1er mai, les forces de sécurité ont arrêté à l’avance une dizaine d’activistes à Baneh et à Saqqez, en menaçant d’autres pour les dissuader de toute activité en ce jour symbolique (WKI). Par ailleurs, le 1er mai, la police a attaqué le rassemblement que nous avons déjà mentionné devant le bureau du ministère de l’Éducation à Marivan, procédant à plusieurs arrestations dont 3 enseignants kurdes, Shabaan Mohamadi, Eskandar Lotfi et Massoud Nikekha. Ceux-ci ont immédiatement entamé une grève de la faim (HRANA).

Le 4, un habitant d’Ouroumieh a été arrêté pour avoir protesté en écrivant des slogans sur le mur du bureau du Renseignement (!) et mis le feu à sa propre voiture. Une vidéo montrant un agent de sécurité pointant une arme sur lui est devenue virale sur les médias sociaux (HRANA).

Le 9, des dizaines d’enseignants se sont rassemblés devant le bureau de l’Éducation à Marivan en soutien de leurs collègues emprisonnés. Le 12, en réponse à l'appel du Conseil de coordination du Syndicat des enseignants iraniens, les enseignants retraités et actifs de dizaines de villes ont manifesté devant le ministère de l'Éducation dans plusieurs villes et en face du Parlement iranien à Téhéran. Des dizaines d’entre eux ont été arrêtés. Selon les informations obtenues par HRANA, de nombreuses personnes autres que des enseignants ont également rejoint ces protestations.

À Sanandaj, le frère de l’activiste kurde Ramin Panahi, exécuté en 2018, Afshin Panahi, a été condamné à un an de prison pour coopération avec le parti kurde en exil Komala. Le même tribunal a également condamné sept membres de l'association Kurdish Revival Charity à la prison pour «constitution de groupes illégaux». Parallèlement, plusieurs habitants de Sanandaj, Kermanshah, Paveh et Malekshahi ont été arrêtés pour avoir protesté contre les hausses de prix. À Ouroumieh, une militante du nom de Nakhsheen Ahmed a été condamnée à trois mois de prison pour «coopération avec un parti kurde», et à Sanandaj, un militant écologiste a reçu six mois pour la même accusation (WKI).

Enfin, le 31, le syndicaliste enseignant Majid Karimi a été arrêté à Sanandaj et mis au secret. Il a été appréhendé par des pasdaran alors qu’il était venu devant leur bureau avec plusieurs autres personnes pour demander des informations sur la situation de Masoud Farhikhteh, autre syndicaliste enseignant détenu (HRANA).

Le 25, un prisonnier politique nommé  Siawesh Bahrami a été retrouvé mort dans la maison de ses frères et sœurs seulement quelques heures après avoir été libéré à Paveh. Ses proches soupçonnent qu’il a été empoisonné par les autorités avant d’être relâché, même si le médecin légiste a suggéré qu’il s’agissait d’une crise cardiaque (WKI).

Au chapitre des arrestations, il faut ajouter celles de plusieurs ressortissants étrangers ou binationaux, qui permettent à l’Iran d’exercer un véritable «chantage judiciaire» sur leur pays d’origine, par exemple pour l’universitaire irano-suédois Ahmad Reza Jalali. Installé en Suède depuis 2009, le professeur Jalali était venu en Iran en mai 2016 à l'invitation de l'université de Téhéran. Arrêté et accusé d’«inimitié contre Dieu» (moharebeh) en raison d’activités d’«espionnage pour Israël», ce qu’il a toujours farouchement nié, il avait été condamné à mort en 2017. L’Iran l’a accusé d’avoir fourni au Mossad, le service secret israélien, des indications ayant permis l’assassinat de 2 scientifiques nucléaires iraniens. Le 4, l’agence ISNA a indiqué que son exécution avait été fixée au 21. Cette annonce a suscité des inquiétudes quant à l'intention du régime d'utiliser l’affaire pour contraindre Stockholm à libérer Hamid Nouri. Ce fonctionnaire iranien est en cours de jugement en Suède pour «crime contre l’humanité» pour sa participation suspectée aux exécutions massives de prisonniers politiques de 1988. Le 22, l’épouse de Jalali, restée en Suède, a indiqué que l’exécution prévue n’avait pas eu lieu, et ses avocats ont déclaré avoir demandé quelques jours auparavant un nouveau procès.

