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Bulletin N° 432 | Mars 2021

 

TURQUIE: INTERDICTION ANNONCÉE DU PARTI «PRO-KURDE» HDP ; CONDAMNATION VERBALE DE L’EUROPE

Le 2 mars, le président Erdoğan, dont on ne compte plus les violations des droits de l’homme, a annoncé un «plan d’action» censé… améliorer la situation des droits de l’homme en Turquie. Qui croit-t-il convaincre? «Pendant plus d’une heure, écrit Le Soir, il a détaillé des dizaines de mesures parfois très vagues ou, au contraire, très techniques, sans rien annoncer de notable dans les domaines où il se savait attendu au tournant». À l’intérieur comme à l’étranger, les défenseurs des droits de l’homme sont demeurés sceptiques. Le député CHP (opposition) Sezgin Tanrıkulu a interpellé publiquement le président: «Vous dites avec ce document que les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme [CEDH] sont contraignantes et que les décisions de la Cour constitutionnelle seront prises en compte par les juges. Alors Selahattin Demirtaş sera-t-il libéré demain? Allez-vous vous conformer aux décisions de la CEDH et Osman Kavala sera-t-il libéré demain?». L’association turque des Droits de l’homme İHD a posé les mêmes questions. Un autre député CHP, Ünal Çeviköz, a ironisé: «Ce plan d'action pour les droits de l'homme est comme la redécouverte de la Constitution turque»… Pourquoi en effet ne pas commencer par respecter celle-ci?

Erdoğan a rapidement justifié les inquiétudes en montrant comment il entendait «améliorer la situation des droits de l’homme» dans le pays. Le 17, le Parlement contrôlé par l’AKP, le parti du président, a expulsé d’une manière scandaleuse le député HDP (Parti démocratique des peuples, opposition) Ömer Faruk Gergerlioglu, condamné à deux ans et demi de prison pour un tweet: cent policiers ont pénétré dans l’enceinte du Parlement pour l’arrêter sans ménagements. Le même jour, le procureur général de la plus haute Cour d'appel de Turquie a annoncé le lancement d’une procédure d’interdiction du HDP. Puis le 19, M. Erdoğan a signé un décret ordonnant la sortie de la Turquie de la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, dite «Convention d'Istanbul». Le responsable communication de la Présidence a justifié cette décision le 21 en déclarant que la Convention aurait été «détournée par un groupe de personnes tentant de normaliser l'homosexualité – incompatible avec les valeurs sociales et familiales de la Turquie». En chute dans les sondages (29% des intentions de vote mi-mars selon un sondage Avrasya), Erdoğan recherche manifestement les voix des courants les plus rétrogrades, qui jugeaient depuis sa signature en 2011 la Convention inacceptable. Le 24, Human Rights Watch (HRW), a déclaré: «Le gouvernement du président Recep Tayyip Erdoğan démantèle les protections des droits humains et les normes démocratiques en Turquie à une échelle sans précédent depuis 18 ans qu'il est au pouvoir».

L’attaque présidentielle contre les droits des femmes est d’autant plus choquante qu’elle survient deux semaines après la Journée internationale du 8 mars. Dès le 1er mars, la police avait attaqué un rassemblement de femmes kurdes au parc Hazal de Diyarbakir, tentant de leur arracher leurs banderoles et empêchant de passer celles vêtues à la kurde. Par ailleurs, selon l’organisation turque Halte aux féminicides, en 2020, trois-cents femmes ont été assassinées par des hommes de leur entourage et plus d’une centaine ont perdu la vie de manière suspecte. Pour 2021, on compte déjà 77 féminicides… Le 20, des milliers de femmes sont descendues dans la rue à Istanbul, Ankara ou Izmir pour protester contre la décision unilatérale du président turc, également condamnée à l’étranger: le président américain a déploré «un pas en arrière extrêmement décourageant», la secrétaire générale du Conseil de l’Europe, Marija Pejcinovic Buric, une décision «dévastatrice», et le ministre des affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, «un recul des droits préoccupant».

Concernant la poursuite de l’emprisonnement abusif de Selahattin Demirtaş, les appels se sont multipliés ce mois-ci pour en obtenir la fin. En début de mois, HRW a appelé le Conseil de l’Europe à accroître sa pression sur la Turquie. Au parlement européen, 590 députés ont voté pour mettre la question de la libération de Demirtaş à l’ordre du jour. La semaine suivante, Amnesty International a lancé à son tour un nouvel appel pour sa libération (WKI).

Concernant l’interdiction du HDP, le Département d’État américain a indiqué le 18 «surveiller» la situation et parlé d’une décision qui «saperait encore davantage la démocratie en Turquie». L’Union européenne a le même jour condamné d’avance une interdiction, qui «violerait les droits de millions d'électeurs», tandis qu’à Berlin, le ministre des Affaires étrangères Heiko Maas dénonçait une «remise en cause de l’État de droit». La secrétaire générale du Conseil de l'Europe, Marija Pejcinovic Buric, a également mis en garde. Le jour même, le ministre turc des Affaires étrangères a rejeté ces critiques en appelant «ceux qui s'immiscent dans nos affaires intérieures [...] à respecter le processus judiciaire» (AFP).

Mais les Européens n’ont guère été au-delà de condamnations verbales. Après un entretien par visioconférence le 19 entre Recep Tayyip Erdoğan, Charles Michel et Ursula von der Leyen, le communiqué européen a souligné la nécessité d’un «agenda Turquie-Union européenne plus positif» sans mentionner une seule fois les droits de l’homme… Où étaient passées les inquiétudes de la semaine précédente? C’est que d’une part, l’administration américaine a exhorté Bruxelles à éviter les sanctions (le secrétaire d’État américain, Antony Blinken a rappelé l’importance de l’allié turc), et d’autre part la Turquie a opportunément quelque peu assoupli ses positions sur ses activités en Méditerranée orientale. Par ailleurs, les États de l’UE sont divisés quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de la Turquie, certains privilégiant la diplomatie alors que d’autres souhaiteraient des sanctions. Dernier point, la Turquie continue à jouer son rôle de gardien des frontières de l’Europe en retenant sur son territoire 3,6 millions de réfugiés syriens… (Le Monde)

Fort de cette inaction, le pouvoir turc a poursuivi sa répression implacable du HDP. Après le fiasco, le 12 février dernier, de sa tentative de libération par la force de 13 prisonniers turcs du PKK retenus dans une grotte du Kurdistan d’Irak, qui s’était soldée par la  mort des prisonniers avec leurs gardiens, il avait joué l’hystérie antikurde, trouvant dans le HDP un bouc émissaire commode pour dissimuler ses responsabilités. Le parti «pro-kurde» était déjà accusé d’avoir provoqué en octobre 2014 les manifestations pour Kobanê qui avaient fait une cinquantaine de morts dans tout le pays. Il s’est trouvé confronté à une nouvelle vague de répression, avec l’arrestation le 25 février de 718 de ses membres dans tout le pays. Cherchant à accréditer sa version d’une exécution par le PKK, le pouvoir a voulu réduire au silence un HDP qui diffusait une version contradictoire: la mort des prisonniers sous les bombes des 41 bombardiers déployés dans l’attaque de la grotte où ils étaient retenus…

À présent, le HDP fait face à une demande de levée d’immunité de 20 de ses députés.  Jusqu’alors, le pouvoir semblait avoir choisi de conserver comme alibi démocratique au parlement un HDP très affaibli. Il semble maintenant s’orienter vers l’interdiction pure et simple – comme celles ayant frappé depuis trente ans tous les partis «pro-kurdes» antérieurs. Le 2 mars, le vice-président du groupe parlementaire AKP, Cahit Ozkan, faisant écho à une nouvelle demande de Devlet Bahceli, leader du MHP (extrême-droite, allié d’Erdoğan), a déclaré: «83 millions [de Turcs] demandent la fermeture politique de ce parti» (Reuters). Le procureur a aussi demandé l’interdiction pour cinq ans d'exercer des fonctions politiques de plus de 600 membres du HDP, afin d’empêcher la formation d’un nouveau parti en cas d'interdiction. Il s’agit clairement de faciliter en 2023 la réélection de M. Erdoğan, en perte de vitesse dans les sondages. Le HDP analyse : «N'ayant pas réussi à l’emporter sur le HDP idéologiquement, politiquement ou dans les urnes, [le bloc AKP-MHP] vise à éliminer le HDP de la politique démocratique par le biais du système judiciaire. Leur agressivité prouve leur peur panique», avant de conclure: «Quoi qu'ils fassent, nous ne courberons jamais l'échine, nous ne nous rendrons pas» (AFP).

