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POINT SUR LA SITUATION EN TURQUIE

CILDEKT
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Liste
NO: 6

1/8/1995

  1. LA DESTRUCTION DE 2664 VILLAGES KURDES CONFIRMÉE DE SOURCE OFFICIELLE TURQUE
  2. AMENDEMENT DE LA CONSTITUTION TURQUE
  3. LE PROCES DE SIRRI SAKIK, DÉPUTÉ DE MUS, ET DE QUINZE AUTRES VICTIMES DE LA RAFLE DU 6 JUILLET AURA LIEU LE 16 AOUT
  4. DEUX MORTS A LA SUITE DE LA GREVE DE LA FAIM DES PRISONNIERS POLITIQUES KURDES
  5. FERMETURE DU PARTI DE LA DÉMOCRATIE ET DU CHANGEMENT (DDP) ET DEUX ANS DE PRISON POUR SON PRÉSIDENT


LA DESTRUCTION DE 2664 VILLAGES KURDES CONFIRMÉE DE SOURCE OFFICIELLE TURQUE


Citant "les statistiques officielles de la Super-préfecture de la Région d'état d'urgence" le quotidien turc Milliyet du 25 juillet 1995 écrit sous la plume de Derya SAZAK ou à la fin de l'année 1994 on recensait déjà 2664 villages et hameaux kurdes évacués, totalement ou partiellement détruits. Fin 1993, le bilan de villages détruits s'élevait à 874. En un an, dans le silence de la communauté internationale, un pays se disant "démocratique", membre du Conseil de l'Europe et de l'OTAN aura ainsi impunément détruit près de 1800 villages kurdes, assassiné ou emprisonnés tous ceux, députés, journalistes, défenseurs des droits de l'Homme qui auraient pu témoigner de ce drame.

La destruction des villages s'est poursuivie avec la même intensité au cours de l'année 1995 où en 7 mois plus de 800 villages ont été rayés de la carte. Dans certaines provinces, comme Dersim (Tunceli), il ne reste pratiquement plus aucun village, aucune trace du mode de vie rural millénaire de la population. Des paysans chassés de leurs terres, dont les biens ont été confisqués par l'armée turque, sont jetés sur les routes de l'exode. On compte actuellement environ 3 millions de Kurdes déplacés à la suite de la guerre.

Quant au quadrillage militaire de la région kurde, soumise au black-out et à l'embargo alimentaire, voici le témoignage saisissant de Fatih Altayli qui relate, dans le quotidien Hurriyet du 1er août, son exploit de "premier journaliste ayant pu pénétrer à Tunceli".

"La route de Diyarbakir-Elazig fait 148 km. Tout au long de cette route, il y a des check-points tous les dix, trois ou cinq kilomètres selon la sensibilité de la zone traversée. Malgré les autorisations très spéciales dont nous disposions, nous avons été arrêtés à chacun de ces points de contrôle. Malgré la présence à mes côtés d'un député de Tunceli, Sinan Yerlikaya, à chaque point notre voiture a été fouillée. Sur chaque éminence, à chaque point de contrôle un char est positionné et cela fait désormais partie du paysage naturel de la montagne. Nous nous sommes aperçus de la situation "particulière" de Tunceli au poste de Nisankaya, à la frontière d'Elazig-Tunceli. Nous y avons été arrêtés. On nous a dit que la route qui restait à parcourir était extrêmement peu sûre et qu'il n'était pas possible de la parcourir sans des mesures de sécurité appropriées. Hormis nous, tous les véhicules transportant de la nourriture étaient également arrêtés à Nisankaya. Ces véhicules ne seront autorisés à circuler qu'en convoi escorté par des blindés. Le sous-officier commandant le poste avance l'explication suivante. "Nous sommes obligés de couper le soutien logistique de l'organisation (PKK). Ils ne peuvent pas trouver de la nourriture dans les montagnes. Tous les villages ont été évacués. Ils ont faim. Ces camions deviennent leur cible. C'est pourquoi nous les protégeons. Si on les affame encore plus, ils finiront par descendre des montagnes comme des loups affamés et nous leur ferons la chasse".

Pendant ce temps, des intellectuels et artistes turcs en mal de bonne cause médiatique vont à la chasse aux images à Tuzla, en Bosnie! L'un d'eux, Hadi Uluengin, reconnaît dans le quotidien Hurriyet du 1er août le caractère contradictoire voire saugrenu de cette initiative et il s'explique: "j'avoue que critiquer certaines pratiques de la Turquie, en premier lieu sur la question kurde, nécessite beaucoup plus de courage que d'aller en Bosnie. Dans un pays où le Premier ministre lui-même a été interdit de se rendre dans la ville de Lice (détruite par l'armée) entreprendre une initiative civile à Tunceli au lendemain des événements qui y ont eu lieu, est autrement plus difficile que de se rendre à Tuzla, je le reconnais".