D’autres arrestations de ressortissants étrangers ont eu lieu ce mois-ci. Le 6, un touriste suédois venu en Iran dans un tour organisé a été arrêté alors qu’il s’apprêtait à quitter le pays. Le 11, le ministère iranien du Renseignement a annoncé l’arrestation de 2 autres ressortissants européens, sans donner de détails, également pour espionnage, ajoutant qu’ils étaient en contact avec le Conseil de coordination de l'Association professionnelle des enseignants iraniens. Le 13, ils ont été identifiés comme Cécile Kohler, syndicaliste enseignante française, et son mari. Le ministère français des Affaires étrangères a demandé leur libération immédiate (HRANA).

Par ailleurs, le régime iranien demeure fidèle à ses pratiques de terrorisme d’État à l’extérieur: le 11, il a lancé de nouvelles attaques avec des drones, des roquettes et de l'artillerie contre des bases de l’opposition kurde en exil au Kurdistan d’Irak. Toujours au Kurdistan d’Irak, le responsable du sous-district de Sangaser (Suleimaniyeh), Nehro Abdullah, a déclaré que les forces iraniennes avaient arrêté sept civils kurdes du côté irakien de la frontière, près des montagnes de Qandil (WKI).

Enfin, le 30, les tensions internationales avec Téhéran sont montées d’un cran lorsque les forces navales des pasdaran ont arraisonné 2 pétroliers battant pavillon grec qui repartaient de Bassora, en Irak. Il s’agit de représailles à la saisie par les autorités grecques un mois plus tôt d’une cargaison de pétrole iranien initialement transporté par un navire russe, rapidement transféré de manière peu claire sous pavillon iranien… (Le Monde).

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OTAN: ERDOĞAN PLACE INVOLONTAIREMENT LES QUESTIONS KURDE ET DE LA DÉMOCRATIE AU CŒUR DE L’ÉLARGISSEMENT

Après l’invasion russe de l’Ukraine, la Finlande et la Suède ont décidé de rompre avec une politique de neutralité datant de plus d’un demi-siècle pour la Finlande, multiséculaire pour la Suède, en demandant leur adhésion à l’OTAN.

Seulement, un obstacle inattendu s’est fait jour à cette adhésion, motivée par l’inquiétude face à la Russie: l’opposition du président turc Erdoğan. Le 18 mai, après le dépôt de la demande formelle d’adhésion par les deux pays, une première réunion d’ambassadeurs à l’OTAN, qui devait lancer immédiatement le processus, est demeurée bloquée sur le refus turc: Ankara exige que l’Alliance prenne d’abord en compte ses préoccupations de sécurité. La Finlande et surtout la Suède doivent mettre fin à ce que M. Erdoğan appelle le «soutien aux organisations terroristes» dans leurs pays, principalement le PKK.

Deuxième exigence d’Ankara: la levée des interdictions d'exportation de certaines ventes d'armes à la Turquie – elles aussi dues à l’hostilité contre les Kurdes, cette fois de Syrie, puisque ces embargos ont été décidés en représailles à l’attaque turque du Rojava en octobre 2019 (New York Times).

La question kurde est donc au centre des difficultés – et comme toujours au centre des relations entre Turquie et Occidentaux.

Concrètement, M. Erdoğan demande que Suède et Finlande acceptent l’extradition d’une trentaine de personnes, qui lui a été refusée jusqu’à présent, en particulier 6 membres suspectés du PKK de Finlande et 11 de Suède. Devant le parlement turc, il a déclaré: «Vous ne livrerez pas les terroristes mais vous voulez rejoindre l'OTAN. Nous ne pouvons pas dire oui à une organisation de sécurité qui est dépourvue de sécurité». Par ailleurs, en ajoutant au tableau l’«autre ennemi principal» du Président turc, le prédicateur Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis depuis 1999, qu'Ankara accuse de la tentative de coup d'État de 2016, la Turquie demande au total l’extradition de 12 personnes réfugiées en Finlande et 21 en Suède.

Alors que le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré espérer une conclusion rapide, le fait que l’adhésion doit être ratifiée à l’unanimité donne à la Turquie un levier indéniable pour ralentir, voire stopper le processus. Le Guardian note: «Personne ne doute que l'intervention d'Erdoğan pourrait mettre l'Otan en difficulté à ce propos pendant des mois».

Erdoğan reproche à la Suède en particulier, de laisser se dérouler sur son sol des activités durant lesquelles la communauté kurde, très nombreuse (100.000 personnes) et bien organisée dans ce pays, déploie des banderoles portant des slogans et des drapeaux pro-PKK et des portraits d’Öcalan. Stockholm, dont les lois anti-terroristes n’ont rien à voir avec celles en vigueur en Turquie, peut difficilement les modifier – et encore moins modifier sa culture concernant les libertés de réunion et d’expression. Mais les Kurdes établis dans le pays n’en sont pas moins inquiets. En 2009, Erdoğan avait déclaré qu'il ne permettrait pas qu’Anders Fogh Rasmussen devienne Secrétaire général de l'OTAN si le Danemark ne fermait pas la télévision satellitaire pro-PKK qui émettait de son sol. Rasmussen avait bien pris son poste, mais un an plus tard, la télévision fermait… Court-on le risque d’un accord de ce genre passé en coulisse, sur le dos des Kurdes?