Un exemple montre à quel point la répression est devenue implacable: le 1er mars, le procureur d’Ankara a demandé la levée de l’immunité du député HDP Garo Paylan pour «éloge du crime et de criminels» simplement parce qu’il avait adressé aux anciens co-présidents emprisonnés du HDP un message commençant par «Chers Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ»! (Bianet)

Arrestations, condamnations et inculpations se sont poursuivies. La Haute Cour pénale d'Antalya a condamné l'ancienne maire kurde du district de Kayapınar (Diyarbakir), Fatma Arşimed, à six ans et trois mois de prison pour «appartenance à une organisation illégale». La semaine du 9, cinq membres et un sympathisant du HDP ont été arrêtés à Urfa. Par ailleurs, le parquet d'Ankara a ouvert une enquête contre Berdan Öztürk, une membre du HDP qui avait exprimé son soutien à la carte du Kurdistan figurant sur le timbre-poste du Gouvernement Régional du Kurdistan d’Irak (GRK) commémorant la visite du pape François en Irak (WKI, Al-Monitor). Le 16, alors que se tenait une audience de son procès, Selahattin Demirtaş, maintenant détenu depuis plus de quatre ans, a  accusé ses juges de s’être «rendus complices du gouvernement» pour instaurer un «régime de l’homme unique et de la dictature», avant de les appeler à démissionner pour cause de partialité. Il leur a notamment reproché leur refus de se conformer à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui avait ordonné sa libération. À l’issue de l’audience, le tribunal a décidé d’ajourner le procès, fixant la prochaine date au 14 avril. Le 17, le député HDP Gergerlioğlu a été déchu de son mandat après la lecture officielle dans l'hémicycle d'une condamnation en justice. Il est le 14e député du HDP à subir ce sort depuis 2016 (AFP). Quelques heures plus tard, un procureur a saisi la Cour constitutionnelle pour demander l'ouverture d'un procès en interdiction du HDP. Selon l’acte d’accusation envoyé à la plus haute cour du pays, «les membres du HDP s'efforcent, par leurs déclarations et leurs actes, de détruire l'union indivisible entre l’État et la Nation». Dénonçant un «putsch politique», le HDP a accusé le président Erdoğan de chercher à le réduire au silence avant les prochaines élections. Dans un communiqué, les co-présidents du HDP, Pervin Buldan et Mithat Sancar, ont appelé  «toutes les forces démocratiques, toutes les forces d'opposition sociales et politiques et notre peuple à lutter ensemble contre ce putsch politique».

Le 19, les médias ont annoncé de nouvelles arrestations de cadres du HDP: 10 à Ankara, dont Zeyno Bayramoğlu, porte-parole du Conseil des femmes, 10 autres à Istanbul, 15 à Adana, 11 à Kocaeli et Eskişehir, dont Şükriye Ercan, la coprésidente provinciale. Le parti a confirmé 36 arrestations dans l'immédiat. Par ailleurs, l’Association des droits Humains (İHD) a annoncé le placement en garde à vue à Ankara de son coprésident, Özturk Turkdogan, lors d'une perquisition à son domicile. «Son arrestation est une violation flagrante des droits humains. Il doit être relâché immédiatement», a tweeté l'İHD. Après la mort des 13 prisonniers turcs du PKK en Irak, l’İHD avait en conférence de presse critiqué l’attaque aérienne ayant conduit à leur mort et exigé la création d’une commission d’enquête sur l’affaire; le lendemain le ministre de l’Intérieur avait menacé l’organisation devant l’assemblée nationale (AFP). HRW a dénoncé le « scandale» d’une «attaque contre le plus ancien groupe de défense des droits de l'homme en Turquie» (VOA).

Le matin de la fête kurde de Newrouz, le député HDP Faruk Gergerlioğlu a été emmené de force du parlement par près de cent policiers, qui l’ont brutalisé à la sortie des toilettes du parlement où il venait de faire ses ablutions pour prier. Pour protester contre sa destitution, il refusait depuis cinq jours de quitter le Parlement, dormant et mangeant dans une salle du bâtiment officiel (AFP). Arrêté, puis relâché dans l’après-midi, Gergerlioğlu risque cependant toujours la prison. Après avoir reçu le 22 une assignation pour se rendre aux autorités sous dizaine, il a saisi le 23 la Cour constitutionnelle pour faire appel de sa destitution (AFP). En fin de mois, après sa condamnation à deux ans et six mois de prison pour avoir prôné la paix entre le gouvernement turc et le PKK, il a déclaré qu'il continuerait à «défendre les droits du peuple», tandis que le HDP déposait un recours auprès de la Cour de cassation concernant son cas (WKI).

Pour le Newrouz, malgré une énorme pression policière, des centaines de milliers de participants se sont rassemblés à Diyarbakir avec des drapeaux du HDP, dans une courageuse démonstration de résistance au pouvoir AKP-MHP (->). Des rassemblements ont aussi eu lieu à Izmir, à Mersin, et à Ankara, où la fête s’est tenue au parc Anıt. À Istanbul, dans le quartier Yenikapı, la police à incarcéré 14 participants, 10 pour «propagande terroriste» et 4 pour résistance à la police. À Konya, au moins 11 adolescents ont été arrêtés pour avoir allumé le feu du Newroz et «violé les lois relatives aux réunions et aux manifestations»; quatre personnes ont été arrêtées à Hakkari et dix à Adana. Dans son message aux participants, Selahattin Demirtaş a depuis sa cellule «salué la résistance de chacun d’entre vous» (Ahval). La coprésidente du parti, Pervin Buldan, a déclaré à Istanbul: «Ces efforts visant à fermer [le HDP] sont la preuve que le gouvernement est fini, sur le point de s'effondrer».

À Muş, le maire destitué du district de Bulanık, Adnan Topçu, a été condamné à huit ans et six semaines de prison pour «appartenance à une organisation terroriste». À Ankara, un tribunal a condamné Selahattin Demirtaş à trois ans et six mois de prison pour «insulte au président», en relation à un discours prononcé en décembre 2015. Selon son avocat, celui-ci a réagi en déclarant au tribunal:  «Mon seul regret concernant ce discours est d'en avoir dit trop peu» (WKI). Le 25, s’est ouvert le procès des «Mères du samedi». Il s’agit de ces femmes qui depuis 1995, organisent des rassemblement hebdomadaires place Galatasaray à Istanbul pour demander justice pour leurs proches disparus dans les années 80 et 90 après leur enlèvement par des individus présumés être des agents de l'État. Le nombre de ces disparus se monte à plusieurs centaines. Parmi les 46 personnes jugées, on compte des femmes du groupe ainsi que des militants des droits de l'homme, des journalistes et d'autres manifestants, hommes et femmes. Jugés pour avoir refusé de se disperser lors de leur 700e rassemblement en 2018, qui avait été interdit, les prévenus risquent jusqu'à trois ans d'emprisonnement. «Ce n'est pas nous qui devrions être jugés, mais ceux qui ont fait disparaître nos enfants, nos frères et nos sœurs », a déclaré aux journalistes avant l'audience l’une des accusées, Jiyan Tosun (Reuters). Le 27, un tribunal d’Elaziğ a condamné dans l’audience finale de l’affaire «KCK Silopi» 12 personnes à des peines allant de 7 ans et 3 mois à 8 ans d’emprisonnement, pour un total de 99 ans. Parmi elles, la co-maire destituée du district de Cizre (Şırnak), Berivan Kutlu, a reçu 7 ans et 3 mois (Kurdistan au Féminin). À Urfa, 19 personnes, en majorité des Kurdes, ont été condamnées à cinq mois de prison pour avoir organisé un rassemblement à la mémoire des victimes de l'attentat à la bombe du 10 octobre 2015 à Ankara contre des organisations pro-kurdes, perpétré par Daech (WKI).

