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POINT SUR LA SITUATION EN TURQUIE

CILDEKT
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Liste
NO: 64

28/5/1997

  1. L'ÉTAU SE RESSERRE AUTOUR DU REFAH ISLAMISTE
  2. L'ARMÉE TURQUE COMPTE RESTER AU KURDISTAN IRAKIEN JUSQU'EN AOÛT
  3. REPORTERS SANS FRONTIÈRES CONDAMNENT ET DOCUMENTENT LES EXACTIONS DES AUTORITÉS TURQUES À L'ENCONTRE DE LA PRESSE DANS SON RAPPORT 96
  4. INTERDICTION DE LA SECTION DE DIYARBAKIR DE L'ASSOCIATION DES DROITS DE L'HOMME


L'ÉTAU SE RESSERRE AUTOUR DU REFAH ISLAMISTE


Les militaires turcs accentuent leur offensive contre le parti Refah du Premier ministre turc Erbakan. Cette offensive, parfaitement coordonnée se déroule sur plusieurs fronts. Les grands média qu'ils contrôlent et orientent vouent quotidiennement aux gémonies Hadji (le Pèlerin, le surnom donné à Erbakan qui a fait plusieurs fois le pèlerinage à la Mecque) et Badji (la soeur, le surnom de Tansu Çiller depuis son alliance avec les islamistes) et dénoncent "l'islamisme devenu la menace principale contre la République". Au Parlement, des députés du parti de la Juste voie de Mme. Çiller, considéré comme "le maillon faible de la coalition", sont soumis à des fortes pressions, notamment financières, pour qu'ils fassent défection tandis que les généraux ne manquent pas une occasion pour humilier publiquement le Premier ministre islamiste. Les réunions mensuelles du Conseil de sécurité nationale, dominé par les militaires, deviennent de véritables tribunaux d'Inquisition pour M. Erbakan, qui doit y subir maintes admonestations et menaces dont la teneur est habilement filtrée vers des organes de presse proches de l'armée qui lui donnent un maximum de retentissement. Dans ce climat passionnel, nul ne s'avise d'indiquer qu'il n'y a pas eu dans la période récente d'événements violents pouvant justifier l'épouvantail l'islamiste soudainement brandi par l'armée, ni de rappeler que la plupart des écoles coraniques et religieuses dont les militaires veulent maintenant la fermeture ont été créées par les gouvernements de coalition de M. Demirel et sous la junte militaire de 1980 dans le but de contrer "l'emprise du communisme et du séparatisme sur la jeunesse"

Denier épisode de cette guèguerre: la réunion extraordinaire du Conseil militaire suprême du 26 mai au cours de laquelle les généraux ont décidé d'expulser d'urgence des rangs de l'armée 161 officiers et sous-officiers, dont trois colonels. 140 d'entre eux, dont deux colonels, ont été radiés pour "sympathies fondamentalistes" et 21 autres pour tendances d'extrême gauche ou implication dans des activités de gangs. Le Premier ministre et son ministre de la défense sont les deux seuls membres civils de ce Conseil de 15 membres qui décide souverainement des affaires militaires et "des menaces internes et externes pour la sécurité du pays". Normalement, ce Conseil décide une fois l'an, le 30 août, des problèmes de carrière et de purges dans l'armée. En consacrant cette réunion extraordinaire largement médiatisée qui précède elle-même une réunion dite critique du Conseil de sécurité nationale prévue pour le 30 mai, l'armée cherche à exercer un maximum de pressions psychologiques sur les islamistes en semblant oublier que la persécution risque au contraire accroître leur détermination. M. Erbakan a dû avaliser sans broncher les purges et les militaires se sont fait un malin plaisir à communiquer à la presse que le Premier ministre avait obtempéré à toutes leurs exigences, y compris à celle de ne pas employer dans les mairies islamistes les officiers radiés. Autre humiliation pour celui qui est censé conduire le gouvernement du pays: le directeur du quotidien Hurriyet affirme, dans son éditorial du 21 mai, qu'un commandant très haut placé lui a indiqué que le Premier ministre n'a été informé de l'intervention militaire turque que 12 heures après l'entrée effective des troupes en Irak "par crainte que cette information ne soit communiquée au PKK"

