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POINT SUR LA SITUATION EN TURQUIE

CILDEKT
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Liste
NO: 87

18/2/1998

  1. INCARCERATION DES SEPT DIRIGEANTS DU PARTI PRO-KURDE HADEP
  2. LETTRE DE MME MITTERRAND AUX PARLEMENTAIRES FRANÇAIS
  3. PROCES DES ORGANISATEURS D'UN COURS DE KURDE
  4. LU DANS LA PRESSE TURQUE: ET"L'HONNEUR DES VILLAGEOIS DE SASON ?"


INCARCERATION DES SEPT DIRIGEANTS DU PARTI PRO-KURDE HADEP


Les sept principaux dirigeants du parti légal pro-kurde HADEP gardés-à-vue le 12 février (voir notre précédent bulletin) ont été écroués le 16 février sur ordre d'un procureur de la Cour de Sûreté de l'État d'Ankara. Accusés d'appartenance à "une organisation séparatiste", ils resteront jusqu'à leur procès en détention préventive à la prison centrale d'Ankara où Leyla Zana et ses trois collègues députés kurdes purgent depuis près de 4 ans des peines de prison de 15 ans. Les dirigeants du HADEP risquent aussi d'être condamnés à 15 ans de prison car ils sont poursuivis pour les mêmes chefs d'accusation que les députés kurdes.

Par ailleurs, la Cour de Sûreté de l'État de Diyarbakir a engagé des poursuites contre le maire islamiste d'Istanbul, Tahip Erdogan. La Cour lui reproche d'avoir, dans un discours prononcé dans la ville kurde de Siirt, (qui est du ressort de la Cour de Diyarbakir) dans lequel il aurait incité la population à la guerre sainte. Dans le discours incriminé M. Erdogan avait dit "nos fusées sont nos minarets, nos casernes les mosquées, et notre armée, les fidèles". Il affirme que ces propos visaient à indiquer à l'opinion que les islamistes récusaient la violence et la militarisation de leur mouvement qu'ils ne comptaient que sur leur foi et sur leur conviction. Il risque trois ans pour cette phrase incriminée. Un dirigeant du Refah-dissous, l'ancien ministre Abdullah Gül a indiqué que le procureur de Diyarbakir avait engagé ces poursuites sur ordre du ministre de la Justice et que l'objectif était de criminaliser les maires et les députés islamistes qui sont appréciés de la population. Considéré comme un personnage-clé pour la réorganisation du mouvement islamiste, le maire d'Istanbul, âgé de 43 ans fait partie des cibles favorites des militaires engagés dans la décapitation des mouvements kurde et islamistes qu'ils considèrent comme des périls pour leur État ataturkiste pur et dur.



LETTRE DE MME MITTERRAND AUX PARLEMENTAIRES FRANÇAIS


A l'occasion de la visite officielle du Président turc, Süleyman Demirel en France, Mme Danielle Mitterrand, Présidente de notre comité et de France-Libertés, a adressé, jeudi 12 février, une lettre d'information à tous les députés et sénateurs français sur le sort du peuple kurde et la situation des droits de l'homme en Turquie, dont voici les passages essentiels:

"A la veille de la visite du président turc Süleyman Demirel, je tiens à rappeler votre attention sur la situation déplorable d'une population, aussi bien turque que kurde, privée des libertés fondamentales jusqu'à celle de vivre.

Une même tragédie, celle de l'exode vers l'Italie que vous ne pouvez ignorer, vous incitera-t-elle cette fois à infléchir la politique de la France et surtout de l'Europe?

Au nombre de 15 à 20 millions selon les estimations, les Kurdes constituent entre le quart et le tiers de la population totale de la Turquie. Ils peuplent les 22 provinces de l'Est et du Sud-Est de la Turquie, limitrophes de l'Iran, de l'Irak et de la Syrie. Depuis la répression consécutive au coup d'État militaire de 1980 et de la guerre qui oppose à partir de 1984 l'armée turque à la guérilla du PKK, près de 7 millions de Kurdes ont été contraints à quitter leurs terres ancestrales pour aller vivre dans les bidonvilles des métropoles turques de l'Ouest comme Istanbul, Izmir et Adana. Très attachés à leur langue, d'origine indo-européenne, qui est au turc ce que le français est à l'hongrois, et à leur culture multimillénaire, les Kurdes mènent depuis des décennies un combat multiforme pour la reconnaissance de leur identité et un certain degré d'autonomie dans la gestion de leurs affaires. De son côté l'État turc refuse de reconnaître l'existence même des Kurdes comme un peuple distinct et pratique à son égard un véritable génocide culturel. Ce refus alimente un conflit qui s'est beaucoup aggravé au cours des dernières années et qui a fait plus de 30.000 morts. Depuis 1992, la Turquie mène une politique systématique de destruction et de dépeuplement du pays kurde et d'élimination des élites politiques et culturelles kurdes.