Les démocrates turcs ne sont assurément pas les seuls à "éprouver des difficultés" à dénoncer les pratiques barbares de leur pays qui, en deux ans et demi, a rayé de la carte près de 3500 villages kurdes, détruit le mode de vie ancestral de tout un peuple condamné à l'errance et à la misère. Pour les pays occidentaux ainsi il est plus facile de dénoncer la barbarie télévisée des Serbes en Bosnie que celle savamment dissimulée de l'opinion publique de leur allié turc.

AMENDEMENT DE LA CONSTITUTION TURQUE


Après près de quatre ans de promesses et sous la pression d'un Parlement européen menaçant de ne pas ratifier l'accord d'Union douanière, l'Assemblée nationale turque a finalement adopté le 23 juillet 16 amendements à la Constitution imposée en 1982 par le régime militaire. Ce "paquet démocratique" ne donne que quelques coups de retouche à un texte d'essence antidémocratique : abaissement du droit de vote à 18 ans, augmentation de 100 sièges au parlement, droit de vote pour les Turcs à l'étranger, possibilité de se syndiquer pour les fonctionnaires du secteur public sans toutefois avoir le droit à la grève et aux conventions collectives, possibilité pour les enseignants et les étudiants d'appartenir à un parti politique et enfin un paragraphe préambule du préambule de la Constitution qui louait le coup d'État militaire de 1980 est supprimé mais les auteurs du putsch, impliqués dans de nombreux scandales de corruption, resteront impunis . Malgré ces changements, les militaires demeurent les véritables maîtres du pays pour ce qui concerne les décisions de haute importance, sur le plan interne et externe, à travers le Conseil de Sécurité National dominé majoritairement par eux. De nombreux articles et lois liberticides restent toujours en vigueur. En vertu de l'article 8 de la loi dite anti-terreur, qui interdit toute évocation de la question kurde, et d'autres articles d'ordre analogue inclus dans le Code pénal, 164 intellectuels turcs et kurdes restent incarcérés dans les geôles turques où croupissent également plus de dix mille prisonniers politiques accusés d'être des membres présumés du PKK. La somme des peines prononcées, par la Cour de Sûreté de l'État d'Ankara, à l'encontre du sociologue turc, Ismail BESIKICI, dépasse désormais les deux cents; le célèbre écrivain turc, d'origine kurde, Yasar KEMAL risque une peine de 3 à 5 ans de prison lors de son audition devant la Cour de Sûreté de l'État d'Istanbul le 20 septembre prochain; l'ancien maire de Diyarbakir purge un peine de 4 ans pour un discours prononcé devant la sous-commission des droits de l'Homme du Parlement européen.

Les amendements de la Constitution n'auront guère d'impact dans les provinces kurdes soumises depuis 1979 à l'état d'urgence où l'armée fait la loi à sa guise et où la guerre bat son plein. Depuis la création de la République turque en 1923, les Kurdes auront ainsi vécu pendant 49 ans sous des régimes d'exception et de loi martiale.

Pour les démocrates turcs et kurdes les amendements adoptés restent donc "cosmétiques" et relèvent d'un hâtif ravalement de façade. La Constitution des militaires n'est pas amendable. Voici à titre d'exemple, des extraits de ce qui n'a pas changé dans cette Constitution:

Le nationalisme turc d'Atatürk, qui exclut toute reconnaissance des Kurdes, de leur identité et de leur culture, est érigé en idéologie officielle de l'État tant dans le préambule que dans le texte de la Constitution. (La Turquie est le seul État européen à être encore régi par une idéologie officielle).

Préambule, paragraphe 3 : Conformément au concept de nationalisme et aux principes et aux réformes mis en oeuvre par Atatürk, fondateur de la République turque, guide immortel et héros incomparable; (...).

Préambule, paragraphe 7 : Considérant qu'aucune opinion ou pensée ne peut se voir accorder protection à l'encontre des intérêts nationaux turcs, du principe d'indivisibilité de l'entité turque du point de vue de l'État et du territoire, des valeurs historiques et spirituelles inhérentes au peuple turc, ni du nationalisme, des principes, des réformes et du modernisme d'Atatürk, (...)

Article 2 : La République de Turquie est un État de Droit démocratique (...) attaché au nationalisme d'Ataturk.

Article 81 : Serment d'investiture des députés. Extraits : "je jure sur l'honneur de rester attaché aux principes et réformes d'Ataturk".