Après un général traitant publiquement et impunément M. Erbakan de "maquereau", voici donc "un commandant très haut placé" qui le soupçonne publiquement d'"intelligence avec l'ennemi"! Et comme tout cela ne suffisait pas, un procureur de la Cour de cassation, nommé en janvier dernier par M. Demirel et réputé pour son fondamentalisme kémaliste, engage, le 21 mai, une procédure auprès de la Cour constitutionnelle pour l'interdiction du Parti Refah qui selon lui serait devenu "un foyer d'activités incompatibles avec l'article de la Constitution sur la laïcité de l'État". Dès le lendemain, le président de la Cour constitutionnelle, Yekta Özden, qui fut l'un des plus chauds partisans de la junte militaire de 1980 et qui continue d'être l'un des hommes de paille de l'armée dans l'appareil judiciaire, annonce que "les membres de la Cour ont accepté l'appel du procureur et la procédure a commencé". Elle pourrait aboutir d'ici 4 à 6 mois. Les dirigeants de ce parti au pouvoir, soutenu par 6 millions d'électeurs, ont déclaré qu'ils allaient poursuivre le procureur Savas (qui, ironie du sort, signifie guerre en turc) qui a insulté publiquement leur parti. Sans trop d'illusions car ils savent par l'expérience amère et récente de l'interdiction du parti de la démocratie (DEP) qu'en Turquie la justice est au service des militaires chargée de trouver un habillage juridique aux décisions prises par les généraux.

On s'approche ainsi d'une fin de partie provisoire. Après plusieurs défections, la coalition qui avait pu survivre à une motion de censure le 20 mai n'a plus qu'un voix de majorité et qu'elle va être renversée bientôt. Les diktats de l'armée vont sans doute contribuer à radicaliser une mouvance islamiste turque qui jusqu'ici avait récusé la violence et accepté le jeu parlementaire de la très singulière démocratie turque à l'ombre des baïonnettes. La Turquie va-t-elle devenir l'Iran ou l'Algérie? Près de 50 000 démocrates turcs et kurdes rassemblés le 25 mai sur l'esplanade de la Mosquée Bleue d'Istanbul ont voulu conjurer ce dilemme aux cris de "ni l'islamisme ni l'armée!"; "la paix maintenant!"; "la démocratie".



L'ARMÉE TURQUE COMPTE RESTER AU KURDISTAN IRAKIEN JUSQU'EN AOÛT


C'est ce qu'a déclaré le lieutenant général Altay Tokat au cous d'un briefing donné à un groupe de journalistes invités à visiter les zones du Kurdistan irakien occupées par le corps expéditionnaire turc. Outre les journalistes tirés sur le volet des grands média turcs, seuls les correspondants de trois quotidiens américains -The Washington Post, Wall Street Journal et New York Times- ont été conviés à cette visite organisée au cours de laquelle les militaires turcs ont notamment montré un réseau de grottes et des camps utilisés par le PKK dans la vallée du Zap. Cette vallée située à environ 20 km au sud de la frontière turque et entourée de montagnes abruptes de 1900 à 2500 d'altitude, abritent des centaines de grottes.

Selon le commandement turc, l'opération militaire turque lancée le 14 mai dernier a permis jusqu'ici de "neutraliser 1750 militants du PKK dont 1450 ont été tués". Le PKK rejette ce bilan en reconnaissant que "ses forces se sont retirées de cette zone frontalière afin d'attirer les troupes turques vers l'intérieur du pays". Selon Iraqi Broadcasting Corporation, organe de presse de l'opposition irakienne basé au Kurdistan d'Irak, le 25 mai "un convoi d'environ 1000 combattants du PKK est passé dans la zone contrôlée par Bagdad, à Singaw à l'Est de Kirkuk, où ils étaient reçus par les troupes irakiennes et escortés à Sinjar d'où ils se sont retirés en Syrie". Interrogé à ce sujet, le porte-parole du Département d'État a affirmé que Washington n'était pas en mesure de confirmer les chiffres de source turque car "nous n'avons pas d'observateurs sur place".