En 1994, à la suite de l'arrestation de députés kurdes du Parti de la démocratie (DEP), dont mon amie Leyla Zana, France-Libertés a entrepris une campagne internationale de sensibilisation sur le sort de la population kurde de Turquie. On avait recensé 847 villages kurdes détruits par l'armée et environ 1800 intellectuels et démocrates kurdes pacifistes assassinés par les escadrons de la mort des forces paramilitaires turques. Parmi eux le vieux et très respecté poète et dramaturge Musa Anter, le député Mehmet Sincar et des avocats militants des droits de l'homme que j'avais personnellement connus ainsi que des journalistes, des médecins, des enseignants. Un rapport d'inspection récemment remis au nouveau Premier Ministre turc et dont celui-ci a donné de larges extraits au cours d'une émission de télévision le 23 janvier dernier, confirme que ces "nationalistes kurdes" ont bel et bien été exécutés par décision de la Direction de la Sûreté nationale car "les moyens légaux s'étaient avérés insuffisants pour les neutraliser" il s'agit donc de crimes d'État perpétrés de sang froid, sans jugement, contre des civils non engagés dans une quelconque action violente, coupables simplement de défendre pacifiquement les droits de leur peuple et de témoigner du sort qui lui est fait dans un pays membre de l'OTAN et du Conseil de l'Europe que certains gouvernements occidentaux continuent de présenter comme "une démocratie laïque".

Aujourd'hui, selon les chiffres rendus publics le 28 juillet 1997 par la Commission des migrations du Parlement turc, on en est à 3185 villages kurdes évacués et détruits, à environ 3 millions de déplacés kurdes condamnés à la misère et à la précarité et à plus de 4500 d'assassinats politiques. Au vu et au su des ses alliés occidentaux, la Turquie poursuit ainsi impunément la destruction délibérée de la culture matérielle et spirituelle, de l'infrastructure économique, de manière de vivre d'une population indigène, hier encore fière et autosuffisante, désormais réduite à la mendicité, au silence et à l'asservissement. Ce sont quelques-uns des rescapés de cette politique terrible qui, de temps à autre, échouent sur les côtes européennes dans l'espoir d'y trouver un refuge.

En Turquie même des femmes et des hommes courageux luttent, souvent au prix de leur liberté et de leur vie, contre cette politique génocidaire. Une quinzaine de journalistes d'opposition ont été assassinés, plus de 400 militants turcs et kurdes des droits de l'homme ont "disparu" et leurs familles manifestent chaque samedi à Istanbul, comme les mères argentines d'hier. 4 députés et 75 journalistes et écrivains purgent actuellement de lourdes peines de prison pour délit d'opinion. 20 sections de l'Association turque des droits de l'homme ont été fermées par la police et les dirigeants de cette association comme ceux de la Fondation des droits de l'homme font face à plusieurs procès. Depuis 1990, 14 partis politiques ont été interdits pour délit d'opinion dont des partis pro-kurdes (HEP, DEP), le Parti communiste unifié (TBKP) et dernièrement la première formation politique du pays, le parti de la Prospérité de M. Erbakan.

Ainsi le régime turc qui pratique une forme de génocide contre le peuple kurde par la dispersion et la destruction de son identité, de son habitat et de sa vie socio-économique n'a en fait de "pluraliste" et de "démocratique" que le nom. L'armée détient le pouvoir absolu. Et au nom de "la lutte contre le terrorisme" elle vient de lancer un gigantesque "programme de modernisation militaire" de 150 milliards de dollars dans un pays du tiers-monde, endetté, classé au 68ème rang mondial par le PNUD selon les indicateurs du développement humain.

En tant qu'élu d'un pays qui se veut patrie des droits de l'homme vous ne pouvez rester insensible au sort tragique du peuple kurde et des démocrates turcs. Je sais aussi que nous ne pouvons pas seuls remédier à ces situations.