À signaler également la persistance de la situation scandaleuse des prisonniers politiques dans le pays. Le 4, on a appris le décès dans sa cellule d’Afyonkarahisar du prisonnier politique kurde Hayrettin Yılmaz. Âgé de 65 ans, souffrant d’un cancer du poumon et d’une tuberculose contractée en prison, alors que son traitement avait été interrompu en raison de la pandémie de coronavirus, il s’était vu refuser la libération pour raison médicale. Il lui restait moins d’un an à purger (Kurdistan au Féminin). En milieu de mois, des messages anonymes postés sur les réseaux sociaux ont rapporté que le leader kurde emprisonné Abdullah Öcalan était décédé début mars, suscitant l’inquiétude de ses avocats et de plusieurs organisations politiques et culturelles kurdes. Mais en fin de mois, les autorités pénitentiaires ont autorisé au prisonnier un court échange téléphonique avec son frère. Les avocats d’Öcalan se sont vus récemment refuser à plusieurs reprises le droit de rencontrer leur client, maintenu depuis des années dans un isolement contredisant les «Règles Mandela» de l’ONU (WKI).

Enfin, le pouvoir turc persiste dans son déni irrationnel de l’existence d’une population kurde sur son territoire: le manuel scolaire préparé par le ministère de l’Éducation pour les enfants de l’école primaire, censé leur faire «découvrir les capacités de leurs régions en termes de production, de culture, d'art et de géographie» caractérise la langue parlée à Diyarbakir comme  «similaire au turc de Bakou» en Azerbaïdjan. Le livre de 204 pages ne comporte aucune mention des «Kurdes» ou de la «langue kurde». Quant au Newrouz, écrit «Nevruz», ce serait une «ancienne tradition d’Asie Centrale». Enfin, la ville de Diyarbakir est décrite comme dangereuse: «Catastrophes naturelles, violence, toxicomanie, accidents de la route et abus sexuels sont quelques-uns des risques que l'on peut rencontrer [dans la ville]». Il faudrait ajouter à cette liste le racisme antikurde des rédacteurs…
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ROJAVA: LE CASSE-TÊTE DES PROCHES DE DJIHADISTES ÉTRANGERS INTERNÉS ; POURSUITE DU COMBAT ANTI-DAECH ET DU HARCÈLEMENT MILITAIRE TURC

La question du sort des membres de familles de djihadistes étrangers détenus par l’Administration autonome du Nord-Est Syrien (AANES), c’est-à-dire l’administration du Rojava, devient de plus en plus pressante. L’AANES réclame depuis des mois le rapatriement des ressortissants étrangers de ses camps d’internement, mais la plupart des gouvernements européens font la sourde oreille en raison d’une opinion publique très hostile. Par ailleurs, la proposition de l’AANES de créer un tribunal spécial sous l’égide de l’ONU pour permettre un jugement sur place conforme aux normes internationales n’a rencontré aucun écho. Ni rapatriement, ni jugement local: les pays d’origine semblent se laver les mains du sort de leurs ressortissants, y compris des enfants, dont l’Unicef estimait au 28 février le nombre dans les camps du Rojava à «plus de 22.000 de 60 nationalités».

Les autorités kurdes se retrouvent de fait abandonnées alors qu’elles peinent de plus en plus à contrôler les camps, où la situation se dégrade de manière inquiétante. En termes de sécurité d’abord: depuis janvier, Al-Hol, qui abrite près de 65.000 personnes dont 10.000 étrangers de 53 nationalités, a connu selon ses responsables kurdes 31 meurtres, dont 25 par arme à feu. C’est plus que probablement l’œuvre de membres actifs de cellules de Daech. La majorité des victimes sont irakiennes ou syriennes. Début mars, encore deux jeunes Irakiens et une Syrienne ont été assassinés au pistolet à silencieux à Al-Hol. Au 9 mars, le nombre de meurtres était passé à 37 (WKI). Il y a aussi de plus en plus d’accidents: le 27 février, l’incendie d’un poêle a fait six morts, dont cinq enfants. Les conditions sanitaires se dégradent également, Al-Hol étant le camp le plus insalubre. Même les soins médicaux de base n’y étant plus assurés, une dizaine de Françaises sont entrées en grève de la faim fin février pour demander leur rapatriement avec leurs enfants. Elles avaient été précédées dès le 1er février par une mère de 55 ans, Pascale Descamps, dont la fille souffre d’une tumeur au côlon. Par ailleurs, les invasions turques ont provoqué une réduction du nombre de gardes. Selon une source sécuritaire, l’AANES «ne pourrait pas faire face à un soulèvement généralisé dans les camps» alors que Daech reconstitue ses cellules dans l’Est syrien, où la sécurité se dégrade régulièrement.

Dans un rapport au Conseil de sécurité publié fin janvier (->), les experts de l’ONU s’inquiètent de la radicalisation en cours dans ces camps, où des «mineurs seraient endoctrinés et préparés pour devenir de futurs combattants». Le journal Le Monde écrivait le 1er mars: «Tous les experts en terrorisme militent pour un rapatriement et des procès en France, afin d’éviter des retours clandestins qui pourraient déboucher un jour sur des attentats». En effet, les djihadistes détenus relèvent la tête, organisent jugements, condamnations et évasions en attendant le retour du «califat». Le 3, l’ONG Médecins sans Frontières a annoncé la suspension «temporaire» de ses activités à Al-Hol après la mort d'un de ses employés qui vivait dans le camp avec sa famille. Aussi pour des raisons sécuritaires, la majorité des détenues étrangères d’Al-Hol ont été transférées vers une extension du camp de Roj (2.000 résidents), considéré comme mieux sécurisé. Quant aux plus radicales, elles se cachent ou se sont déjà évadées, comme Hayat Boumedienne, qui serait maintenant à Idlib. Ces évasions, de plus en plus nombreuses, aggravent aussi la situation sécuritaire du Rojava. D’anciens détenus d’al-Hol, évadés ou même libérés, auraient selon les autorités syriennes rejoint les cellules djihadistes du désert central de la Badia al-Sham plutôt que de retourner dans leurs villages (RFI).

Le 27 février, pour la première fois, une délégation de parlementaires français est arrivée à Erbil pour tenter de visiter les camps d’Al-Hol et de Roj où, après le rapatriement de 150 mineurs, sont toujours détenus plus de 120 femmes et 300 enfants français (Le Figaro). Mais malgré deux jours passés au poste-frontière, les autorités kurdes syriennes ont argué de problèmes de sécurité pour leur refuser le passage, alors que depuis début janvier, des délégations belge, autrichienne et catalane avaient pu visiter les camps. Les quatre parlementaires ont incriminé des pressions de la France (Ouest France).

Une brèche s’est pourtant peut-être ouverte le 4 mars, quand le Premier ministre belge Alexander De Croo a déclaré au parlement que la Belgique devait «tout faire» pour rapatrier les quelques 30 enfants belges de jihadistes:  «Les laisser [dans ces camps], c’est faire en sorte qu’ils deviennent les terroristes de demain», a-t-il déclaré. Le cas des 13 femmes adultes pourrait être aussi examiné. Avec la France, la Belgique est le pays européen comptant le plus de ressortissants partis rejoindre les organisations jihadistes en Syrie: plus de 400 (AFP). Dans la foulée de la décision belge, la délégation française a écrit au président de la République pour lui demander un entretien sur la situation des enfants. Par ailleurs, lors du débat sur la Syrie au Parlement européen à l’occasion du dixième anniversaire du soulèvement, le groupe écologiste a réussi à faire adopter un amendement demandant aux Etats membres de l’UE «de rapatrier tous les enfants européens » en prenant en compte « l’intérêt supérieur de l’enfant» (Le Monde).

Le 28 à l’aube, les Forces démocratiques syriennes (FDS), dans un effort pour réduire l’influence de Daech à Al-Hol, ont lancé dans le camp une vaste opération sécuritaire impliquant quelque 5.000 agents de sécurité avec les Unités de protection du peuple (YPG) et la police. L’opération, qui devrait durer 10 jours, est soutenue par la coalition internationale. Selon l’Observatoire syrien des Droits de l’homme (OSDH), «une trentaine de femmes et d'hommes soupçonnés de soutenir Daech ont été interpellés»; les FDS ont annoncé 9 arrestations, dont celle d’un commandant (AFP). Le 30, après trois jours d’opération, les forces de sécurité intérieure ont annoncé l’arrestation de 53 djihadistes, dont cinq commandants, précisant que l’opération visait à «assurer la sécurité et la stabilité de tous les résidents du camp, en particulier les enfants, et [à] les sauver du danger des idées terroristes» (ANF). La veille, le 29, le Commandant en chef des FDS, Mazloum Abdi, avait réitéré son appel aux pays étrangers à rapatrier leurs ressortissants et à «apporter davantage de soutien humanitaire à al-Hol afin d’améliorer les conditions et la stabilité dans le camp».

