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Bulletin N° 433 | Avril 2021

 

TURQUIE: RECONNAISSANCE AMÉRICAINE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN; PROCÈS ORWELLIEN DE 108 MEMBRES DU HDP

Les difficultés se poursuivent pour le pouvoir AKP-MHP: accusations de corruption particulièrement malvenues alors que l’économie plonge toujours, tensions avec les militaires, campagne de vaccination butant sur la quantité comme la qualité des vaccins. Comme d’habitude, le président turc répond par la fuite en avant répressive; son principal bouc émissaire demeure le parti «pro-kurde» HDP…

Concernant l’épidémie, les chiffres des contaminations quotidiennes ont bondi à 59.187 le 14 avril, lendemain du début du Ramadan. C’est un record absolu, cinq fois plus que début mars, alors que le Président Erdoğan avait proclamé une «normalisation contrôlée»… Pour sauver la saison touristique estivale, il a annoncé un confinement partiel pour deux semaines. Depuis mi-janvier, l’administration avait pu administrer 11 millions de doses du vaccin chinois CoronaVac. Avec un total de 18,7 millions de doses injectées, elle espérait faire fléchir la courbe épidémique (Duvar). Cependant, des problèmes sont rapidement apparus: SinoVac n’a pas pu livrer avant fin février les 50 millions de doses prévues (mi-avril, la Turquie n’en avait reçu que 28 millions), et l’efficacité du vaccin a été mise en cause (Le Monde).

Finalement, le 29, les taux de contamination continuant à grimper, le gouvernement a dû renoncer à lever les restrictions pour au contraire les renforcer en proclamant un confinement strict jusqu’à l’Aïd le 17 mai. Les rues des grandes villes se sont remplies de personnes faisant des réserves…

Par ailleurs, le parti AKP au pouvoir, qui depuis le début de l’épidémie prend prétexte des risques sanitaires pour interdire toutes les manifestations ou les rassemblements de l’opposition, a été sévèrement critiqué par celle-ci pour avoir organisé sans aucune précaution plusieurs congrès régionaux, puis son congrès national, à Ankara le 24 mars. «Résultat, sur les 81 provinces qui composent le pays, 58 sont aujourd’hui répertoriées en «rouge», avec des contaminations massives, dont les deux plus grandes villes, Istanbul, Ankara, ainsi que la région de Samsun, sur les bords de la mer Noire, la plus contaminée de tout le pays» (Le Monde).

Par ailleurs, le site Bianet a fait état le 22 de la discrimination subie par les provinces kurdes du pays pour la vaccination: elles ont reçu pour 100 personnes un nombre de doses nettement inférieur aux autres régions. Selon les chiffres mêmes du ministère de la Santé, la ville la plus mal couverte était alors Hakkari. Pour des taux de vaccination de 22% à İstanbul, 29% à Ankara et 31,8% à İzmir, et aux alentours de 30% dans plusieurs villes moyennes d’Anatolie, dans les villes kurdes, on était bien en-dessous: 11,03% à Van, 10,77% à Diyarbakır, 7,6% à Urfa et 5,62% à Şırnak. Discrimination habituelle de l’État turc contre ses citoyens kurdes…

Le 30, contredisant son propre ministre de la Santé, Fahrettin Koca, selon lequel le pays allait manquer de vaccins, le Président turc a nié toute difficulté d’approvisionnement, misant sur les négociations en cours pour acquérir d’autres vaccins, BioNTech ou Spoutnik-V (Bianet).

Enfin, les conditions sanitaires catastrophiques de détention permettent de s’inquiéter pour les détenus, et en particulier les prisonniers politiques kurdes, largement exclus des libérations sanitaires, contrairement aux gangsters d’extrême-droite amis du pouvoir). Ainsi le 22, Isa Gültekin est-il décédé d’un cancer. Emprisonné à Mersin depuis 28 ans alors qu’il lui restait 18 mois à purger, mourant, il s’était vu refuser la libération (Kurdistan au Féminin).

Le pouvoir a aussi été critiqué pour un nouveau scandale de corruption: le 21, le président a dû limoger sa ministre du Commerce, Ruhsar Pekçan. Elle était accusée d’avoir acheté pour son ministère pour plus de 900.000 euros de produits désinfectants à des entreprises détenues par… elle-même et son mari. Argumenter que leurs produits étaient moins chers que les produits concurrents ne l’a pas sauvée. M. Erdoğan n’a guère besoin d’un scandale supplémentaire à un moment où sa gestion calamiteuse de l’économie lui vaut des sondages toujours plus bas. Le CHP (opposition kémaliste), en particulier, a littéralement couvert Ankara et Istanbul d’affiches demandant «Où sont passés les 128 milliards» de dollars, un montant volatilisé des réserves du Trésor public qu’il accuse M. Erdoğan d’avoir versé frauduleusement entre 2019 et 2020 à des entreprises «amies». Celui-ci a furieusement répondu que l’argent avait servi à soutenir la monnaie, mais il n’a guère convaincu: après sa déclaration, celle-ci a encore chuté de 0,7% (Le Monde). Ce sont précisément de telles accusations de népotisme et de corruption qui avaient provoqué la rupture entre Erdoğan et ses alliés gülénistes.

Depuis sa prison, l’ancien co-président du HDP, Selahattin Demirtaş, a exhorté le 5 dans une interview à Reuters l’opposition à s’unir rapidement dans une «Alliance pour la démocratie» pour faire tomber Erdoğan sans attendre l’échéance électorale de 2023. Il a insisté sur la nécessité d’être prêt, car le pouvoir pourrait prendre les devants: «Si la crise économique s'aggrave fortement», il «pourrait organiser des élections anticipées pour éviter [une explosion sociale]». L’AKP vient de passer sous la barre des 30% et le MHP n’est plus qu’à 6% (NewYork Times). Interrogé sur son moral comme prisonnier, Demirtaş a envoyé dans sa réponse une nouvelle pique au régime: il a déclaré «[J’ai] bon moral. Ma conscience est pure. Dieu merci, je ne suis pas emprisonné pour avoir volé l’argent du peuple».

La contestation vient aussi maintenant de secteurs qui avaient jusqu’à présent gardé un silence prudent. Également le 5, dix amiraux retraités ont été placés en garde à vue et visés par une enquête pour conspiration «visant à commettre un crime contre la sécurité de l’Etat et l’ordre constitutionnel». Ils seraient les instigateurs de la publication sur un site web nationaliste d’une lettre ouverte signée par 104 amiraux à la retraite critiquant violemment l’islamisation croissante de l’armée et le canal de contournement du Bosphore. Ce projet pharaonique de 25 milliards d’euros, très contesté par la société civile, est le «bébé» du président. Le contre-amiral Cem Gürdeniz, père de la doctrine de la «Patrie bleue» qui appelle au contrôle turc sur la Méditerranée orientale, fait partie des accusés. La déclaration met en garde contre une sortie turque de la «Convention de Montreux», qui réglemente depuis 1936 la navigation entre Méditerranée et Mer Noire par le Bosphore et les Dardanelles. Le président l’avait envisagée, et le 24 mars, le président AKP du Parlement, Mustafa Sentop, avait renchéri: la Turquie, une fois le canal achevé, ne se sentirait plus liée par cette convention. Avant les amiraux, 126 anciens diplomates turcs avaient exprimé leur inquiétude qu’une telle sortie ne mène «à la perte de la souveraineté absolue de la Turquie sur la mer de Marmara». Accusés de tentative de putsch, les amiraux ne se sont pas laissé intimider. Türker Ertürk, l’un des signataires, a rétorqué dans Cumhuriyet: «Les vrais putschistes sont ceux qui nous gouvernent. […] Ces dirigeants sont finis, ils n’ont aucune chance de gagner les élections. En créant des tensions, ils essaient de détourner l’attention des vrais problèmes: l’inflation, la perte du pouvoir d’achat, le fiasco de la réponse sanitaire à la pandémie, la politique étrangère…» (Le Monde). Le HDP n’aurait pu dire mieux…

Puis le 24 avril, le Président américain Joe Biden a porté un coup diplomatique sans précédent à la Turquie en prenant une décision historique: la reconnaissance officielle du génocide arménien de 1915. Les États-Unis rejoignent ainsi une trentaine de pays, dont la France, l’Allemagne et la Russie, qui avaient déjà reconnu ce génocide, depuis longtemps qualifié comme tel par la communauté des historiens.