Mais, à défaut de pouvoir venir en aide à une population en danger, au moins pourrions-nous nous abstenir d'armer ses oppresseurs. Or, malheureusement notre pays a, depuis 1993, vendu pour $ 430 millions une cinquantaine d'hélicoptères Cougar à l'armée turque qui les utilise contre les populations civiles kurdes. L'un de ces hélicoptères a été abattu en juin dernier au dessus du Kurdistan irakien! La France est également engagée dans des négociations avec Ankara pour la vente de chars Leclerc, un marché de coproduction de 800 chars évalué à 4,5 milliards de dollars américains. Elle est aussi en lice pour la vente de 145 hélicoptères d'attaque Tigre d'Eurocoptère pour un montant estimé à $ 3,5 milliards de dollars américains.

Les populations kurdes sont et seront les premières victimes de ces armes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, sous la pression de l'opinion et du Congrès, l'administration américaine s'opposait jusqu'à récemment à la vente à la Turquie de ce genre de matériels militaires. Pour les mêmes raisons les pays scandinaves, la Belgique, les Pays-Bas et l'Afrique du Sud refusent toute vente d'armes à Ankara. Notre pays qui a tant contribué à l'armement du régime de Saddam Hussein avec les conséquences que l'on sait, va-t-il maintenant, au mépris de ses valeurs et principes proclamés, devenir le pourvoyeur d'armes d'une Turquie qui entretient déjà la deuxième armée de l'OTAN, qui massacre sa population kurde et qui, avec son surarmement et ses ambitions hégémoniques constitue de plus en plus une menace pour la paix et la stabilité régionales?

Il me semble qu'au-delà des clivages politiques internes, ces questions méritent un débat public, et que les intérêts mercantiles à court terme ne doivent pas obscurcir les enjeux humains , politiques et civilisationnels".



PROCES DES ORGANISATEURS D'UN COURS DE KURDE


Yilmaz Camlibel et Mehmet Celal Baykara, respectivement président et président-adjoint de la Fondation pour la Recherche et la Culture Kurde (Kurt-Kav) ont été traduits, mardi 10 février, devant la Cour de Sûreté d'État d'Istanbul, pour avoir ouvert des cours privés de kurde sans autorisation. Au cours de l'audience, les accusés ont souligné, que le but de leur fondation est d'entreprendre des recherches scientifiques et académiques sur la langue kurde. "La Turquie compte 20 millions de Kurdes et les citoyens kurdes se plient à toutes les obligations de l'État concernant le service militaire. Nous demandons au ministère de l'Education d'ouvrir des cours en kurde conformément aux normes ministérielles" a affirmé M. Camlibel.

Selon la loi turque 2923 et conformément aux directives du Conseil national de sécurité, seuls des cours en anglais, français, allemand, espagnol, russe, italien, arabe, chinois et japonais sont permis en Turquie. "Parfois la Cour de sûreté a recours à nos services pour traduire des textes et cassettes, parce que les procureurs ne connaissent pas le kurde. De plus, un enfant kurde veut apprendre sa propre langue et des Turcs ou des étrangers peuvent également souhaiter cette langue" a déclaré le président de la fondation pour plaider sa cause. Le procès a été ajourné au 5 mai.



LU DANS LA PRESSE TURQUE: ET"L'HONNEUR DES VILLAGEOIS DE SASON ?"


Sous ce titre évocateur Mehmet Altan, journaliste libéral, publie dans le quotidien turc Sabah du 12 février un éditorial dans lequel il met non seulement en cause l'attitude pro-saddam, du vice-Premier ministre turc Bülent Ecevit, mais également l'existence de la démocratie et de l'État de droit en Turquie.

"Bülent Ecevit, l'influent allié de la coalition gouvernementale, leader du Parti de la Gauche Démocratique et vice-Premier ministre, a non seulement pris partie pour "l'honneur de Saddam" mais également exprimé sa "vive inquiétude" au sujet de la création "d'un État kurde" au nord de l'Irak par les Américains.

Cependant, il n'a dit mot de l'honneur des "citoyens irakiens kurdes" victimes du "génocide" commis à Halabja par Saddam. Une nouvelle parue dans le Sabah montre qu'il ne s'agit d'une coïncidence. Malheureusement, de nombreux journaux ont décidé de "ne pas voir" cette information.