La lutte contre Daech s’est aussi poursuivie à l’extérieur des camps, et en particulier dans la province de Deir Ezzor, proche de la frontière irakienne, et où les attentats ne cessent de  s’accroître. Soi-disant «vaincu»,  Daech compte toujours selon l’ONU quelque 10.000 combattants en Irak et en Syrie, sans compter ses 11.0000 membres détenus ou leurs femmes et enfants retenus dans des camps (AFP).

En début de mois, un homme de 80 ans dans la ville d'al-Sabha et deux autres personnes à Chhîl et Chaafah ont été assassinés. Les FDS ont lancé plusieurs raids dans cette région et arrêté sept djihadistes, puis ont annoncé la capture de deux des auteurs de l’assassinat par décapitation en janvier dernier de deux femmes responsables politiques locales dans la province de Hassaké. Mais une autre responsable locale a été enlevée et décapitée à Chhîl début mars. Selon des statistiques publiées par les Asayish (Sécurité kurde), les FDS ont mené en février 14 raids soutenus par la coalition, tandis que dans la même période, 24 attentats causaient la mort de 12 civils. Les opérations conjointes entre FDS et coalition se sont poursuivies à Deir Ezzor la seconde semaine de mars, menant à l’arrestation de neuf djihadistes dont un officier. Un jeune homme du village de Sabi a été enlevé et assassiné. Les FDS ont pu la semaine suivante capturer dix djihadistes (WKI). Plus au sud dans la Badia, les djihadistes ont également lancé des attaques contre les forces du régime, au cours desquelles on a compté une douzaine de victimes dans chaque camp, et qui ont suscité une forte riposte aérienne russe la semaine suivante (WKI).

Le 23, les FDS ont affirmé être désormais «au stade le plus difficile de [leur] lutte contre le terrorisme».

Cette situation déjà délicate a encore été aggravée par les attaques continuelles de l’armée turque et de ses mercenaires syriens sur les zones contrôlées par l’AANES, en particulier près des villes de Manbij et d’Aïn-Issa. La deuxième semaine de mars, un enfant a été tué à Manbij, et un autre est mort après une attaque en marchant sur une munition non explosée. Des combats ont opposé FDS et djihadistes le 15 près de l’autoroute M4, dont les Turcs semblent de plus en plus acharnés à prendre le contrôle afin de couper le Rojava en deux. Ils ont récemment installé à cet effet de nouveaux avant-postes au nord de l’autoroute (WKI), dont notamment près de Raqqa une base équipée d’un système de défense antiaérienne, la quatrième établie en Syrie (Ahval).

Les 16 et 17, les affrontements ont connu une escalade comme les rebelles syriens soutenus par la Turquie lançaient plusieurs nouvelles attaques près d’Aïn Issa, notamment sur les villages de Saida et de Mi'alagh. Les FDS ont annoncé qu’au moins trois rebelles avaient été tués et un de leurs véhicules militaires détruit lors d'une tentative d'infiltration. Repoussés par deux fois, les rebelles ont poursuivi leurs bombardements des villages proches. Ces attaques turco-rebelles se poursuivent malgré l’accord passé début décembre entre FDS, Russes et régime de Damas pour la création de plusieurs points d’observation censés y mettre fin. Selon l'agence de presse locale Hawar (ANHA), elles ont fait au moins neuf morts et 16 blessés civils (Kurdistan-24). En riposte, les FDS ont à leur tour attaqué la base turque installée près d’Aïn Issa (Ahval). Le 19, selon les FDS, un enfant a été tué et cinq civils blessés par les bombardements turcs, qui ont également visé des positions de l’armée syrienne dans cette même zone (Kurdistan-24).

À partir du 20, les combats ont connu une nouvelle escalade: pour la première fois depuis l'opération «Source de la paix» (octobre 2019), «un avion de combat turc a pris pour cible des positions militaires des FDS dans le village de Saida, près d’Ain Issa» (OSDH). «Les affrontements se poursuivent entre les deux camps depuis 24 heures [...]; les forces turques ont du mal à avancer tandis que les FDS ont réussi à détruire un char turc», a indiqué à l'AFP le directeur de l’OSDH. De violents affrontements se sont poursuivis le 21, les FDS se refusant à céder aux Turcs et à leurs mercenaires les villages qu’ils venaient de déminer pour y permettre la réinstallation des civils (AFP). Parallèlement, la Turquie a continué à lancer des attaques indirectes sur la région de Chahba (Alep) et plusieurs zones proches de la ville chrétienne de Tal Tamer (WKI). Le 27, avec la médiation russe, un échange de corps a pris place entre les deux camps; les combattants pro-turcs ont restitué aux FDS sept corps (Kurdistan-24). Le 30, le Washington Kurdish Institute (WKI) indiquait un bilan de 37 combattants pro-turcs et au moins 12 membres des FDS tués, ainsi qu’un assaut terrestre des pro-turcs sur la ville chrétienne de Tal Tamer repoussé.

Par ailleurs, dans un contexte plus général de sécheresse dans toute la région, la Turquie et ses supplétifs continuent à utiliser l’eau comme arme contre le Rojava. Selon l’ingénieur Ahmed Asso, travaillant à la centrale hydroélectrique de Tishrin, sur l’Euphrate, le débit en provenance de Turquie, normalement de 500 mètres cubes  par seconde, est tombé à 200. La production d’électricité est réduite à 10% des besoins du Nord syrien, d’où de nombreuses coupures (VOA).

Tout en harcelant le Rojava, la Turquie poursuit sa sinistre politique d’exactions, de nettoyage ethnique et d’annexion rampante dans les zones qu’elle contrôle. Selon l’agence de presse Hawar (ANHA), un homme de 67 ans (73 ans selon l’OSDH) enlevé le 21 février dans la région de Rajo (Afrin) par la faction djihadiste «Légion de Sham» a été torturé à mort dans un centre de détention. Selon le journal Al-Monitor, il a été enterré sans la présence de sa famille (selon l’OSDH, cependant, son corps a été restitué à celle-ci). Le fils de la victime, réinstallé à Alep après l’invasion turque d’Afrin, a déclaré que le motif du meurtre était le vol de son oliveraie. Toujours selon Al-Monitor, deux autres personnes âgées ont aussi été enlevées par le groupe, déjà connu pour ses nombreux crimes et ses pillages à l’encontre de la population locale, et leur sort demeure inconnu. D’autres enlèvements contre rançon ont eu lieu récemment, comme le 9, celui de plusieurs civils du village de Kamruk. Ibrahim Sheikho, le porte-parole de l'Organisation des droits de l'homme d’Afrin, fait un terrible bilan de l’occupation turque: «Plus de 7.400 hommes, femmes et enfants civils sont détenus dans les prisons des milices depuis l'occupation d'Afrin [en 2018], dont 3.500 dont on ignore le sort» (Al-Monitor).

Par ailleurs, en violation du droit international, la Turquie continue à arrêter des personnes  sur le territoire syrien et à les transférer sur son propre sol, voire à les y juger. L’AFP a rapporté le 15 que des agents turcs du MIT (service de renseignement) avaient capturé sur le territoire syrien un chef de brigade des YPG, Ibrahim Babat, pour le ramener en Turquie et l’y interroger (Anatolie). Par ailleurs, une membre des YPJ, Çiçek Kobane, capturée en 2019 lors d’une opération turque en Syrie, a été condamnée le 23 à la prison à perpétuité pour «complot contre l'unité et l'intégrité de l'État» et dix années supplémentaires pour meurtre (Ahval).