Biden a pris soin de s’entretenir la veille par téléphone avec son homologue turc, l’informant de sa décision et, selon le compte-rendu de la présidence turque, réaffirmant le caractère stratégique de la relation américano-turque. Les deux leaders ont aussi convenu, selon la Maison Blanche, de se rencontrer en juin à Bruxelles en marge du sommet de l’OTAN. Mais cette reconnaissance n’en constitue pas moins un grave revers diplomatique pour M. Erdoğan. Celui-ci avait déclaré par avance le 22 qu’il «continuerait de défendre la vérité contre ceux qui soutiennent à des fins politiques le mensonge du soi-disant ‘génocide arménien’». Après la déclaration de Joe Biden, il a réagi en accusant des «tiers», qu’il n’a pas nommés, de faire de ce débat «un instrument [politique] d’ingérence dans notre pays» (Le Monde). Le ministre turc des affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, a déclaré que la Turquie n’avait «de leçons à recevoir de personne» sur son histoire», avant de convoquer l’ambassadeur américain. La presse pro-AKP a dénoncé une «déclaration scandaleuse». Tristement, quasiment toute l’opposition s’est rassemblée pour critiquer la reconnaissance du «prétendu génocide». Un seul grand parti a accueilli favorablement la décision américaine: le HDP.

Le 27, le député HDP Garo Paylan (lui-même d’origine arménienne) a d’ailleurs été menacé d’un nouveau génocide par le député ultranationaliste Ümit Özdağ pour avoir critiqué l’attribution du nom de Talaat Pacha (l’un des architectes du génocide) à des rues ou des écoles. Il avait comparé la situation à «celle de l’Allemagne d’après-guerre, si établissements d’enseignement et rues portaient [encore] le nom d’Adolf Hitler». Özdağ lui a répondu qu’il devrait et allait le moment venu vivre une «expérience Talaat Pacha». Paylan a déposé plainte contre Özdağ pour «incitation à la haine», comme l’Association turque des droits de l’Homme (IHD).

Malgré le harcèlement permanent dont il est l’objet, le HDP continue courageusement à porter la critique du pouvoir dans les débats parlementaires. Le 5, ses parlementaires Remziye Tosun, Dersim Dağ et Salihe Aydeniz, ont soumis une question sur le «Plan d'action pour les droits de l'homme» dévoilé par le président le mois dernier, n’hésitant pas à qualifier le document de «tentative de poudre aux yeux pour améliorer les relations avec l'UE» et remarquant que la proposition coïncidait précisément avec une intensification des atteintes aux droits de l’homme. Les députés ont également posé une série de questions précises au Vice-président Fuat Oktay, entre autres sur le nombre de réunions publiques interdites, de cadres d’associations arrêtés, de plaintes déposées pour des tortures en prison, d’affaires dans lesquelles la Turquie a été condamnée par la Cour européenne des Droits de l’homme durant les cinq dernières années (Bianet). Le parti ne s’est pas laissé intimider par la demande d'interdiction dont il a fait l’objet le 17 mars, et dont la Cour constitutionnelle turque a retardé l’examen le 31 en renvoyant le dossier au procureur pour amendement en raison de «vices de procédure» (AFP). Mais le sursis ainsi obtenu a été de courte durée, le Parlement ayant commencé à examiner la suspension de l’immunité parlementaire de dix députés HDP supplémentaires, dont son ancien co-président Sezai Temelli.

Parmi les députés HDP récemment déchus de leur mandat, Ömer Faruk Gergerlioğlu, déchu le 17 mars, avait attiré l’attention sur son cas en refusant de quitter le parlement après sa destitution. La police était intervenue brutalement dans l’enceinte de l’assemblée pour l’emmener de force en pyjama. Libéré après une courte incarcération, il avait été soumis à l’obligation de se présenter de nouveau à la police sous dix jours, ce qu’il a également refusé de faire. Une fois encore, la police est intervenue brutalement pour l’arrêter chez lui le 2 avril: «Ils ne l'ont même pas laissé mettre ses chaussures avant de l'emmener», a indiqué son fils Salih. La Cour constitutionnelle, auprès de laquelle il avait déposé un recours contre sa destitution, s’était déclarée incompétente (AFP). Emmené au palais de justice d'Ankara, Gergerlioğlu a ressenti des douleurs à la poitrine et a été hospitalisé sans que sa famille ni ses avocats ne soient informés de l'hôpital où il était transporté. Après une angiographie, il a été incarcéré (Ahval).

Parallèlement, la police de Diyarbakir a fait une descente contre l’association de femmes Rosa, incarcérant une vingtaine de de ses membres ainsi que des membres du HDP et la journaliste de Jinnews Beritan Canozer. Rosa avait encouru la colère du pouvoir pour ses protestations contre le retrait turc de la Convention d’Istanbul, et a indiqué que ces arrestations visaient certainement à empêcher de prochaines manifestations (Rûdaw). La semaine suivante, 16 membres du Parti des régions démocratiques (DBP) ont été condamnés à Aydın à trois ans et six semaines de prison pour leur participation aux manifestations «Kobanê» de 2014. Parallèlement, au moins dix membres du HDP ont été incarcérés à Mardin, Çukurca, Hakkâri et Batman, tandis que le Parlement se préparait à examiner de nouvelles demandes de levée d’immunité parlementaire pour de nombreux députés HDP et dix députés CHP pour la plupart pour «insulte au président» ou tout simplement des critiques de sa politique (WKI).

Mais c’est le 26 avril que le régime a engagé sa répression la plus violente contre le HDP. Ce jour-là, a débuté à Ankara un méga-procès criminel de 108 élus kurdes, dont une vingtaine d’anciens députés et 5 anciens maires. 28 des accusés étant en détention provisoire, l’audience s’est tenue directement dans le complexe pénitentiaire de Sincan. Parmi les prévenus figurent aussi les deux anciens co-présidents du HDP, Figen Yüksekdağ et Selahattin Demirtaş; parmi les maires destitués également accusés on trouve Gultan Kisanak (Diyarbakir), Ahmet Turk (Mardin) et Ayhan Bilgen (Kars). Tous sont accusés, en tant que cadres du HDP à l’époque, d’être responsables du «massacre des 6-8 octobre 2014».

En réalité, le HDP avait alors appelé à manifester contre l’attaque lancée par Daech sur la ville kurde de Kobané, au Kurdistan de Syrie (Rojava) et surtout contre la complicité avérée du gouvernement turc, qui laissait passer les djihadistes sur son territoire tout en fermant la frontière aux Kurdes voulant venir en aide à leurs frères et sœurs assiégées. Le pouvoir turc avait alors réprimé ces manifestations dans le sang, lançant avec la police contre les Kurdes et les progressistes des milliers de miliciens ultra-nationalistes, Loups-Gris et islamistes radicaux, comme les «Lions de l’islam» (Esedullah) cagoulés. Du 6 au 8 octobre, trois jours de manifestations et de heurts violents avaient fait près de 50 morts, pour l’essentiel des civils kurdes. Parmi eux 26 membres du HDP, un enfant d’une famille kurde syrienne réfugiée à Diyarbakir, quelques supplétifs de la police et de nombreux blessés, dont des policiers.

Avec un cynisme sans égal, le pouvoir turc cherche maintenant à rendre les accusés, frères et cousins des victimes, responsables de cette sanglante répression, alors que les véritables auteurs de ces assassinats sont demeurés impunis: les plaintes des familles des victimes et les demandes d’enquête parlementaire du HDP sont restées sans suite. À présent, les responsables du HDP accusés dans ce procès orwellien risquent jusqu’à une peine aggravée de 38 fois de perpétuité!