"la commission d'enquête parlementaire sur les droits de l'homme a décidé d'ouvrir une instruction sur l'affaire des villageois du district de Sason (Batman) qui ont été contraints par des soldats de marcher sur des terrains présumés minés Musa Okçu, député islamiste de Batman et membre de la commission, a affirmé que des enquêtes avaient eu lieu sur place au sujet d'une quarantaine de villageois de Kelhasan et de Tekevler qui avaient été conduits de force par des soldats dans la région minée et que menacés de " soit vous nous montrez les mines, soit on vous y fait marcher" ils avaient été contraints d'y circuler.

Le lieutenant-colonel Kemal Alatas, commandant général de la Gendarmerie, directeur du bureau des droits de l'homme a, quant à lui, soutenu qu"il est impossible de croireau fait que les citoyens soient utilisés comme des cobayes". Yasar Okuyan et Sabri Ergül, respectivement député de Yalova (ANAP) et d'Izmir (CHP) ont affirmé que l'administration était partie à l'affaire. Tout en sollicitant une enquête administrative et judiciaire, ils ont demandé à ce que le rapport soit envoyé à la présidence de l'Assemblée.

La saisine de la présidence de l'Assemblée a été décidée afin que le rapport soit adressé au ministère de la Justice pour l'enquête judiciaire et au ministère de l'Intérieur quant à la procédure administrative." D'après le journal Hürriyet, seul Osman Kilinç, du Parti de la Gauche Démocratique (DSP) s'est opposé à la requête et que Sema Piskinsüt (DSP), présidente de la Commission a préféré s'abstenir.

Les députés, sympathisants d'Ecevit "soucieux de l'honneur de Saddam et inquiets de l'instauration d'un État kurde au nord de l'Irak", ne voyaient pas d'un bon il une enquête concernant "les villageois de Sason, contraints par de soldats à marcher sur un terrain miné".

Ainsi, pour ces derniers, l'honneur des habitants de Sason importait peu. On ne sait par quel miracle, il suffit que les "militaires" soient mêlés dans une affaire, pour que l'acte d'accusation se retourne par un effet de boomerang contre celui qui en a fait la demande.

Ercan Karakas, Mahmut Isik, Mustafa Yildiz, respectivement députés d'Istanbul, de Sivas et d'Erzincan avaient préparé en mars 1996 un rapport prouvant l'existence du "gang de Yüksekova" (NdT: gang formé d'officiers et de policiers opérant dans une province kurde près de la frontière iranienne), rapport également envoyé à l'état-major des armées, qui pour la première fois dans l'histoire de la République, avait accusé alors ces députés "de montrer pour cible des responsables des forces armées".

Et pourtant le rapport s'est avéré exact jusqu'à la moindre virgule plus tard. L'état-major n'a jamais présenté ses excuses

Les intellectuels qui avaient mis en cause la responsabilité de l'État dans le meurtre du 15 janvier 1996 des 11 habitants du village (kurde) de Güçlükonak (Sirnak), ont été accusés de la même façon par l'état-major des armées et condamnés.

De surcroît, Kutlu Savas (NdT: l'inspecteur en chef nommé par le Premier ministre turc pour enquêter sur les liens entre les services de l'État et la mafia) donne suffisamment d'exemples pertinents, explicitant le domaine de la "terreur d'État" dans son rapport sur l'affaire de Susurluk Si la Turquie était réellement un "État de droit", "l'accusation" de l'Assemblée relative à l'affaire de Sason aurait fait la Une de tous les journaux Je pense que cette informations tombera également dans les oubliettes comme les précédentes. Rien ne pourra être tiré de l'instruction. Le Parti de la Gauche Démocratique (DSP) ferait mieux de s'occuper "de la Justice et du sort des citoyens d'origine kurde de la République turque" plutôt que de "l'honneur" des dictateurs sanguinaires. La Turquie deviendrait alors un État où "ses lois et sa bureaucratie armée seront égales" pour tout le monde. Personne n'aura alors des craintes de voir les Kurdes demander un État distinct.

Cela dit, si tout ceci était mis en place, la Turquie pourrait devenir un État démocratique.

C'est peut-être autour de cette crainte que réside la réelle inquiétude des défenseurs de l'honneur de Saddam".