Au-delà des exactions et pillages quotidiens, la Turquie poursuit à long terme la transformation de ses zones d’occupation syriennes en véritables protectorats prêts pour l’annexion: nettoyage ethnique à l’encontre des Kurdes, chassés et remplacés par les familles des mercenaires d’Ankara, des arabes mais aussi de nombreux turkmènes, interdiction du kurde  et imposition du turc comme langue de l’éducation. Mais Ankara met aussi en place une administration locale intégrée à celle des provinces turques adjacentes: le nord d’alep dépend du gouverneur de Gaziantep, Afrin de celui du Hatay, et Tall Abyad et Ras Al-Aïn de Sanliurfa… La livre turque est devenue la monnaie principale, aux dépends de la monnaie syrienne; chambres de commerce orientées vers la Turquie et même bureaux de la poste turque ont ouvert. Mais comme le note le rapport du chercheur syrien Khayrallah Al-Hilu, The Turkish Intervention in Northern Syria: One Strategy, Discrepant Policies, «L'intervention turque dans le Nord syrien: une stratégie, des politiques contradictoires» (->), publié en janvier par l’Institut universitaire européen de Florence, l’insécurité et la terreur entretenues par les supplétifs d’Ankara et le faible effort d’investissement turc dans la réhabilitation des infrastructures locales ne laissent guère prévoir une relance de l’économie de ces zones. Peut-être d’ailleurs l’occupant préfère-t-il les maintenir dans la dépendance? Quoi qu’il en soit, l’alibi invoqué par Ankara au début de ses invasions, créer des «zones de sécurité» où pourraient revenir les Syriens exilés, ne tient plus guère: ces territoires sont largement devenus des «zones d’insécurité» où aucun exilé syrien n’est revenu (Le Monde).

Les dénonciations s’accumulent toujours davantage contre les exactions turques au Rojava, mais malheureusement elles n’ont aucun effet concret. Le 1er mars, la «Commission d'enquête indépendante des Nations Unies sur la République arabe syrienne» a publié un rapport intitulé Une décennie de détention et d'emprisonnement arbitraires qui appelle à la fin de ces pratiques. Les auteurs y écrivent: «En Syrie, des dizaines de milliers de personnes sont à tout moment illégalement privées de leur liberté. La détention et l'emprisonnement arbitraires ont été délibérément instrumentalisés pour instiller la peur et supprimer la dissidence au sein de la population civile ou, moins fréquemment, pour des raisons financières. Les groupes armés ont également pris pour cible les minorités religieuses et ethniques». Mais l’ONU a été critiquée par les associations locales de défense des droits de l’homme pour son inaction. De son côté, la fondation égyptienne Maat pour la Paix, le Développement et les Droits Humains (->), a publié un rapport (en arabe) intitulé Les crimes des factions pro-turques dans le Nord-Est de la Syrie. Sur la base de celui-ci, elle a soumis à la 46e session du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU une déclaration écrite concernant Afrin et Shengal (RojInfo) où, après avoir décrit les violations, elle pointe la responsabilité de la Turquie, puissance occupante:  «Les factions de l’armée nationale ou de la police militaire ou civile ne pourraient pas commettre de telles violations si la Turquie ne les tolérait pas». Maat appelle ensuite tous les acteurs impliqués en Syrie et les ONG à faire pression sur le gouvernement turc «pour que cessent les violations des droits humains et les arrestations arbitraires dans les zones sous le contrôle de ces forces» dans le Nord syrien. Concernant le Sindjar, Maat appelle entre autres à l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne. Enfin, le 11, le parlement européen a adopté une résolution qui notamment (point 7), «demande à la Turquie de retirer ses troupes du nord de la Syrie qu’elle occupe illégalement en dehors de tout mandat des Nations Unies; condamne les transferts illégaux de Syriens kurdes organisés par la Turquie depuis le nord de la Syrie occupée vers la Turquie afin qu’ils y soient détenus et poursuivis, en violation des obligations internationales de la Turquie au titre des conventions de Genève», et demande le rapatriement immédiat des Syriens déjà transférés.

Comme le fait remarquer le texte de la pétition adressée au président français le 25, «Empêchez le nettoyage ethnique à Afrin» (->): «Ces crimes de guerre [turcs] sont connus, largement documentés et dénoncés par des ONGs kurdes et internationales, mais ils restent impunis car la Turquie est un allié de l’OTAN». Pas plus que les ONG ou les agences onusiennes, le Parlement européen ne peut appuyer ses résolutions par des actions concrètes. Mais un État comme la France peut demander l’envoi sur place d’une commission d’enquête internationale qui pourrait contraindre les troupes turques et les mercenaires à leur solde au retrait.
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IRAK: LE BUDGET ENFIN ADOPTÉ ; REBOND DE L’ÉPIDÉMIE ET RÉSURGENCE DE DAECH ; TENSIONS PERSISTANTES AU SINDJAR

Les négociations entre Bagdad et Erbil se sont encore poursuivies tout le mois à propos du budget 2021. Plusieurs différends en suspens retardent depuis des mois l'adoption du projet de loi, en particulier concernant la part du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Face au mécontentement public causé par ce retard, le parlement fédéral voulait voter le texte la première semaine de mars, mais n’y est pas parvenu, et a retardé le débat au 15.

Finalement, le vote du texte n’a pu se tenir le 15 en raison de violents désaccords sur un autre projet de loi: les blocs religieux chiites ont proposé l’adjonction aux neuf juges de la Cour fédérale irakienne de quatre juristes islamiques (faqih), qui auraient eu comme leurs collègues droit de veto sur les nouvelles lois. Les députés laïques, notamment kurdes, craignant que cette disposition n’entraîne le pays vers l’islamisation de l’État, se sont violemment opposés au texte. Par ailleurs, des désaccords subsistaient toujours entre Erbil et Bagdad sur le budget du Kurdistan, alors qu’une délégation du GRK venait de reporter sa visite à Bagdad… Finalement, revenue à Bagdad le 19, elle a obtenu en soirée un accord ensuite validé par la Commission des finances, mais le vote du budget a encore été retardé par des demandes de députés voulant modifier certains budgets provinciaux (WKI). La date de discussion du budget a été de nouveau plusieurs fois retardée. Le 29, prévue d’abord à midi, puis en soirée, la session a été annulée suite à de nouveaux désaccords sur la part du Kurdistan et à l’opposition de certains blocs au taux de change dinar-dollar utilisé dans les calculs! (Kurdistan-24) Finalement, ce n’est que le 31, tard en soirée, que le parlement a réussi à voter la loi budgétaire. Les députés ont d’abord adopté dans une version modifiée l’article 11 sur la part allouée au Kurdistan, puis les autres articles ont été votés par une majorité de législateurs arabes et kurdes (Rûdaw).

Se montant à 164,4 trillions de dinars (environ 112 milliards de dollars) avec un déficit d’environ 43 milliards de dollars, le budget tire 97% de ses recettes de la vente de 3,25 millions de barils quotidiens (incluant 250.000 provenant du Kurdistan), estimées sur la base d’un baril de brut à 45 dollars. Le texte prévoit que le Kurdistan recevra 12,67% du budget total du pays. En échange, le GRK s'engage à produire quotidiennement 460.000 barils au minimum, puis, après déduction de ses dépenses de production et de transport, et de sa propre consommation, il devra remettre à Bagdad les revenus de l’exportation de 250.000 barils, calculés au prix standard de la Société pétrolière d’État SOMO. Selon le vice-président du Parlement, Bashir Haddad, les articles 10 et 11, qui concernent la Région du Kurdistan ont été votés en présence de 215 députés sur un total de 329 (Kurdistan-24).

Le Premier ministre du GRK, Masrour Barzani, a salué ce vote et déclaré qu’il contribuait à restaurer «une lueur d'espoir» pour de meilleures relations entre GRK et gouvernement fédéral (Reuters).