Les conditions de déroulement du procès ont été elles aussi dignes de George Orwell. La salle d’audience était tellement remplie de policiers qu’une bonne partie des avocats s’en est vue refuser l’accès «faute de place», les autres ayant quitté la salle en protestation. En l’absence de leurs avocats, les prévenus, arguant de leur droit à la défense, ont refusé de répondre aux questions des juges. Demirtaş, intervenant en visio-conférence depuis sa cellule d’Edirne par le détestable système SEGBIS, a indiqué vouloir dénoncer avec ses camarades cette parodie de justice devant l’opinion publique, faire en quelque sorte le procès du procès, et aussi demander publiquement où sont passés les 128 milliards de dollars disparus des coffres de la banque centrale turque sous ce pouvoir corrompu qui veut faire taire toute opposition… Mais la police a empêché tout contact des prévenus avec la presse. Elle a dispersé la conférence de presse que les deux co-présidents actuels du HDP, Mihat Sancar et Pervin Buldan, voulaient tenir à l’entrée du complexe pénitentiaire, et a aussi brutalement empêché un point de presse au siège du HDP, prenant, comme d’habitude, prétexte de la pandémie…

Finalement le procès a été ajourné au 3 mai: moyen habituel pour décourager les délégations étrangères et la presse d’assister aux audiences.

Les juges sont aux ordres, car résister à la mainmise de la présidence signifie la destitution suivie de la condamnation pour gulenisme. Ainsi les personnes accusées publiquement par Erdoğan, son allié Bahçeli ou leurs ministres sont systématiquement condamnées même si leur dossier est vide: dernier exemple en date, les 3 ans et 6 mois de prison ayant frappé Selahattin Demirtaş pour «insulte au président», puis à 4 ans et 6 mois pour «propagande terroriste» pour un discours à la fête de Newroz de 2013, peine confirmée en appel. Les prévenus du «procès Kobanê» risquent donc gros, sauf mobilisation importante de l’opinion publique et des gouvernements occidentaux.

Malheureusement, ceux-ci ne vont guère au-delà des dénonciations verbales – à commencer par les dirigeants européens. Certes, la «poudre aux yeux» du soi-disant Plan d'action pour les droits de l'homme n’a pas convaincu, mais M. Erdoğan détient toujours le rôle de «gardien des frontières» de l’Union européenne, avec les quelque 3,6 millions de réfugiés syriens qu’il retient sur son territoire… Par ailleurs, alors que la Turquie demeure membre de l’OTAN, le Présidnet turc a diplomatiquement assoupli ses positions en Méditerranée orientale juste avant sa rencontre le 8 avec Ursula von der Leyen et Charles Michel. Résultat, alors que la répression s’intensifie encore, les dirigeants européens sont arrivés à Ankara sur invitation de M. Erdoğan avec de mièvres propositions d’«agenda positif» et d’ouverture d’une «nouvelle page» dans les relations. M. Michel a déclaré depuis Ankara «Nous sommes reconnaissants à la Turquie pour l’accueil des réfugiés» (Le Monde), et même le fameux «sofagate» (Mme von der Leyen restant faute de siège confinée au sofa) a également détourné opportunément l’attention de la question de l’État de droit… Était-ce le but d’Ankara? Comme l’exprimait l’eurodéputée Nathalie Loiseau: «L’Europe ne doit pas se demander où elle doit s’asseoir, mais comment se tenir debout». En tout cas, le pacte de 2016 de rétention en Turquie des réfugiés, qui expirait en mars, devrait être prolongé…

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ROJAVA: CRISE SANITAIRE ET NOUVELLES TENSIONS AVEC DAMAS; ATTAQUES TURQUES ET DJIHADISTES

Sur le plan humanitaire, le mois d’avril a commencé sous de mauvais auspices pour le Rojava. Le 29 mars, l’ambassadeur américain à l’ONU avait réclamé sans succès la réouverture des points d’accès humanitaires aux frontières syriennes, dont la Russie, grand protecteur du régime de Damas, avait en juillet 2020 imposé avec le soutien chinois la fermeture grâce à son droit de veto. Il s’agissait pour Damas d’empêcher les zones échappant à son contrôle, soit 30% du territoire syrien, de recevoir directement de l’aide humanitaire. Etaient visées la poche rebelle d’Idlib, contrôlée par des djihadistes soutenus par la Turquie, et le Rojava, géré par l’Administration autonome arabo-kurde (AANES). Conséquence de cette décision, au Rojava, le poste frontière d'Al-Yarubiyah avec l'Irak, longtemps porte d'entrée des aides internationales, a donc fermé. Aux critiques américaines, la Russie a opposé la «souveraineté syrienne», critiquant le fait que le régime n’avait pas été invité à la conférence des donateurs sur la Syrie, prévue à Bruxelles le lendemain 30 mars.

Celle-ci, tenue sous la présidence conjointe de l'ONU et de l'Union européenne, n’a enregistré sur son objectif de 10 milliards de dollars de promesses de dons pour 2021 que 4,4 milliards pour cette année et 2 milliards pour les années suivantes: ainsi se marque la lassitude de la communauté internationale pour un conflit qui dure depuis 10 ans. Pourtant, malgré les proclamations d’un régime bourreau de son propre peuple qui ne cesse de vanter un «retour à la normale», la situation humanitaire en Syrie ne cesse de se dégrader. Selon le Programme alimentaire mondial, en décembre 2020, 12,4 millions de Syriens étaient en situation d’insécurité alimentaire contre 9,3 millions en mai. Le conflit a maintenant causé 6,2 millions de déplacés internes et 5,6 millions de réfugiés. Selon le Secrétaire-Général des Nations Unies, qui s’exprimait dans un message vidéo à la conférence, plus de 13 millions de Syriens auront cette année besoin d'aide humanitaire, soit 20% de plus qu’en 2020. M. Guterres a ajouté: «L’économie syrienne est ravagée et maintenant les effets de la Covid-19 ont aggravé les choses (ONU Info).

Enclavé entre l’hostilité de la Turquie au nord et celle du régime au Sud, le Rojava n’a pas échappé à cette dégradation. Selon le International Rescue Committee (IRC), le nombre de contaminations COVID y a bondi de 243% entre mars et avril, et si les chiffres officiels restent bas depuis le début de la pandémie (15.769 cas positifs), c’est surtout en raison du petit nombre de tests effectués. Très ébranlé par la guerre, le système de santé ne peut plus faire face: moins d'un cinquième des patients sous assistance respiratoire (17%) survivent à la maladie. Le 29 avril, l’IRC a tiré la sonnette d’alarme: le seul laboratoire du Rojava pouvant dépister le Covid-19, situé à Qamichli, risque de manquer de tests d’ici une semaine, ce qui priverait l’administration de tout moyen de contrôle épidémiologique. Depuis la fermeture d’Al-Yarubiyah, le Rojava dépend entièrement de Damas pour les fournitures médicales. Il s’est bien vu attribuer 100.000 doses de vaccin au titre du programme Covax, mais aucun calendrier de livraison n’a été publié (AFP). En fin de mois, aucun vaccin n’était encore arrivé au Rojava…

Les relations entre Rojava et régime ne semblent guère propices à l’envoi de vaccins. Depuis des semaines, les tensions ne cessent d’augmenter. Déjà, le 21 mars, Damas avait fermé plusieurs points de passage près de Raqqa entre ses territoires et ceux de l’AANES, empêchant civils et marchandises de transiter. Ceci a rapidement provoqué une augmentation des prix au Rojava, notamment pour la nourriture, les matériaux de construction et les fournitures médicales. Il semble que le régime, confronté à une grave pénurie d’essence alors que les moissons allaient débuter, ait voulu faire pression pour obtenir davantage de livraisons du Rojava, qui contrôle la plupart des puits de pétrole syriens. Le 4, les points de passage ont été rouverts, après que l’AANES a accepté d’augmenter ses livraisons. L’accord portait sur une livraison hebdomadaire de 200 camions, tandis que passagers et marchandises entrant au Rojava paieraient une taxe au régime. Selon des témoignages anonymes de responsables kurdes, une partie du problème provenait du blocage du canal de Suez par un pétrolier, qui empêchait les approvisionnements de l’Iran vers son allié syrien. Par ailleurs, dans un schéma rappelant les relations avec le Kurdistan d’Irak du régime de Bagdad sous embargo dans les années 90, les relations économiques avec les Kurdes du Rojava permettent à Damas de contourner les sanctions américaines «César». Si l’un des analystes consulté par Al-Monitor a suggéré que cet accord était également profitable au Rojava, en lui permettant de vendre son pétrole, d’autres ont pointé que l’enclavement du Rojava et la crainte d’un accord russo-turc à leurs dépends ne laissent guère de marge de manœuvre aux Kurdes dans leurs relations avec le régime (Al-Monitor). Si, après l’accord, alors que la livre syrienne poursuivait sa chute, l'AANES a augmenté de 30% les salaires de ses fonctionnaires, la semaine suivante, le retrait d’unités russes de la ville de Tall Rifaat, contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS), a fait craindre à la population que ce ne soit pour laisser le passage aux Turcs, comme à Afrin… (WKI)