Le président turc a ensuite élargi son anathème à d’autres pays. Après avoir déclaré le 19 que «la Suède […] est un foyer de terreur, un absolu nid de terroristes», semblant moins sévère à l’égard de la Finlande, il a ensuite dénoncé «l'Allemagne, la France et la Grèce», qui ont «accueilli chez elles des membres de l'organisation terroriste Fetö [de Fethullah Gülen]».  Après la visite de délégations suédoise et finlandaise à Ankara, le 25, et une rencontre qui a duré 5 heures, le porte-parole de la présidence Ibrahim Kalın a déclaré que rien ne pourrait avancer sans «des mesures concrètes et avec un calendrier défini». Le 31, Ankara a convoqué les ambassadeurs français et allemand pour protester à propos d’activités organisées dans ces deux pays par des groupes kurdes.

La rigidité du président turc pourrait être contre-productive, notamment vis-à-vis d’un certain nombre de sénateurs américains déjà très prévenus contre Ankara après l’achat du système de défense S-400 russe et  l’attaque de 2019 sur le Rojava. Dans The National Interest, David L. Phillips pointe les raisons cachées de la position d’Erdogan: sa très mauvaise situation politique intérieure, ses liens économiques avec Moscou (qui ont causé son refus d’appliquer des sanctions contre la Russie). Par ailleurs, note le Washington Post, avant les élections législatives prévues en Suède en septembre prochain, il y a peu de chance qu’aucun des partis en présence souhaite afficher ce qui pourrait ressembler à une soumission aux demandes d’Erdoğan… Pour ce qui est de la Finlande, qui n’héberge qu’une très petite communauté kurde (15.000 personnes), son ministre des Affaires étrangères, Pekka Haavisto, a fait remarquer que «les pratiques anti-démocratiques, telles que l'oppression et le chantage» ne conviennent pas à «une alliance de pays démocratiques»…

Enfin, si on doit mentionner le soutien apporté à des groupes terroristes par certains pays pourtant déjà membres de l’OTAN, alors il est impossible de passer sous silence la période durant laquelle les djihadistes ont pu emprunter sans aucun problème l’«autoroute turque» pour passer de Syrie en Europe afin d’y commettre des attentats.

Dans les colonnes de Haaretz, Akil Marceau, ancien directeur du Bureau de représentation du Kurdistan d’Irak en France et Français originaire du Rojava, compare les régimes instaurés par le «Sultan» Erdoğan en Turquie et par le «Tsar» Poutine en Russie. Puis il rappelle quelques-unes des personnalités que M. Erdoğan a tour à tour accusées de «terrorisme»: Zuhal Demir, l’actuelle ministre de la Justice de la région Flandre en Belgique, le pasteur américain Andrew Brunson, auxquels on peut ajouter de nombreux journalistes turcs – et le défenseur des droits humains Osman Kavala… Il conclut: «Pourquoi les pays nordiques, très en avance sur les autres grandes démocraties européennes, comme la Grande-Bretagne et la France, en matière de droits de l'homme, de parité et de féminisme, devraient-ils s'avilir en tentant de convaincre le régime autoritaire islamo-fasciste turc?».

En Suède, la députée de gauche d'origine kurde Amineh Kakabaveh a déclaré à l’AFP qu’en effet, «accélérer l’adhésion à l’OTAN» ne doit pas conduire à «fragiliser la démocratie». Le Monde rapporte que le 25, «dix-sept personnalités, dont les présidents des syndicats des écrivains, des dramaturges et des journalistes ainsi que les représentants de Reporters sans frontières et de l’association Pen, ont publié une tribune, exhortant à ne pas «tomber dans le piège d’Erdogan»: «en aucune circonstance, la Suède ne peut remettre des intellectuels à un régime qui essaie de réduire au silence ses critiques bien au-delà des frontières suédoises». Kurdo Baksi, journaliste d’origine kurde et signataire de la tribune, déclare: «C’est un démagogue qui se bat pour sa survie. Si nous commençons à lui céder, alors il posera d’autres exigences».

Le sujet se trouvera au cœur du sommet de l’OTAN qui se tiendra à Madrid les 29 et 30 juin. Baksi et Kakabaveh l’ont exprimé très clairement: le danger n’est pas seulement pour les Kurdes, il est aussi pour la démocratie.

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