Ce mois de mars a également été marqué par la visite inédite du Pape François, qui est demeuré dans le pays du 5 au 7. Le 6, il a rencontré à Najaf durant 45 mn le grand ayatollah Ali Sistani, chef spirituel des chiites irakiens, qui lui a déclaré que les chrétiens d'Irak devaient «vivre en paix et en sécurité». Puis il a gagné en avion le nord du pays, arrivant d’abord à Erbil, capitale de la Région du Kurdistan, où il a été accueilli par les responsables politiques et le clergé local, avant de se rendre à Mossoul, puis dans la localité chrétienne de Karakosh, plus à l’est. Ensuite de retour dans la capitale kurde, il a célébré le dimanche 7 au soir dans le stade Franso Hariri sa plus grande messe en Irak devant des milliers de fidèles. Il a rencontré le même soir le père du petit Alan Kurdi, ce tout jeune garçon kurde syrien mort noyé en mer Égée en 2015 et devenu un tragique symbole de la crise des réfugiés. «Le pape s'est entretenu longuement avec Abdullah Kurdi», qui vit désormais au Kurdistan irakien, indique un communiqué du Vatican, alors que le pape a fait de l'accueil des réfugiés l'un des thèmes majeurs de son pontificat. Lors de ses discours, il a appelé à la paix au Moyen-Orient et «en particulier en Syrie martyrisée» (AFP), et a aussi remercié le Kurdistan irakien d'avoir offert refuge aux chrétiens déplacés lors de l’attaque de Daech.

Après la visite pontificale, le Premier ministre irakien, Mustafa al Kadhimi, s'est adressé au pays en remerciant notamment le pape pour avoir promu dialogue, tolérance et paix. Il a lui-même appelé à un dialogue national «profond et sincère» pour surmonter les décennies de différends entre GRK et gouvernement fédéral. Les responsables kurdes ont exprimé leur soutien à cette initiative (WKI).

Concernant l’épidémie de Covid-19, après une période relativement calme ayant suivi la vague de l’été, l’Irak est entré courant février dans une nouvelle phase d’augmentation des cas, qui s’est encore amplifiée en mars. À titre de comparaison, on avait compté «seulement» 984 nouveaux cas le 1er février, avec une dizaine de décès, mais au 1er mars, après une augmentation encore plus rapide qu’au début de l’été, il y avait 3.599 nouveaux cas et 20 décès journaliers. Similairement, on est passé au Kurdistan de 107 nouveaux cas le 1er février à 199 le 3 mars (données GRK de https://gov.krd/coronavirus-en/dashboard/). La Région kurde a donc suivi l'exemple du reste de l'Irak en imposant de nouvelles restrictions visant à enrayer cette résurgence. Le 14, le gouvernement régional, lançant un avertissement pour Newrouz, a mis les étudiants en vacances du 11 au 28. Le porte-parole du ministère de la Santé, Aso Hawezi, a décrit la situation comme «inquiétante», en particulier en raison de l’arrivée du variant dit «anglais», dont cinq premiers cas ont été détectés au Kurdistan à la mi-février. «Nous sommes actuellement au début d'une nouvelle vague», a déclaré à Rûdaw le cardiologue Bestoon Mustafa. Depuis le début de la pandémie en mars 2020, la  Région du Kurdistan a enregistré 112.695 cas et 3.564 décès.

Le 17, le ministère de la Santé a averti que le variant anglais se propageait rapidement, accroissant la pression sur les hôpitaux. Le 18 par exemple, on comptait 512 nouveaux cas au Kurdistan (Kurdistan-24). En fin de mois, la propagation du virus s’était encore accélérée, avec 981 nouveaux cas au 31, l’allure de la courbe laissant prévoir une accélération encore plus forte en avril… En réponse, le ministère de la Santé a annoncé le 30 de nouvelles restrictions: retour au télé-enseignement des établissements scolaires et universitaires jusqu’au 10 avril, fermeture des cinémas, salles de mariage, piscines et salles de sport, interdiction des obsèques et cérémonies religieuses collectives, fermeture des cafés, restaurants, centres commerciaux et bars de 21h à 6h, port du masque obligatoire dans les lieux publics clos, interdiction des déplacements entre Kurdistan et autres provinces les jeudi, vendredi et samedi. Le respect de ces restrictions sera contrôlé par les forces de sécurité, qui pourront imposer des amendes allant jusqu'à 5 millions de dinars (Rûdaw).

Concernant les vaccins, le Kurdistan a reçu le 2 un lot de 5.000 doses de Sinopharm, qui ont été administrées en priorité aux soignants. Puis le 26, le Premier ministre Masrour Barzani a annoncé la réception de 43.800 doses d’AstraZeneca (Al-Monitor).

Dans les territoires disputés entre GRK et gouvernement fédéral, Daech non seulement conserve un pouvoir de nuisance important mais, tout comme dans le Nord syrien, opère depuis plusieurs mois une résurgence des plus inquiétante en s’appuyant sur sa structure cellulaire. L’AFP cite à ce propos «un analyste spécialiste de l'EI qui requiert l'anonymat et publie ses recherches sur le compte Twitter Mister Q»: «Entre la chute de Baghouz (Est syrien) le 23 mars 2019 et fin février 2021, l'EI a revendiqué 5.665 opérations militaires dans 30 pays soit huit par jour». Un autre expert, Tore Hamming, relève qu’au Levant, Daech a bénéficié de ce que «la coalition internationale a souffert de la pandémie de Covid-19 et de la volonté de l'administration Trump de réduire les troupes américaines au Moyen-Orient»… (AFP) Les zones de faille de l’autorité étatique, comme la région frontalière désertique irako-syrienne ou, justement, les territoires irakiens disputés entre Bagdad et Erbil, sont particulièrement propices au redéploiement des petites unités de combattants djihadistes, qui s’en servent comme zones-refuges à partir desquelles lancer leurs attentats, surtout depuis que les pechmergas kurdes ont été expulsés de la zone en octobre 2017. La zone limitrophe des provinces de Kirkouk, Diyala et Salahaddine est ensuite devenue si dangereuse qu’elle a acquis le surnom de «Triangle de la mort»…

Déjà le 24 février, une attaque au mortier avait blessé dix policiers fédéraux près du district de Daqouq dans la province de Kirkuk, une attaque qui avait suscité en riposte le 28 une opération de l’armée irakienne appuyée par les milices Hashd al-Shaabi. Mais cela n’a pas empêché une nouvelle attaque dans le district de Hawija la semaine suivante, où sept policiers fédéraux ont été blessés par l’explosion d’une bombe artisanale. Les forces de sécurité ont effectué des raids sur plusieurs refuges de Daech à l’Ouest de la province, mettant la main sur des caches d’armes. La coalition a ensuite mené à Makhmour des frappes aériennes visant tunnels et abris de Daech, aux limites des provinces d'Erbil, de Kirkouk et de Ninive. Simultanément, les forces de sécurité ont démantelé une cellule djihadiste à Kirkouk (WKI). Finalement, en fin de mois, la coalition et l’armée irakienne ont poursuivi des frappes anti-Daech de grande envergure dans les montagnes de Makhmour, au sud d'Erbil et de Mossoul, dans le cadre de l'opération Ready Lion. Selon le colonel Wayne Marotto, au moins 312 frappes aériennes ont atteint 120 caches et tué 27 terroristes dans cette région montagneuse (Air Force Magazine). Mais parallèlement, un combattant des Hashd al-Shaabi et deux policiers fédéraux ont été tués dans le district de Hawija (WKI).

Par ailleurs, la tension demeure toujours très vive au Sindjar. La situation dans ce district majoritairement yézidi de la province de Ninive (Mossoul), dont la capitale porte le même nom, est devenue extraordinairement complexe depuis l’irruption de Daech à l’été 2014, et le génocide mené par cette organisation contre les Yézidis. Au niveau irakien, le Sindjar (en kurde Shengal) est depuis longtemps disputé entre GRK et le gouvernement fédéral. Par ailleurs, la mouvance PKK y est bien implantée depuis le sauvetage des Yézidis par cette organisation en 2014, et y a même mis sur pied une «administration autonome» sur le modèle du Rojava. Le GRK ne la reconnaît évidemment pas, mais  Bagdad, sans la reconnaître officiellement, et malgré les tensions qui s’accroissent entre ses forces présentes sur place et les milices pro-PKK, a parfois semblé tenté de l’utiliser contre Erbil… Cependant, depuis l’accord Bagdad-Erbil d’octobre dernier, la sécurité du district incombe à Bagdad, qui doit recruter une nouvelle force parmi la population locale et expulser toutes les milices.