Cependant, la dernière semaine du mois, les tensions entre Rojava et Damas sont reparties à la hausse lorsqu’un responsable des Asayish (Sécurité kurde), Khaled al-Hajji, a été tué à Qamishli par des miliciens pro-régime à un poste de contrôle militaire près du quartier d’al-Tayy, dans le sud de la ville (Al-Monitor). Les affrontements intenses qui ont alors éclaté ont duré cinq jours en intermittance jusqu’à ce qu’une médiation russe et une réunion entre Kurdes, représentants de Damas et chefs tribaux arabes Tayy ne permette d’aboutir à un cessez-le-feu (WKI). En parallèle, l’armée syrienne a recouru à sa riposte habituelle en recommençant le 23 à harceler les habitants kurdes des quartiers de Sheikh Maqsoud et Ashrefiye à Alep, dont elle a arrêté un certain nombre à ses points de contrôle (Kurdistan au Féminin). À Qamishli, l’accord prévoyait que les milices pro-Assad laisseraient aux Asayish le contrôle des deux quartiers Al-Tayy et Halako, mais celles-ci l’ont rompu en assassinant un chef tribal arabe connu, Cheikh Hayis al-Jaryan du clan Bani Sabaa, qui avait participé aux discussions. En réponse, les Kurdes ont repris ces quartiers de force, s’emparant de plusieurs cantonnements des miliciens et d’une armurerie. Le 26, un patrouille conjointe entre police militaire russe et Asayish a supervisé le retour au calme et la plupart des habitants d’al-Tayy ont pu rentrer chez eux. Certains quartiers sud et l’aéroport de la ville demeurent toujours sous le contrôle nominal du régime, mais selon un journaliste local, Samir al-Ahmad, ce sont en réalité des membres de milices libanaises pro-iraniennes, arrivés en février, qui sont maintenant aux commandes, ce qui signifie un contrôle indirect par l’Iran. Toujours selon Al-Ahmad, les affrontements ont fait dix victimes civiles, dont un enfant, et treize blessés, dont trois enfants. Outre al-Tayy et Halako, les miliciens ont perdu les quartiers de al-Zuhur et de la rue al-Khalij: un gain pour la Russie, qui cherche à faire pièce à l’influence croissante de l’Iran dans cette zone (Al-Monitor).

Malheureusement, en parallèle des tensions avec Damas, le Rojava subit toujours les attaques et les exactions de la Turquie et de ses mercenaires. Après une période de calme relatif, ceux-ci ont de nouveau lancé en début de mois des tirs sur les banlieues d'Ain Issa et les villages proches de la ville chrétienne de Tall Tamr. Les frappes aux alentours d’Ain Issa se sont poursuivies la semaine suivante. Le 4, un drone turc a frappé une carrière de sable dans un village de la province d’Hassakeh, provoquant des dégâts matériels. Dans un village de Kobanê, un autre drone a frappé une maison où le leader kurde Abdullah Öcalan s’était installé dans les années 90… La Turquie, qui détient Öcalan depuis 20 ans, a-t-elle encore si peur de lui qu’elle doive frapper une résidence qu’il a quitté il y en a 30? À Sarê Kaniyê, ville kurde qu’ils occupent, les djihadistes de la brigade Sultan Mourad et de la division Hamza se sont violemment affrontés sur le partage des fruits de leur racket des habitants (WKI).

Dans Afrin également occupée, les crimes de guerre continuent. La division Hamza a enlevé au moins une douzaine d’habitants kurdes. Le 18, l’Observatoire syrien des Droits de l’homme (OSDH) a rapporté les inquiétudes des Kurdes du village de Kuwait al-Rahma, dans le district de Shirawa (Afrin), face à des projets de réinstallation de déplacés principalement arabes et turkmènes dans un lotissement en construction près de leur village. Selon l’organisation des Droits de l’homme d’Afrin, alors que les Kurdes comptaient avant l’invasion turque 97% de la population de la ville, entre déplacements forcés et nouvelles arrivées, il n’y étaient plus en janvier dernier que 34,8%... (Rûdaw) Autre inquiétude, la dernière semaine du mois, selon l’agence ANHA, l’armée turque a commencé a creuser des tranchées près de plusieurs villages kurdes à la frontière à l’ouest de Kobanê, Zormixar, Ziyaret et Kor Eli. Un des habitants de Kor Eli a indiqué qu’il pourrait s’agir d’une tentative d’éviction, ajoutant: «Nous résisterons à toute forme d’attaque» (RojInfo).

Par ailleurs, la Turquie continue à utiliser l’accès à l’eau potable comme arme contre les habitants du Rojava, en contradiction avec l’accord signé avec la Syrie en 1987, qui prévoit pour l’Euphrate un débit minimum de 500 mètres cubes par seconde. Actuellement il n’est que de 200, ce qui provoque une baisse de niveau dans les retenues syriennes et une augmentation dramatique de la pollution de l’eau qui s’y trouve. Par ailleurs, la production d’électricité devient impossible. Le directeur du Barrage Tişrin, Mihemed Terbuş, a déclaré à l’ANHA: «En raison des politiques ignobles menées par l’État turc, une crise humanitaire peut survenir à tout moment. Des maladies telles que le choléra peuvent se propager» (RojInfo).

Toujours confrontées au problème de ses détenus djihadistes ou proches de djihadistes, l’administration autonome a poursuivi durant avril la vaste opération de sécurité confiée le 28 mars aux FDS et aux Asayish dans le camp d’Al-Hol pour y neutraliser les membres de Daech encore actifs. Le 2, après cinq jours de quadrillage, les forces kurdes ont annoncé avoir arrêté dans le camp 125 membres présumés de l’organisation djihadiste, dont une vingtaine de cadres. Ils seraient les responsables des cellules dormantes ayant perpétré depuis janvier quelque 47 assassinats dans le camp. Selon le porte-parole des Asayish, Ali al-Hassan, de nombreux membres de Daech avaient infiltré le camp en se faisant passer «pour des civils afin d'y mener leurs activités et de se réorganiser». Il a averti que, malgré les arrestations, «le danger n'a pas encore été éliminé, [et] persistera tant que [...] la communauté internationale ne considérera pas le camp comme un sérieux problème international, auquel elle aussi doit apporter des solutions adaptées». Il a ensuite réitéré l’appel au rapatriement des détenus étrangers. Le 6, alors que l’opération se poursuivait, le porte-parole de la coalition anti-Daech, le Colonel Wayne Marotto, a annoncé la capture à Al-Hol d’un important commandant de l’organisation, Ahmed Khoshua, grâce aux informations collectées. Mais la semaine suivante, après deux semaines d’opération, l’assassinat dans le camp avec un pistolet à silencieux d’un réfugié irakien a montré la vérité de l’avertissement lancé par al-Hassan. Deux femmmes ont aussi été blessées.

Parallèlement, les actions contre Daech se sont poursuivies. En début de mois, elles ont permis de capturer plusieurs djihadistes dans la province de Deir Ezzor, où Daech avait perpétré de nombreuses attaques dans les semaines précédentes. La semaine suivante, les FDS ont mené trois opérations conjointes avec la coalition internationale à Qamishli, Hassaké et Deir Ezzor et arrêté trois nouveaux djihadistes, dont un commandant, tandis qu’un membre du Conseil militaire de Manbij était victime d’une bombe artisanale. Après de nouvelles opérations à Hassaké, Deir Ezzor et Raqqa, les FDS ont annoncé l’arrestation de dizaines de djihadistes qui préparaient des attaques sur les bureaux de l’AANES à Hassakeh. Cependant, l’organisation djihadiste ne sera pas facile à éradiquer; elle poursuit ses attentats dans toute la région, tenant des zones du désert de la Badiyah au sud du pays d’où même les frappes aériennes russes ne parviennent pas à la déloger… Les affrontements sporadiques entre Daech et les FDS ainsi qu’avec les forces du régime, se sont poursuivis jusqu’à la fin du mois (WKI).