Le fait d'évoquer l'existence d'une langue kurde, qui est au turc ce que le français est à l'hongrois, est assimilé à une entreprise visant à "susciter des distinctions de langues" et à "porter atteinte à l'intégrité indivisible de l'État" par l'article 14:

Aucun des droits et libertés fondamentaux inscrits dans la Constitution ne peut être exercé dans le but de porter attente à l'intégrité indivisible de l'État du point de vue de son territoire et de sa nation, de mettre en danger l'existence de l'État et de la République turcs, d'anéantir les droits et libertés fondamentaux, de faire diriger l'État par une personne ou par un groupe de personnes ou d'établir l'hégémonie d'une classe sociale sur les autres classes sociales, de susciter des distinctions de langue, de race, de religion ou de secte ou d'instaurer par une autre voie, quelle qu'elle soit, un ordre étatique fondé sur ces conceptions et idées. (...)

L'interdiction de la langue kurde est également soulignée dans le 3e paragraphe de l'article 26:

"Aucune langue ayant été interdite par la loi ne peut être utilisée pour exprimer et propager des pensées. Les feuilles écrites ou imprimées, les disques, les bandes sonores et visuelles et les autres instruments et équipements servant à l'expression qui violent cette interdiction sont saisie en vertu d'une décision dûment rendue par le juge, ou, dans les cas où un retard serait préjudiciable, en vertu d'un ordre de l'autorité habilitée par la loi".

Ainsi que par le 2e et le dernier paragraphes de l'article 28 :

-Aucune langue ayant été interdite par la loi ne peut être utilisée dans les publications.

Contrairement aux dispositions "décoratives" de la Constitution turque comme l'article 17 sur l'interdiction de la torture ou l'article 21 sur l'inviolabilité du domicile, les interdictions concernant la langue et la culture kurdes sont appliquées avec zèle et rigueur.

Il en va de même de l'interdiction de toute action politique kurde.

Selon l'article 69 " les partis politiques ne peuvent violer les limitations énoncées à l'article 14 de la Constitution : ceux qui les transgressent sont dissous à titre définitif". A ce jour 5 partis politiques dont le HEP et le DEP (Parti de la Démocratie) ont été dissous en application de cet article pour avoir évoqué l'existence des Kurdes et plaidé pacifiquement pour la reconnaissance de leur droits culturels dans le cadre de la démocratie et des frontières existantes.

La Constitution turque interdit donc aux Kurdes toute possibilité d'expression politique autonome et pacifique; elle les met devant le "choix" de déni de leur personnalité, la prison ou la révolte violente.

L'article 76 déclare inéligible "les personnes condamnées à une peine d'une durée total d'un an ou plu de prison pour participation à des actions idéologiques ou anarchiques ou provocation ou invitations criminelles à de telles actions, même si elles ont bénéficié d'une amnistie. Ainsi des militants pacifistes kurdes ou turcs, condamnés à plus d'un an de prison pour délit d'opinion "séparatiste" pour un article, un livre ou un discours ne peuvent plus jamais être élus maires ou députés même après avoir purgé leurs peines ou bénéficié d'une amnistie. C'est là le procédé turc ordinaire d'élimination des élites kurdes de la vie politique du pays qui restera en vigueur.

Last but not least, les articles 117 et 118 de la Constitution qui codifient le rôle de l'armée sont évidemment restés inchangés. Aucun député n'ayant eu le courage de proposer le moindre amendement à ce sujet :

Article 117 (3e, 4e et 5e paragraphes) :Le chefs d'État-major Général est le commandant des Forces Armées et il assume en temps de guerre les fonctions du Commandement Suprême au nom du Président de la République.

Le Chef d'État - major Général est nommé par le président de la République sur proposition du Conseil des Ministres; ses pouvoirs et attributions sont réglementés par la loi. Le Chef d'État-major Général est responsable vis-à-vis du Premier Ministre à raison de ces fonctions et attributions.

La loi réglemente l'étendue des compétences du Ministère de la Défense Nationale ainsi que ses relations fonctionnelles avec la Présidence de l'État-major Général et les commandements des forces.

Article 118 (paragraphes 1-4) : "Le Conseil de Sécurité Nationale se compose, sous la présidence du président de la République, du Premier ministre, du Chef d'État-major Général, des ministres de la Défense nationale, de l'Intérieur et des Affaires étrangères, des Commandants des Forces Terrestre, Navale et Aérienne et du Comandant Général de la Gendarmerie.

Eu égard aux particularités de l'ordre du jour, les ministres ou les personnes concernés peuvent être convoqués aux réunions du Conseil en vue d'être consultés.