Au niveau régional, le Sindjar souffre aussi de sa position stratégique à la frontière syrienne. Des missiles tirés de là peuvent même atteindre Israël, comme l’avait montré en son temps Saddam Hussein. L’Iran voit le Sindjar comme un point de passage indispensable sur sa route vers la Méditerranée qui, arrivant de Mahabad et continuant par Qamishlo puis Kobané, passerait au nord d’Alep pour aboutir au port (alaouite) de Lattaquié (Orient XXI). La Turquie, quant à elle, considère comme une menace la présence dans ce district de groupes armés affiliés au PKK, et a menacé à plusieurs reprises de prendre le contrôle de sa capitale afin de couper du Rojava le sanctuaire PKK de Qandil… Par ailleurs, dans le cadre de sa ligne «néo-ottomane», le président turc n’est pas exempt d’arrière-pensées sur le Vilayet de Mossoul, dont il réclame régulièrement le rattachement à la Turquie (comme le rappelle Fehin Tastekin dans Al-Monitor, outre Mossoul et Kirkouk, ce fameux vilayet englobait aussi… tout le Kurdistan d’Irak actuel). Conséquence, un affrontement diplomatique Iran-Turquie, l’ambassadeur iranien à Bagdad ayant récemment déclaré sur la chaîne kurde Rûdaw que son pays n’acceptait pas les interventions militaires turques en Irak. Sa déclaration a suscité le jour même un tweet de réponse de son homologue turc selon lequel «l’Iran est bien le dernier à pouvoir faire la leçon à la Turquie sur le respect des frontières de l’Irak». Résultat, chacun des deux pays a convoqué l’ambassadeur de l’autre, et de nombreuses milices Hashd al-Shaabi déployées en ville ont juré de résister à toute incursion turque (WKI).

Le 11, plusieurs groupes locaux de la mouvance PKK ont organisé une marche pour exprimer leur opposition à toute invasion turque avant de rencontrer les responsables militaires irakiens présents en ville pour leur demander de transmettre au gouvernement leur demande d’autonomie locale. La manifestation, rassemblant notamment des milliers de Yézidis, a exprimé son opposition à l’accord Bagdad-Erbil et surtout à l’ultimatum du gouvernement irakien, qui avait donné 24 heures aux Asayish de l’administration autonome pour quitter la ville (Rojinfo). Pourtant, les Yézidis ne sont pas unanimes sur la question: le 25, Haidar Shesho, commandant de la force yézidie de protection Ezidkhan, affiliée aux pechmergas, a appelé au contraire à la mise en œuvre de l’accord Bagdad-Erbil, et donc à l’évacuation des groupes armés pro-PKK. Si ceux-ci ne se retirent pas volontairement, s’inquiète-t-il, l'armée irakienne pourrait tenter d’utiliser la force, déclenchant ainsi un conflit. Le même jour, le porte-parole du commandement irakien  à Shengal, Tahsin al-Khafaji, a déclaré que «la mise en œuvre de l'accord [avait] commencé: les forces fédérales sont là et la vie revient à la normale» (Rûdaw). Il n’en reste pas moins que la date limite de l’ultimatum d’évacuation des groupes armés a dû être repoussée à début avril…

Par ailleurs, le parlement irakien a adopté le 1er mars à l’unanimité des 180 présents le projet de loi sur les survivantes yézidies, qui donne droit aux survivants à une compensation financière tout en imposant au gouvernement de poursuivre toute personne impliquée dans le génocide.

Des tensions persistent également à Kirkouk, où des membres des Hashd al-Shaabi ont protesté contre la réouverture annoncée du bureau du PDK en ville en bloquant le bâtiment par des tentes (bien qu’il soit en fait utilisé par l’armée irakienne depuis octobre 2017) (WKI). Par ailleurs, les Kurdes de la ville ont protesté contre l’installation progressive de nouveaux panneaux indicateurs uniquement en arabe, alors que les anciens comportaient les quatre langues de ses principaux groupes ethniques, par ordre alphabétique arabe, kurde, syriaque et turkmène. Selon plusieurs témoignages de résidents kurdes, le problème va au-delà des panneaux indicateurs: «La plupart du temps, lorsque nous nous rendons dans un bâtiment gouvernemental et que nous demandons quelque chose en kurde, on ne nous répond pas, et nous devons passer à l'arabe ou au turkmène», a déclaré l’un d’entre eux (Rûdaw).

Enfin, le Kurdistan continue à être frappé par des bombardements ou des tirs de roquettes. Le 19, deux civils ont été blessés quand leur véhicule a été pris pour cible par l'armée turque à Sinin (Sidakan), près de la frontière iranienne. Le 25 en fin d’après-midi, l’aviation turque a bombardé une zone montagneuse de Batifa (Dohouk) après qu’une base turque près du village de Gire Biye a été attaquée par le PKK (Rûdaw). L’armée turque a maintenant installé près de 40 bases au Kurdistan d’irak, où ses opérations ont provoqué l’évacuation de près de 500 villages.

Le 29, au moins trois roquettes sont tombées près des peshmergas stationnés à Sherawa,  près du bourg de Perdi (Altun-Kopri), aux limites des provinces de Kirkuk et d’Erbil. Il n’y a eu ni victimes ni revendication, mais des incidents similaires les mois précédents avaient été largement attribués à des groupes affiliés aux Hashd al-Shaabi pro-iraniens.

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IRAN: REBOND ÉPIDÉMIQUE AVEC LE VARIANT ANGLAIS ; RÉPRESSION DU NEWROUZ KURDE

L’arrivée du «variant anglais» du coronavirus a provoqué en Iran une augmentation rapide du nombre de cas, dans un pays déjà gravement touché par l’épidémie. Le 27 février, le directeur de l’hôpital pédiatrique Abou-Zahr d’Ahwaz a déclaré à la télévision d’État qu’avant l’arrivée de ce variant, «un enfant sur dix présentant des symptômes coronariens était admis aux soins intensifs, mais maintenant c’est un enfant sur trois». Le 28 février, l’Organisation des Moudjahidine du peuple d’Iran (OMPI), qui fait son propre calcul du nombre de décès à partir de données régionales, a compté un nombre de décès dus au coronavirus dans 497 villes d’Iran supérieur à 223.100. Le 30 mars, la même source calculait un total dépassant pour 526 villes les 240.200 (CNRI), ce qui donne une estimation de plus de 17.000 décès dans le pays durant le mois de mars.

À titre de comparaison, les chiffres officiels étaient de 60.073 au 28 février puis 62.569 au 30 mars (->), soit presque quatre fois moins: le régime continue à tenter de dissimuler la gravité de la situation sanitaire… Malgré tout, au 1er mars, le régime a dû annoncer le plus de victimes depuis près de deux mois, et le quotidien Etemad admettre que le nombre réel de victimes était «deux fois et demie le nombre officiel», soit 150.000… Les consignes contradictoires des autorités démontrent leur irresponsabilité: le 14, alors que le ministère de la Santé demandait aux Iraniens de s’abstenir de tout voyage en raison de la pandémie, celui de l’Intérieur annonçait que les déplacements vers les villes en zones «bleue» et «jaune» étaient autorisés à l’occasion du Nowrouz… Le 30, le responsable de la lutte contre l’épidémie dans la capitale, Alireza Zali, a déclaré à l’agence Mehr qu’un tiers des patients à Téhéran devait aller en soins intensifs (CNRI).

Par ailleurs, le Centre des droits de l’homme en Iran a tiré la sonnette d’alarme fin février sur la sitruation sanitaire des prisonniers politiques: «La mort du prisonnier d'opinion Behnam Mahjoubi, décédé le 21 février 2021 suite à des problèmes médicaux non traités, notamment de graves problèmes neurologiques, témoigne de la crise persistante dans les prisons iraniennes, où les prisonniers, en particulier les prisonniers d'opinion et les prisonniers politiques, se voient refuser un traitement médical approprié». Son directeur exécutif, Hadi Ghaemi, a ajouté: «De nombreux prisonniers en Iran ont désespérément besoin d'un traitement médical et d'autres mourront s’ils ne reçoivent pas immédiatement des soins». Mahjoubi, un membre de la confrérie soufie persécutée des Gonabadis, avait été condamné en juin 2020 à deux ans d'emprisonnement pour «atteinte à la sécurité nationale» malgré un avis de la médecine légale défavorable à son incarcération, et est décédé huit jours après plusieurs crises d’épilepsie pour lesquelles il n’a reçu aucun traitement. Dans ces conditions, et avec l’extension de l’épidémie de COVID, il est clair que les prisonniers politiques se trouvent en danger. Les Nations Unies ont exprimé leur inquiétude devant l’attitude de l’Iran, dont le refus de fournir des soins adéquats aux détenus constitue une violation des règles minima de l’ONU autant que de l’article 118 du règlement iranien des prisons publiques, selon lequel «l’examen et, si nécessaire, le traitement des détenus malades relèvent de la responsabilité de la prison ou de l'établissement de formation» (CHRI).