Si les pays européens refusent toujours de rapatrier leurs ressortissants internés dans les camps de l’AANES, celle-ci a pu procéder ce mois-ci à plusieurs rapatriements vers la Russie (34 enfants de 3 à 14 ans confiés le 18 à une délégation russe), et vers l’Ouzbékistan (24 femmes et 68 enfants dont 7 orphelins remis le 30 à une délégation de ce pays). Selon le communiqué de l’AANES, l’Ouzbékistan a déjà rapatrié quelque 240 femmes et enfants ouzbeks… (AFP)

Concernant les relations intra-kurdes au Rojava, il n’y a pas eu d’annonces ce mois-ci concernant les discussions entre le PYD et l’opposition du Conseil national kurde (ENKS). Cependant, le 27, le site Al-Monitor a rapporté qu’un envoyé français s’était rendu au Rojava début avril, suivi en milieu de mois par une délégation du ministère français des Affaires étrangères. Le premier envoyé a rencontré plusieurs personnalités kurdes, arabes et syriaques, et a invité les représentants de ces communautés, dont le PYD et l’ENKS, à se rendre à l'Élysée pour discuter de la situation en Syrie, une invitation réitérée par la délégation arrivée ensuite. La France avait déjà joué un rôle dans le lancement des discussions entre les deux composantes de l’échiquier politique kurde en Syrie.

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IRAK: FRAPPE DE DRONE SUR ERBIL, NOUVELLE OPÉRATION TURQUE, SECONDE VAGUE ÉPIDÉMIQUE

Si le parlement irakien a finalement adopté le 31 mars le budget fédéral, dont l’article 11 formalise l’accord Bagdad-Erbil sur le budget du Kurdistan, les problèmes budgétaires de celle-ci n’ont pas pour autant été immédiatement résolus par un coup de baguette magique. L’accord prévoit bien le versement au Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) de 12,67% du total, plus les salaires de ses fonctionnaires, en échange de ses revenus pétroliers et douaniers, mais il faudra le temps de le mettre en œuvre, alors que certains de peshmergas attendent leur solde depuis deux mois.

Le 1er avril, heureusement, les États-Unis ont annoncé le versements des fonds nécessaires à ce versement. Ils assistent 30.000 de ces combattants kurdes depuis 2014. Mais depuis janvier, les fonds se faisaient attendre. Officiellement ce retard provenait du changement d’administration après les élections américaines, mais pour certains, il reflétait l’impatience américaine devant la lenteur de la réforme devant unifier sous commandement unique des peshmergas toujours divisés entre les deux principaux partis kurdes (Rûdaw)…

Le 7, le Premier ministre du Kurdistan, Masrour Barzani, a déclaré que le GRK était «prêt à assumer toutes ses responsabilités dans le cadre du budget», avant d’appeler le gouvernement fédéral à lui aussi «respecter ses engagements» et… à envoyer les fonds toujours dus pour janvier, février et mars. Barzani a également annoncé que le budget 2021 du GRK allait rapidement être transmis au parlement d’Erbil. Admettant qu’il n’était pas parfait, le budget fédéral étant lui-même un compromis, il a conclu: «Notre principale victoire est la protection et le renforcement continus de nos droits constitutionnels».

Le franchissement de cette étape difficile du budget a certainement permis une amélioration des relations entre les deux partenaires, et le Président de la Région, Nechirvan Barzani, en a fait état lors de sa visite dans la capitale irakienne en se référant à Bagdad comme «partenaire stratégique de la Région du Kurdistan». Mais les Kurdes s’inquiètent toujours de la politique anti-kurde menée dans les territoires kurdes placés sous le contrôle du gouvernement fédéral, ou «territoires disputés», et de la non-mise en œuvre de l’article 140 de la Constitution qui doit décider de leur sort par référendum. La semaine suivante, le même Nechirvan Barzani a appelé le Secrétaire général de l’ONU António Guterres à s’impliquer dans une médiation visant à résoudre ces question toujours en suspens (WKI).

Concernant l’épidémie de COVID-19, le Kurdistan a enregistré une nouvelle vague de contaminations, la seconde, avec des chiffres en augmentation rapide depuis mi-février et particulièrement après Newrouz. Le 1er avril, on comptait 755 nouveaux cas, pour un total de 122.915 depuis un an. Pour encourager le dépistage, le ministère de la Santé du GRK a ordonné une baisse des prix des tests. L’avant-veille, il avait annoncé de nouvelles mesures visant à limiter la propagation du virus: fermeture des cinémas, des salles de mariage et des salles de sport, interdiction de la chicha et limitation des horaires des cafés et des restaurants. Il avait également ordonné la fermeture des lieux de culte jusqu'au 10 avril. Le Kurdistan, qui a reçu de Chine 5.000 doses du vaccin Sinopharm, a pu mener quelques vaccinations, priorisant les soignants.

Mais le 7, on comptait 1.217 nouveaux cas et 13 décès en 24 h, un pic depuis des mois, pour un total de 128.264 cas et 3.756 décès depuis le début de la pandémie. Le GRK a alors annoncé à compter du 8 un couvre-feu de 20h à 6h jusqu’au 12. Le 8, alors que l’Irak connaissait un accroissement rapide du nombre de cas, avec 8.331 personnes contaminées en 24 h, le représentant de l’OMS, Ahmed Zouiten, a annoncé la réception rapide de «millions de doses de vaccins». Le pays avait reçu fin mars 336.000 doses d’Astra-Zeneca et 50.000 de SinoPharm, et devrait recevoir des vaccins russes Spoutnik-V et 1,5 million de doses de Pfizer, selon un accord négocié par le ministère de la Santé (Rûdaw). Au Kurdistan, si la population hésitait à se faire vacciner début mars, la remontée des contaminations a inquiété et provoqué une course au vaccin. Le 18, le nombre de demandes avait été multiplié par six, bien au-delà des doses disponibles, et 85% des 55.000 doses disponibles avaient été administrées. Pour réguler les flux, le GRK a imposé la prise de rendez-vous préalable sur internet (Kurdistan-24). Le 30, alors que le nombre de contaminations grimpait toujours, le GRK a annoncé le test systématique des voyageurs venant d’Inde et leur isolement pour deux semaines. À cette date, l’Irak, incluant le Kurdistan, avait enregistré depuis l'apparition de l’épidémie plus de 1,06 millions de cas et 15.000 décès.

Les tensions américano-iraniennes sur le sol irakien, récemment ravivées par la question du nucléaire et les sanctions américaines, continuent à avoir un impact important sur le Kurdistan d’Irak. Le 14, jour de commémoration pour les Kurdes du génocide de l’Anfal, l'aéroport d'Erbil a été frappé par une roquette larguée, pour la première fois, depuis un drone. Il n'a pas fait de victimes mais a causé des dégâts dans un bâtiment. L'explosion a été entendue dans toute la ville. Comme lors de l’attaque du 15 février, la cible visée était le contingent militaire américain. L’attaque n’a pas été réellement revendiquée, mais le groupe qui avait revendiqué l’attaque précédente, les «Gardiens du Sang» (Saraya Awliya al-Dam), s’est félicité publiquement. L’ancien ministre irakien des Affaires étrangères, Hoshyar Zebari, un Kurde membre du PDK, a rapidement accusé les milices pro-iraniennes, déclarant: «Il semblerait que la même milice qui a visé l'aéroport il y a deux mois recommence. C'est une escalade évidente et dangereuse». Le 16, les gouvernements allemand, français, italien, britannique et américain ont condamné «fermement» l’attaque dans un communiqué conjoint, où ils réitèrent «[leur] détermination à poursuivre la lutte contre Daech» au sein de la coalition dirigée par les États-Unis (AFP). En fin de mois, plusieurs médias irakiens pro-iraniens ont cherché à justifier l’attaque par la présence du Mossad israélien au Kurdistan irakien. Le porte-parole du GRK, Jutiyar Adel, a démenti l’information et menacé de poursuivre en justice l’une des chaînes de télévision concernée. Le GRK a également demandé au gouvernement irakien «d'ouvrir une enquête transparente et d'envoyer une commission d'enquête sur les lieux du prétendu centre israélien afin de mettre un terme à ces accusations fausses et dangereuses» (WKI).