Le Conseil de Sécurité Nationale communique au Conseil des ministres son avis au sujet de l'adoption de décisions et de l'établissement de la coordination nécessaire en matière de détermination, fixation et application de la politique de sécurité nationale de l'État. Les décisions du Conseil de Sécurité Nationale relatives aux mesures qu'il estime indispensables en vue de sauvegarder l'existence et l'indépendance de l'État, l'intégrité et l'indivisibilité du territoire et la paix et la sécurité de la société sont prises en considération par la Conseil des ministres de manière prioritaire.

Le président de la République fixe l'ordre du jour du Conseil de Sécurité Nationale en tenant compte des propositions du Premier ministre et du Chef d'État-major Général".*

Officiellement soumis à l'autorité du Premier ministre, et non as à celle du ministre de la défense comme dans les démocraties occidentales, le Chef d'État-major Général est en fait l'homme fort au pouvoir incontestable du régime turc. Le Conseil de Sécurité nationale est l'autorité politique suprême du pays. Le Conseil des ministres et le Parlement, depuis 15 ans, "ont toujours pris en considération de manière prioritaire ses décisions" et les ont entérinées sans broncher et sans exception. Dans la démocratie à la turque les habits modernes des civils tenant le devant de la scène dissimulent mal les uniformes chamarrés des généraux qui contrôlent toujours l'essentiel du pouvoir politique.

LE PROCES DE SIRRI SAKIK, DÉPUTÉ DE MUS, ET DE QUINZE AUTRES VICTIMES DE LA RAFLE DU 6 JUILLET AURA LIEU LE 16 AOUT


M. Sirri SAKIK, député du Parti de la Démocratie (DEP), condamné le 8 décembre dernier à 3,5 ans de prison pour délit d'opinion et qui, après 10 mois de détention provisoire, avait été remis en liberté en attendant l'examen par la Cour de Cassation de son pourvoi, avait été arrêté le 6 juillet par la police sur ordre du procureur général de la République, Nusret Demiral, en compagnie de 241 personnes venues assister au procès de quatre dirigeants du Parti populaire de la Démocratie (HADEP). M. Demiral affirme que toute manifestation ou action de protestation kurde tombe sous le coup de l'article 8 de la loi anti-terreur. M. SAKIK, et les 15 autres Kurdes, dont 5 femmes, qui restent arbitrairement détenus depuis le 6 juillet, risquent une peine de 5 ans pour avoir protesté pacifiquement contre l'interdiction faite au public d'assister au procès du (HADEP) qui, en principe, devait être public.

DEUX MORTS A LA SUITE DE LA GREVE DE LA FAIM DES PRISONNIERS POLITIQUES KURDES


Le bilan de la grève de la faim, commencée le 14 juillet dernier par quelques milliers de prisonniers d'opinion dans les prisons turques, s'élève à deux morts. Après la mort d'un gréviste au dixième jour de la grève, dans la prison de Yozgat, une femme kurde âgée de 41 ans, Gulnaz Baghistani qui, avec d'autres personnes en Allemagne, avait entamé une grève de la faim en signe de solidarité, est morte à Berlin le jeudi 27 juillet. Ses obsèques ont eu lieu le 1er août en présence de plus de dix mille manifestants kurdes et allemands dénonçant la guerre du Kurdistan.

La presse turque pratique un black-out total sur la situation des milliers de grévistes de la faim dans les prisons turques. Des grèves de la faim de solidarité déclenchées dans plusieurs capitales européennes par des militants kurdes essayant de briser le mur du silence et d'indifférence qui entoure le drame kurde en Turquie sont également ignorées par les médias.

FERMETURE DU PARTI DE LA DÉMOCRATIE ET DU CHANGEMENT (DDP) ET DEUX ANS DE PRISON POUR SON PRÉSIDENT


La Cour de Sûreté de l'État d'Ankara a ordonné la fermeture du Parti de la Démocratie et du changement (DDP) créé en 1994, et condamné son président, M Ibrahim AKSOY, à deux ans de prison ferme, le 10 juillet dernier. Le chef d'inculpation retenu contre M. Aksoy est un discours prononcé lors du Congrès de la section locale de Konya du Parti du Travail du Peuple (HEP) qui, selon le procureur de la République, tombe sous le coup de l'article 8 de la loi anti-terreur. Une quarantaine d'autres chefs d'inculpation sont également retenus contre M. Aksoy, notamment pour ses articles parus dans le magazine stambouliote pro-kurde AZADI. Si les tribunaux suivent les réquisitions du procureur, M. Aksoy, ancien député kurde de Malatya, risquerait une peine allant de 80 à 200 ans de prison.


* Les traductions des articles de la constitution sont extraites de l'édition française officielle de ce texte par le Président du Conseil des ministres, Ankara.