Au delà du bilan meurtrier de cette opération, c'est son principe même qui continue d'être critiqué par plusieurs États. Le secrétaire général de l'ONU, M. Kofi Annan, en visite en Autriche a, le 20 mai, publiquement condamné l'offensive militaire turque et appelé la communauté internationale à exercer des pressions sur la Turquie afin qu'elle retire rapidement ses troupes. "L'intégrité territoriale de l'Irak doit être respectée" a-t-il affirmé. Depuis, l'Italie, la France et la Grande-Bretagne ont réitéré leur appel à "un retrait le plus vite possible" des troupes turques. Cependant la Turquie, assurée du soutien de Washington, n'a même pas daigné de répondre aux Européens pas plus qu'elle n'a pas répondu aux condamnations fermes des pays arabes comme la Syrie, l'Égypte, le Bahreïn ainsi que l'Irak. Dans un message adressé, le 27 mai, au président du Conseil de sécurité, le vice-Premier ministre irakien Tarek Aziz a dénoncé "l'attitude indifférente de l'ONU face à cette invasion qui constitue une violation flagrante et grave de la souveraineté de l'Irak, de sa sécurité et de son intégrité territoriale". Enfin l'Iran, qui a massé d'importantes forces à sa frontière avec le Kurdistan irakien a, le 25 mai, par la voix du porte-parole de son ministre des Affaires étrangères, demandé une nouvelle fois à Ankara de "mettre fin à son incursion en Irak". Le lendemain, son homologue turc a rejeté cette demande en déclarant que l'offensive turque se poursuivrait jusqu'à ce que "les terroristes du PKK soient totalement éliminés de la région". "Nous avons précisé que le but de l'opération est de garantir la sécurité de la région et de se débarrasser du PKK" a déclaré à la presse O. Akbel, porte-parole du ministère turc des Affaires étrangères. "Les troupes turques se retireront quand les objectifs opérationnels auront été atteints" a-t-il ajouté sans avancer un calendrier, avant de conclure: "Nous aimerions que l'Iran coopère avec nous contre le terrorisme plutôt que de s'inquiéter de cette opération".



REPORTERS SANS FRONTIÈRES CONDAMNENT ET DOCUMENTENT LES EXACTIONS DES AUTORITÉS TURQUES À L'ENCONTRE DE LA PRESSE DANS SON RAPPORT 96


Dans son rapport 1996 sur les violations des droits des journalistes dans l'exercice de leur profession, l'organisation Reporters sans frontières détaille les exactions des autorités turques à l'encontre des journalistes locaux et étrangers. Dans la section consacrée à la Turquie, le rapport décrit le paysage médiatique turc dans les termes suivants: "Un journaliste a été battu à mort par des policiers, au début 1996, mais le procès de ses assassins traîne en longueur. Plusieurs de ses confrères ont été torturés en détention et plus de deux cents ont été interpellés ou incarcérés". En dépit des assurances des autorités, la torture demeure une pratique courante en Turquie, particulièrement dans les sections en charge de la lutte antiterroriste qui suivent le plus souvent les collaborateurs des organes de presse pro-kurde, constate le rapport. Au 1er janvier 1997, au moins neuf journalistes étaient toujours détenus dans les prisons turques pour leurs opinions ou dans le cadre de leur profession. Dans le registre des disparitions, des agressions et des menaces qu'ont subi les journalistes durant l'année dernière le rapport relève qu'un journaliste, Mustafa Genç, a "disparu" le 9 mai 1996 avec son ami à Adana; 45 journalistes ont fait l'objet d'agressions; 24 journalistes ont été menacés ou harcelés; au moins 39 médias ont été suspendus pour des périodes variables (de quelques jours à plusieurs mois) ou fermés ou encore suspendus pour une durée indéfinie. Quant à l'entrave à la circulation internationale de l'information, le rapport souligne le black-out appliqué dans les régions kurdes par les autorités; plusieurs journalistes des chaînes de télévisions étrangères ont été interpellés et interdits de tourner dans les régions kurdes.



INTERDICTION DE LA SECTION DE DIYARBAKIR DE L'ASSOCIATION DES DROITS DE L'HOMME


Le président de la section de Diyarbakir de l'Association des droits de l'homme de Turquie (IHD), Mahmut Sakar, ainsi que quatre de ses collaborateurs, ont été arrêtés par la police, le 22 mai. Immédiatement après leur arrestation, le responsable des régions du Sud-Est d'IHD, Vedat Çetin, a été lui aussi arrêté. Après 24h de garde-à-vue ces responsables ont été libérés mais la police a apposé des scellés sur les locaux de l'association qui restera fermée pour une durée indéterminée comme la quasi-totalité des branches de l'IHD dans les provinces kurdes. La Fédération internationale des ligues des droits de l'homme "condamne fermement" cette arrestation dans un communiqué, daté du 23 mai, et affirme que "le harcèlement, notamment judiciaire, à l'encontre des responsables de l'une des principales organisations de défense des droits de l'homme en Turquie franchit à nouveau un palier extrêmement critique". L'organisation appelle, en outre, "tout particulièrement les pays européens à rappeler avec vigueur Ankara ses obligations internationales en matière des droits de l'homme".