Au-delà du budget, Bagdad et Erbil s’opposent toujours sur la gouvernance des territoires disputés. À Kirkouk, le ministère de l’Intérieur irakien a lancé des poursuites contre 75 officiers de police pour avoir voté au référendum d’indépendance du 25 septembre 2017, organisé à l’époque dans la province par son gouverneur kurde Nejmeddine Karim, ensuite démis par Bagdad. Les Kurdes ont protesté contre ces poursuites, y voyant la continuation de la politique de purge anti-kurde entamée avec la destitution de Karim après la reprise de contrôle de la province par Bagdad en octobre 2017. Des centaines de fonctionnaires et d'officiers de sécurité kurdes ont depuis été destitués et remplacés par des non-Kurdes (WKI).

Autre territoire toujours sous tension, le Sindjar, malgré l’accord Bagdad-Erbil d’octobre dernier. Les quelques familles yézidies revenues dans le district depuis l’invasion de Daech se plaignent du manque de services de base. Une résidente du village de Siba Sheikh Khidhir a ainsi témoigné le 14 sur Rûdaw: «Il n'y a pas d'eau ni d'électricité ici. Pendant l'été, nous sommes obligés de nous abriter dans les bâtiments en ruine juste pour échapper à la chaleur». On estime que sur 5.000 familles vivant au village avant l'attaque de Daech, seulement 65 sont revenues. Pour l’ensemble du Sindjar, seulement 20% des 300.000 déplacés de l’attaque seraient revenues (Middle East Monitor).

Le 22, le ministère irakien de la Défense a cependant indiqué qu’environ 7.500 familles déplacées au Kurdistan, majoritairement des Yezidis, étaient revenues au Sindjar et à Tal Afar sous la supervision de l’armée irakienne. Le ministère n’a pas précisé la date de ces retours, mais a indiqué que le nettoyage des villages se poursuivait pour en permettre d’autres. Le GRK a rendu responsable des difficultés de retour la présence de plusieurs «groupes armés illégaux», en particulier affiliés au PKK qui, selon l’accord d’octobre, devraient quitter le Sindjar. L’administration du district apparaît contestée non seulement entre Bagdad et Erbil, mais aussi par une «administration autonome» locale inspirée de celle du Rojava…

L’organisation djihadiste Daech est toujours présente dans la bande des territoires disputés entre GRK et gouvernement fédéral. Ses membres opèrent notamment dans les zones montagneuses qu’ils utilisent comme sanctuaires d’où lancer leurs attentats. En début de mois, les pechmergas comme l’armée irakienne ont lancé plusieurs opérations dans les Monts Qarachogh avec le soutien de la coalition. Parallèlement, la Sécurité de la province de Kirkouk a arrêté plusieurs djihadistes et saisi des roquettes dans le district de Hawija. Au Kurdistan, le Conseil de sécurité a diffusé la semaine suivante la vidéo des aveux de plusieurs djihadistes arrêtés en février, qui préparaient des attaques à Erbil. Ils ont indiqué avoir été dirigés à distance par des agents se trouvant dans le camp d’Al-Hol, au Rojava. En raison de la multiplicité des tensions et des acteurs, il est parfois difficile de déterminer l’auteur d’une attaque. Le 16, les milices pro-iraniennes Hashd al-Shaabi de Bartila (25 km à l’est de Mossoul) ont accusé de tirs de roquette contre un de leurs postes les peshmerga, qui ont démenti. Le 19, une autre roquette a frappé le district de Kifri (Diyala), blessant un civil et causant des dommages matériels. Dans ce second cas, aussi bien les milices Hashd que Daech pourraient être responsables… (WKI)

Autre facteur de tension, la poursuite des frappes turques dans les zones frontalières du Kurdistan, qui font toujours des victimes civiles, régulièrement présentées par l’état-major turc comme des «terroristes neutralisés», et ont déjà causé des milliers de déplacés. Le contingent turc en Irak compte maintenant probablement plus de 5.000 hommes et dispose d’une quarantaine de bases, très majoritairement dans la Région du Kurdistan. Le 14, au moment de l’attaque de drone sur Erbil, trois roquettes ont aussi frappé une de ces bases à Bashiqa (Mossoul), blessant un enfant et tuant un soldat turc (Reuters). Les groupes pro-iraniens à Bagdad avaient déjà demandé en vain l’évacuation de cette base, menaçant de la frapper…

En début de mois, le ministre de la Défense turc Hulusi Akar, a de nouveau menacé de frapper le PKK au Sindjar et à Makhmour. Puis le 23 dans l’après-midi, l’armée turque a démarré une nouvelle opération terrestre et aérienne anti-PKK au Kurdistan d’Irak, envoyant dans la région de Metina des commandos appuyés de drones et d’hélicoptères de combat (AFP) et menant des attaques dans d’autres zones de la province de Dohouk, dont Avashin, Basyan, Kani Masi, Zab et Kesta. Le PKK a confirmé des combats avec les troupes turques, qu’il a accusées d'avoir utilisé des armes chimiques à au moins trois reprises. De son côté, le ministère turc de la Défense a affirmé avoir perdu trois soldats et «neutralisé» 37 membres du PKK (WKI). À Souleymaniyeh, une cinquantaine de manifestants ont été incarcérés après s’être rassemblés pour protester contre cette offensive (AFP).

Le 30, le ministre turc de l’intérieur Suleyman Soylu a annoncé l’établissement d’une nouvelle base dans la région de Metina. Parlant devant des membres de l’AKP, il a précisé: «Cette zone est une voie vers Qandil ; nous allons contrôler cette voie». Cette opération semble s’insérer dans la stratégie d’Ankara d’interdire au-delà de sa frontière sud toute communication Est-Ouest au PKK. Mais ce renforcement permanent de la présence turque au Kurdistan d’Irak, qui s’apparente de plus en plus à une occupation, alarme de plus en plus d’observateurs kurdes. Le député HDP Hisyar Ozsoy s’est inquiété dans une interview avec Al-Monitor d’une opération qui, sous prétexte de cibler le PKK, pourrait avoir pour réel objectif «d’occuper progressivement le Kurdistan irakien», comme la Turquie l’a fait dans le Nord syrien.

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IRAN: TENSIONS AU SOMMET APRÈS UN NOUVEL ATTENTAT, QUATRIÈME VAGUE DU COVID, LES KURDES POURSUIVIS POUR LE NEWROUZ

Alors que des négociations indirectes se sont engagées à Vienne avec les États-Unis pour tenter de relancer l’accord de 2015 sur le programme nucléaire iranien, le régime a manifestement été ébranlé par la nouvelle attaque contre son site d’enrichissement de Natanz, le 11 de ce mois d’avril. Le nombre d’attaques menées avec succès sur le territoire de la République islamique a bien de quoi inquiéter les dirigeants. Après un premier incident ensuite attribué à un sabotage à Natanz début juillet 2020, ce fut, le 27 novembre, l’assassinat du physicien Mohsen Fakhrizadeh en banlieue de Téhéran, puis arrive ce nouvel «accident», rapidement qualifié à son tour par les autorités d’acte terroriste. Entretemps, le 7 août, le numéro deux d’Al-Qaïda était mitraillé à Téhéran…

Une telle vague d’attentats sans précédent laisse penser que leurs auteurs disposent d’un réseau sur place, peut-être des citoyens iraniens… D’où remous sans fin et dissensions entre dirigeants se révélant au grand jour: le responsable du Centre stratégique du Parlement a déclaré que l’Iran était devenu un «havre pour les espions»; des députés ont demandé la démission des responsables de l’appareil de sécurité et de renseignement, dont l'ancien commandant des Gardiens de la révolution (pasdaran) a par ailleurs appelé à la refonte. La paranoïa s’est étendue au point de faire soupçonner une origine non naturelle au décès le 19 du brigadier général Mohammad Hosseinzadeh Hejazi. Ce commandant adjoint de la Force Al-Quds, ancien bourreau des Kurdes dans les années 80 et architecte de l’appareil répressif actuel, aurait fait une crise cardiaque (New-York Times). Alors que s’approche l’élection présidentielle du 18 juin, des disputes internes aux pasdaran ont aussi été révélées au grand jour. Yadollah Javani, chef adjoint des affaires politiques, a accusé en direct un autre Gardien, Said Mohammad, candidat à l’élection, de «violations» des procédures légales de candidature. Celui-ci ne s’est pas gêné pour lui rétorquer qu’il n’était pas le porte-parole du Corps des Gardiens (CGRI)… Ces disputes publiques montrent la nervosité des conservateurs pour les prochaines élections. Ils semblent vouloir contrôler encore plus étroitement les candidatures. Aux élections de 2020, ils avaient pris le contrôle du parlement grâce aux disqualifications massives des candidats réformistes par le Conseil des gardiens de la constitution… (Radio Farda) Mais le taux de participation avait été le plus bas depuis la Révolution islamique avec officiellement 42,6% (mais selon divers observateurs seulement 20%).