Par ailleurs, les assassinats par balles de porteurs transfrontaliers kurdes, les kolbars, par les forces de répression du régime, se sont poursuivis durant ce mois. L’organisation Hengaw a publié début mars un rapport selon lequel durant le mois précédent, au moins 16 kolbars, eux-mêmes généralement non armés, étaient morts. Selon le rapport, 7 ont été tués et 9 blessés. Dix des victimes étaient originaires de la province de Sanandaj, et plus de la moitié des cas signalés concernaient des kolbars abattus par des gardes-frontières (Kurdistan-24). L’agence de presse Kurdpa (Kurdish press agency) et l’Institut kurde de Washington (WKI) ont également rapporté plusieurs cas durant mars. Le 5, un habitant de Saqqez a été gravement blessé par des militaires au poste-frontière de Nakhwan, simplement parce qu’ils le soupçonnaient de contrebande. Il a été emmené à l’hôpital à Tabriz, où sa famille  n’a pas été autorisée à le visiter. Le 8, un kolbar a été blessé par balles à Nowsud. La même semaine, un autre porteur est mort de froid près de Chaldiran. Le 13, les militaires turcs ont torturé à mort un kolbar parmi un groupe appréhendé près du poste-frontière de Qutur. Ils ont également confisqué au moins 10 chevaux appartenant aux kolbars (RojInfo). La semaine suivante, deux porteurs ont selon Hengaw été grièvement blessés près de Nowsud et Baneh. Hengaw a également rapporté que le 22, près de Khorramabad, la police iranienne a ouvert le feu sur un véhicule soupçonné de transporter des biens de contrebande, tuant son conducteur, Mohammad Sadeqi, alors que la voiture s’est révélée vide (IHRM). Enfin, en fin de mois, un autre kolbar a été blessé par des gardes-frontières près de Nowsud, et un autre est mort de froid près de Salmas le 17. Plus de 25 Kolbars ont déjà perdu la vie en 2021, la plupart tués par le régime iranien (WKI).

Depuis début janvier, le régime a lancé au Kurdistan une campagne de répression à visée apparemment dissuasive. Depuis janvier, près de 150 militants kurdes ont été arrêtés par l’Etelaat (Renseignement), et beaucoup étaient toujours détenus par cette organisation début mars. Par ailleurs, à l’occasion de la Journée des femmes, le 8 mars, Hengaw a publié un communiqué rappelant qu’en 2020, le régime avait emprisonné au moins 33 femmes kurdes, dont des professeurs de langue et des militantes politiques.

Hengaw a rapporté que l’Etelaat avait arrêté quatre personnes à Marivan et une autre à Sarvabad le 28 février. L’arrivée de mars n’a pas ralenti la campagne de répression, bien au contraire. La semaine suivante, si plusieurs activistes de Dewalan, Mahabad et Ouroumieh ont bénéficié de la liberté conditionnelle, des dizaines d’autres, dont des défenseurs de l’environnement, ont été à leur tour arrêtés à Marivan, Saqqez, Javanrud et Rabat. À Bokan, le militant de l'association environnementale Walat Simko Maroufi a été arrêté le 8 et emmené dans un lieu inconnu. Les forces de sécurité ont opéré sans décision de justice et les charges contre Maroufi ne sont pas connues. Déjà condamné pour «trouble à l’ordre public et participation à des rassemblements en faveur du Rojava», il avait été libéré début décembre après deux ans de prison (Kurdpa). Le 10, les forces de sécurité ont arrêté à Téhéran un Kurde de Sarvabad, Abdulrahman Abdai (WKI). Le 15 à Marivan, 13 militants de la société civile ont été condamnés à 6 mois de prison et 30 coups de fouet pour  avoir participé le 12 octobre 2019 à une marche de dénonciation des agressions militaires turques contre les villes de Serê Kaniyê et Girê Spî, au nord de la Syrie (RojInfo), et deux autres Kurdes originaires du village de Deyvaznav (Servabad), Meraj Mortezaei et Hiwa Azizpour, ont reçu respectivement un an et cinq mois de prison pour «collaboration avec un parti kurde d’opposition» (Kurdpa). La semaine suivante, Rasoul Hamzapour, l'imam kurde du village d'Andizeh dans le district de Lajan (Piranshahr), a été condamné à Ouroumieh à trois ans de prison pour «propagande nationaliste et sectaire contre l'État». Pendant sa détention préventive, le religieux n'a pu passer que de brefs appels téléphoniques à sa famille et s'est également vu refuser visites familiales et accès à un avocat. Par ailleurs, à Mahabad un jeune Kurde de 15 ans, Pishawa Rahmanifar, a été arrêté pour «soutien à un parti d'opposition » (Kurdpa).

Le 22, le Kurdistan Human Rights Network (KHRN) a indiqué dans son rapport mensuel qu’au moins 14 citoyens et militants kurdes avaient été arrêtés en un mois dans sept villes différentes du Kurdistan d’Iran, que 30 autres avaient été interrogés puis relâchés, et que deux exécutions avaient eu lieu au cours de la même période. Le 23, la Human Rights Activists News Agency (HRNA) a confirmé que la cour d'appel provinciale avait confirmé les peines de cinq ans de prison infligées par le tribunal révolutionnaire de Piranshahr à chacun des trois activistes Shoresh Abdullah Nejad, Najmaddin Sokhnour et Salah Ali, originaires du village de Girgolsofli, pour collaboration et appartenance au Parti démocratique du Kurdistan d'Iran (Rûdaw).

Enfin, également le 23, le Conseil des droits de l'homme de l'ONU a décidé de prolonger une nouvelle fois le mandat du rapporteur spécial pour l’Iran, Javid Rahman, nommé il y a plus de trois ans, en raison de la situation préoccupante des droits de l'homme en Iran. Son mandat a été prolongé chaque année bien qu'il n’ait jamais pu obtenir l’autorisation de se rendre dans le pays, selon Radio France International

Il faut malheureusement ajouter à cette chronique la répression exercée contre les Kurdes ayant voulu organiser ou participer aux festivités du Newrouz, pourtant une fête célébrée dans tout l’Iran! Mais pour les Kurdes d’Iran, Newrouz est devenu le symbole de la résistance contre leurs oppresseurs. Les services de sécurité ont donc arrêté plus de dix participants à ces rassemblements, notamment à Marivan, Sanandaj et Saqqez, ainsi que dans plusieurs villages, comme celui  de Ney, près de Marivan ou Qaleh Kohneh près de Saqqez (RojInfo)… À Oshnavieh, des peshmergas du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran, interdit, sont entrés en ville avec leurs armes pour y défiler en arborant des drapeaux kurdes (->). Ils se sont déployés pendant plusieurs heures dans certains quartiers pour manifester leur solidarité avec les habitants (WKI). À Baneh, quatre résidents, tous appartenant à la famille Ghaderi, ont été arrêtés le 25 au matin par les forces de sécurité. Bien que celles-ci n’aient montré aucun mandat précisant le motif de leur arrestation, celle-ci pourrait faire suite à la célébration du Newrouz dans le village de Yaqubabad. Ils ont été mis au secret, et les efforts de leurs proches pour les localiser ont été vains (Kurdpa). Au 30, on comptait une vingtaine d’arrestations pour organisation ou participation au Newrouz, avec dans certains cas des chants et des drapeaux kurdes. Par ailleurs, le tribunal révolutionnaire islamique de Sanandaj a condamné le militant kurde Hussein Kamankar, emprisonné depuis janvier 2019, à 15 ans de prison pour appartenance à un parti kurde. Enfin, Hengaw a rapporté que l’Ettela'at avait empêché la famille et les amis d'un militant kurde décédé en Norvège, Jamal Mirazei, d'organiser un service commémoratif à Saqqez (WKI).

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