Mi-avril, l’ancien responsable de l’organisation nucléaire iranienne, Fereydoun Abbasi-Davani, a révélé les dessous de l’attaque de juillet sur Natanz: les explosifs avaient été scellés dans un lourd bureau amené dans l'usine des mois auparavant. Quant à la dernière attaque, elle démontre la maîtrise des auteurs, qui sont parvenus à couper simultanément le secteur et les batteries de secours, envoyant valdinguer des milliers de centrifugeuses. Ces modes opératoires laissent penser à des complicités locales, d’où l’accroissement de la tension sécuritaire…

Autre facteur d’instabilité, les nouveaux records battus par l’épidémie de COVID-19 après les fêtes du Newrouz. Cette quatrième vague est due en partie à l’absence de restrictions durant les vacances du nouvel an, une période où les Iraniens se sont déplacés par millions. Le 7, le ministère de la Santé a déclaré 20.954 nouveaux cas dans les 24 heures précédentes, dépassant encore le record de 17.430 infections enregistré la veille. Le vice-ministre de la Santé a mis en cause des responsables (non nommés) du Centre de lutte contre l’épidémie, pour «avoir empêché d'utiliser l'occasion en or de [la fête] pour éteindre les flammes du coronavirus» en refusant de reconduire les restrictions imposées l’année précédente. À cette date, l’Iran comptait officiellement 1.984.348 cas pour 63.699 décès (Radio Farda). Mais les chiffres compilés par l’opposition sont toujours quatre fois plus élevés: au 1er avril, l’Organisation des Moudjahiddine du Peuple d’Iran (OMPI), additionnant des données régionales, avançait plus de 240.800 décès dans 529 villes, un chiffre passé à plus de 252.100 le 15, et à 269.300 décès le 29. Nombreux sont les Iraniens à prêter davantage crédit à ces calculs qu’aux chiffres officiels. Le 10 avril, les autorités ont imposé un confinement de 10 jours dans la majeure partie du pays, mais le 15, le nombre officiel de décès à Ispahan atteignait 9.400, avec un nombre de malades multiplié par six depuis Newrouz… (CNRI). Le même jour, l’ambassadeur iranien en Russie a annoncé l’achat de 60 millions de doses de Spoutnik-V, pour livraison entre juin et décembre, ainsi qu’une production en Iran même… L’Iran a aussi commencé à recevoir dans le cadre du programme Covax une première livraison de 700.000 doses d’AstraZeneca, dont 17 millions de doses devraient suivre. Le 27, le nombre de décès quotidiens, 496 morts, a battu un nouveau record et la présence d’un variant indien a été signalée. Le vice-ministre de la Santé, Iraj Harirchi, qui au début de la crise minimisait l’épidémie, a déclaré que la mortalité serait à la hausse pour au moins deux semaines. À cette date, la campagne de vaccination lancée début février enregistrait peu de progrès, avec 824.000 vaccins administrés.

Le 14, le Centre pour les droits de l’homme en Iran (CHRI) a appelé le pays, et en particulier l’institution pénitentiaire, à respecter ses obligations juridiques de protéger les prisonniers contre l’épidémie et donc à «agir rapidement pour déployer toutes les ressources juridiques afin de réduire autant que possible le nombre d'individus incarcérés». Le 12, un groupe de détenus de la prison d’Evin avait lancé un appel similaire après la découverte d’un cluster dans la prison. La plupart des prisonniers politiques ou d’opinion et des binationaux n’ont pas obtenu de libération provisoire (CHRI), et les Kurdes, dont la part dans la population carcérale dépasse largement leur proportion dans la population, sont particulièrement à risque…

Toujours sous sanctions et durement impactée par l’épidémie, l’économie iranienne continue sa stagnation. Début avril, le Centre statistique iranien a publié son indice annuel des prix à la consommation. C’est le Kurdistan iranien qui connaît le taux d'inflation le plus élevé: 40,1% pour Kermanshah, 39,2% au Kordestan (Sanandadj), et 38,6 % à Ilam (le quatrième plus élevé d’Iran). Les provinces kurdes d’Iran sont aussi victimes du chômage et des mauvaises conditions de vie dues aux politiques discriminatoires du régime (WKI). Quant au chômage, un député kurde, Mansour Moradi, a indiqué le 11 qu’il avait atteint au Kordestan son niveau le plus élevé depuis dix ans avec plus de 60%. Ces chiffres contrastent avec les 13% officiellement calculés dans le passé, qui ont toujours été contestés par les députés de la région (Rûdaw). Ces conditions économiques insupportables, augmentées de retards de paiement des salaires, ont alimenté nombre de manifestations, allant des salariés et des chômeurs aux retraités, ainsi que des grèves de durées inédites. Malgré l’épidémie, le nombre des manifestations de rue a augmenté de 50% sur l’année iranienne 2020-2021 (CHRI). Les slogans, passant du terrain économique au politique, dénonçaient la mauvaise gestion des fonds publics et exigeaient des démissions, appelant même au boycott des présidentielles.

Au Kurdistan, les conditions économiques et sociales catastrophiques contraignent de plus en plus de jeunes Kurdes a adopter la dangereuse profession de kolbar, porteur transfrontalier. Ceux-ci, pourtant généralement non-armés, sont régulièrement assassinés par balles par les forces de répression. La deuxième semaine du mois, deux d’entre eux ont ainsi été blessés à Khanera, près de la frontière irakienne. L’un d’eux a dû être hospitalisé à Soran (Kurdistan d’Irak). La semaine suivante, ce sont des garde-frontière turcs qui ont tué dans deux incidents séparés trois porteurs kurdes d’Iran. Selon l’organisation de Droits de l’homme Hengaw, l’un des trois a été torturé à mort. Côté iranien, un autre porteur a été abattu près de Bahan et deux autres gravement blessés à Sardasht et Baneh. Le 25, les gardes-frontières iraniens ont blessé cinq autres kolbars près du poste frontière de Qulqula, dont plusieurs ont dû être hospitalisés à Marivan (WKI).

Le 27, le jeune kolbar Behnam Samadi, 17 ans, a témoigné sur la chaîne kurde d’Irak Rûdaw de sa capture par les Turcs. Montrant les cicatrices de ses tortures, il a décrit les circonstances de la mort de son compagnon, Hassan Kachkanlu, 48 ans: «[Après nous avoir battus, les gardes turcs] nous ont remmenés à la frontière iranienne, où ils nous ont à nouveau battus et nous ont aspergés d’eau. Quand ils nous ont relâchés, nous nous sommes évanouis. Quand j’ai repris connaissance, j'ai découvert que mon ami était mort». Selon le Kurdistan Human Rights Network (KHRN), 52 kolbars ont été tués et 147 blessés en 2020. 46 des morts ont été abattus par des gardes-frontières iraniens ou turcs.

Au Kurdistan d’Iran, les pasdaran, non contents d’assassiner les kolbars, servent au régime de principale force de répression. Le 5, le Kurdistan Human Rights Network (KHRN) a rapporté qu’ils avaient bombardé durant quatre heures certaines zones montagneuses à la frontière du Kurdistan d’Irak: «Un convoi militaire iranien transportant des équipements lourds [des pasdaran] a stationné près du village de Kani Hosseinbag à Sarvabad et a bombardé les hauteurs du mont Shaho, entre les villages de Deyvaznav et Daleh Marz». Selon l’organisation Hengaw, les tirs d’artillerie ont causé d’importants dommages à cette zone naturelle pourtant légalement protégée, que les pasdaran bombardent chaque année depuis 2008. Il s’agit semble-t-il d’intimider les partis politiques kurdes d’opposition, le PDKI et le PJAK, dont l’activité s’est accrue dans cette région. Un gigantesque drapeau du Kurdistan avait ainsi été dressé le 31 mars sur cette montagne en hommage au Président de la République kurde de Mahabad, Qazi Mohammed, exécuté précisément à cette date en 1946 (WKI). «Avant 2005, il n'y avait aucune base militaire des Gardiens à Shaho, mais depuis 2008, ils ont construit de nombreuses routes et y ont installé au moins huit bases» a déclaré le fondateur de KHRN, Rebin Rahmani, à Rûdaw.

Les activités des pasdaran au Kurdistan d’Iran ne restent pas sans résistance: en milieu de mois, le PDKI a revendiqué l’assassinat récent près de Piranshahr du commandant Osman Hossini, responsable de la mort d’un peshmerga de cette organisation (WKI). Mais la répression demeure implacable. Selon le KHRN, au moins 25 civils kurdes ont été arrêtés en mars dans plusieurs villes du Kurdistan iranien et au moins 22 civils condamnés à des peines allant de six mois et 30 coups de fouet à 15 ans d’emprisonnement. De plus, depuis le Newrouz, des participants kurdes à cette fête pourtant célébrée dans tout l’Iran sont recherchés, surtout ceux présents dans des rassemblements où le drapeau du Kurdistan, interdit, avait été levé.

La première semaine du mois, de nombreuses arrestations et condamnations visant des Kurdes ont été rapportées. Cinq membres d’une même famille ont été arrêtés dans le village de Ya’aqob (Baneh); à Darreh Shahr, l’activiste kurde Ayoub Warzi a reçu 11 ans de prison pour «insulte au Guide suprême». À Piranshahr, le chef religieux kurde Rasoul Hamzapour a reçu trois ans de prison pour «propagande contre la République islamique». Enfin, à Kermanshah, le militant syndical kurde Jwanmir Muradi a été condamné à un an de prison. Par ailleurs, on a appris le 4 l’exécution à Ouroumieh de trois Kurdes convaincus de «trafic de drogue» (HRANA). La semaine suivante, l’Etelaat (Renseignement) a arrêté un participant au Newrouz du village de Ney (Marivan). Ce village semble d’ailleurs particulièrement surveillé, puisqu’en fin de mois, 14 de ses habitants ont été de nouveau arrêtés, accusés d’aider des groupes kurdes d'opposition, et ont dû signer des engagements écrits avant d’être libérés. À Kermanshah, un autre Kurde, Jalal Namdari, a été condamné à huit ans de prison pour sa participation aux manifestations antigouvernementales de 2019, et l’activiste Said Khalidi a reçu cinq ans de prison pour «actions contre la sécurité nationale». À Naqadeh, deux autres Kurdes ont été condamnés à 43 mois d’emprisonnement pour «appartenance à des partis kurdes d’opposition». En milieu de mois, la Sécurité a arrêté à Dehloran pour le même motif un Kurde nommé Abdul Sattar Karimi. À Piranshahr, au moins six Kurdes ont été arrêtés, dont une mère, Gulala Muradi, et ses deux enfants, le plus jeune ayant seulement 14 ans; à Salmas, ont été arrêtés deux frères et sœurs, et une dernière personne à Baneh.

Le 21, l’athlète kurde connu Akbar Haiderpour a été arrêté à Dehloran (Ilam), sous l’accusation d'aider les partis kurdes (Kurdpa). Le 24, l’Etelaat a arrêté quatre habitants de Sanandadj, dont les deux activistes Marzia Gulam Waissi et Sirwan Abdullah. Enfin, à Téhéran, l’éducatrice et militante kurde Gazal Shahi a été condamnée à 18 mois de prison pour «diffusion de mensonges sur Internet» (WKI).

Enfin, si la Turquie et l’Iran s’opposent sur de nombreux points, ils se retrouvent dans l’assistance mutuelle pour réprimer les Kurdes. Selon le Guardian, cinq activistes kurdes exilés d’Iran sont actuellement détenus en Turquie, dont l’un, Afshin Sohrabzadeh, se trouve maintenant dans un centre de rapatriement. Emprisonné durant 7 ans, torturé et mis à l’isolement, il avait réussi à s’enfuir vers la Turquie à la faveur d’une visite à l’hôpital. Arrêté ce mois-ci au commissariat d’Eskişehir, où il s’était rendu pour obtenir des documents de voyage, il est maintenant accusé d'être une menace pour la sécurité nationale de la Turquie. Selon son avocat, son statut de réfugié protégé par le droit international et le droit turc est ignoré. S'il est renvoyé en Iran, Sohrabzadeh risque la peine de mort.

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FRANCE : OFFICIELLEMENT INTERDITS APRÈS LEURS ATTAQUES ANTI-ARMÉNIENNES, LES LOUPS GRIS S’EN PRENNENT AUX KURDES

Le 3 avril, le local d’une association kurde du 7e arrondissement de Lyon a été attaqué par au moins une dizaine de personnes armées de barres de fer. Selon la police, arrivée sur les lieux après le départ des agresseurs, quatre hommes d’origine kurde ont été blessés à l'arme blanche, avec des battes et des barres de fer. Le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) a dénoncé l’attaque dans un communiqué déclarant que «les Loups gris vêtus de cagoules [et équipés] de battes de baseball et d'armes blanches, ont attaqué avec la plus grande violence notre association de Lyon et passé à tabac ses membres».

Ce groupe ultra-nationaliste est l’aile paramilitaire du parti turc d’extrême-droite fascisant du MHP (Milliyetçi Hareket Partisi), en français «Parti d’action nationaliste», allié au pouvoir en Turquie avec le parti islamiste AKP du président turc Recep Tayyip Erdogan. Après avoir longtemps combattu les islamistes, il est donc maintenant on ne peut plus proche de l’«homme fort» de Turquie. Il y a deux semaines, l'association culturelle kurde de Lyon dont les membres ont été visés avait déjà dénoncé des menaces et des inscriptions attribuées aux Loups gris sur la porte de son local situé en rez-de chaussée. Il est notable que parmi les inscriptions menaçantes trouvées sur place, figuraient le sigle MHP ainsi que les initiales «RTE»… pour Recep Tayyip Erdogan.

Les «Loups gris» avaient pourtant été dissous en novembre dernier par le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin. Cela faisait suite à une série d’attaques violentes visant la diaspora arménienne dans la même région, à Décines, Vienne et Dijon. Le Conseil de coordination des Organisations Arméniennes de France (CCAF) a d’ailleurs publié dès le lendemain de l’attaque un communiqué appelant l’État français à prendre des mesures fermes face aux Loups Gris. Ce communiqué déclare notamment: «Depuis de nombreuses années, les nervis islamo-nationalistes à la solde d’Erdogan s’en prennent en Europe aux démocrates turcs, aux ressortissants d’origine arménienne et aux représentants de la communauté kurde, comme cette fois-ci à Lyon. Cette agression à caractère fascisant s’inscrit dans le cadre de la montée de l’expansionnisme turc au Caucase, au Moyen-Orient, en Méditerranée et en Europe. Elle exige une riposte ferme des pouvoirs publics français, en particulier sur le plan pénal, et de réelles mesures de protection en faveur des opposants à Erdogan et au panturquisme sur le territoire national. Nous demandons au gouvernement et en particulier au ministère de la Justice et à celui des Affaires étrangères de se montrer moins frileux et complaisants envers les menées d’Ankara qui portent en germe de graves menaces sur l’ordre public et l’intégrité de la France et de ses ressortissants. Nous exprimons notre totale solidarité au Conseil Démocratique kurde en France, au mouvement progressiste kurde, et à l’ensemble des forces qui disent non à la politique criminelle de l’Etat turc à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières».

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