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POINT SUR LA SITUATION EN TURQUIE

CILDEKT
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Liste
NO: 122

18/1/1999

  1. ABDULLAH OCALAN A QUITTÉ L'ITALIE
  2. LE PARLEMENT TURC APPROUVE LE NOUVEAU GOUVERNEMENT FORMÉ PAR M. ECEVIT
  3. DOCUMENT: LES MANIFESTATIONS ANTI-ITALIENNES ÉTAIENT ORCHESTRÉES PAR LE CONSEIL NATIONAL DE SÉCURITÉ
  4. MORT D'UN CHEF RELIGIEUX ALÉVI APRÈS UNE GARDE À VUE
  5. LES ASSASSINS DU JOURNALISTE METIN GOKTEPE TOUJOURS EN LIBERTÉ
  6. TÉMOIGNAGE DE L'AVOCATE KURDE ROJBIN TUGAN, DEVANT LE COMITÉ DES AVOCATS POUR LES DROITS DE L'HOMME, À NEW YORK


ABDULLAH OCALAN A QUITTÉ L'ITALIE


La présidence du Conseil italien a annoncé dans un communiqué, samedi 17 janvier 1999, qu'Abdullah Ocalan a quitté l'Italie. Le chef du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) s'est rendu à l'aéroport de Ciampino où il a embarqué à bord d'un avion militaire pour une destination qui reste encore inconnue.

Le ministère turc des affaires étrangères a relevé l'échec des tentatives d'Ocalan pour "rechercher un soutien en Europe" mais a également reproché à l'Italie de l'avoir laissé filer.

Il faut dire que le gouvernement italien ne savait plus quoi faire d'Ocalan. Légalement il ne pouvait plus l'extrader vers la Turquie et aucun État européen ne semblait disposé à l'accueillir. Interrogé à nouveau le 13 janvier par des députés, M. Massimo D'Alema avait réitéré la décision de son gouvernement de ne pas lui accorder l'asile politique "car cela serait contraire à la Convention Européenne des droits de l'homme".

L'idée de le faire juger par un Tribunal ad hoc européen ou international pour crimes de guerre ou terrorisme a été rejetée par la Turquie qui craint qu'un tel procès ne se transforme en un procès de sa politique kurde. Elle n'a pas obtenue d'appui d'autres États occidentaux non plus.

Le Premier ministre italien avait également exprimé son "amertume" face à l'absence d'une politique européenne sur la question kurde et accusé Ankara de "myopie politique" en niant l'existence même d'une telle question: "Que ceux qui disent qu'il n'y a pas de problème kurde viennent avec moi visiter les camps de réfugiés kurdes en Italie" a-t-il déclaré.

Le ministre italien de la Justice déjà saisi par les autorités turques avait reçu ces derniers jours des plaintes des familles de certains dissidents du PKK assassinés ainsi qu'un long mémorandum du Ministre de la justice du Gouvernement régional kurde irakien comportant une longue liste de Kurdes irakiens tués par les gens du PKK au Kurdistan irakien. Au cours de leur sommet des 8 et 9 janvier, les leaders kurdes irakiens M. Barzani et J. Talabani avaient réitéré leur volonté de "mettre un terme à la présence du PKK au Kurdistan irakien" conformément à l'accord de réconciliation qu'ils avaient signé en septembre dernier à Washington. J. Talabani a affirmé que 5 bureaux du PKK venaient d'être fermés dans les territoires qu'il administre et que d'ici un mois il n'y resterait plus aucune présence politique ou militaire du PKK au Kurdistan irakien.

Par ailleurs, 33 intellectuels kurdes de Suède ont rendu publique une déclaration condamnant "les propos injurieux inacceptables tenus par A. Ocalan sur MED TV contre le peuple kurde et ses intellectuels" et reprochant à cette chaîne de télévision proche du PKK de "manquer à l'éthique élémentaire du journalisme en diffusant de tels propos".

LE PARLEMENT TURC APPROUVE LE NOUVEAU GOUVERNEMENT FORMÉ PAR M. ECEVIT


Le président turc Suleyman Demirel a approuvé le 11 janvier 1999 le nouveau gouvernement, minoritaire, présenté par Bulent Ecevit, composé de son seul parti de la Gauche Démocratique (DSP, gauche nationaliste ), qui détient 61 sièges au Parlement sur 550.

Ce nouveau gouvernement (le sixième depuis 1995) qui a obtenu les promesses de soutien de la part de deux formations importantes de droite ( le Parti de la Juste Voie, de Tansu Ciller, et le Parti de la Mère Patrie, de Mesut YiImaz) aura pour tâche essentielle de mener le pays aux élections législatives anticipées du 18 avril 1999.

Fort de ces appuis le nouveau cabinet a, le 11 janvier 1999, obtenu la confiance du Parlement par 306 voix contre 188 (43 absences et une abstention) mettant ainsi provisoirement fin à plus de six semaines de crise politique.

Dans de récentes déclarations, M. Ecevit avait assuré que son gouvernement serait "notoirement laïc" et préserverait avec "vigilance" les réformes du père fondateur de la république, Mustafa Kemal Ataturk. L'armée a récemment lancé trois mises en garde contre toute atteinte à la laïcité du régime, s'impatientant de voir qu'aucun gouvernement n'était formé.

Les difficultés à former un nouveau cabinet étaient liées au tabou qui pèse sur la présence des islamistes au gouvernement, alors qu'ils forment le premier groupe au parlement avec 144 députés sur 550, et aux divisions entre deux partis de droite dont les chefs sont impliqués dans des affaires de corruption et de liens occultes avec la mafia. Dans une interview publiée le lundi 18 janvier par le Financial Times, M. Ecevit a annoncé son intention de demander l'aide urgente du Fonds Monétaire International pour faire face aux $ 24 milliards de service de la dette turque. Il a estimé également que "le temps n'est pas venu" d'accéder aux revendications culturelles des Kurdes modérés et que seule "une réduction du terrorisme du PKK" aboutirait à "une atmosphère plus détendue, permettant d'envisager d'autres mesure".

DOCUMENT: LES MANIFESTATIONS ANTI-ITALIENNES ÉTAIENT ORCHESTRÉES PAR LE CONSEIL NATIONAL DE SÉCURITÉ


L'hebdomadaire Hévi, puis le quotidien Ozgur Politika viennent de publier une série de "documents confidentiels" du Conseil National de Sécurité turc sur l'organisation par les autorités turques d'une série d'actions en Turquie et à l'étranger contre l'Italie, le PKK et son chef.

Chacun de ces documents indique la nature de l'action à entreprendre, les participants à mobiliser (syndicats, associations, intellectuels, institutions religieuses, industriels ou sportifs), le calendrier et le lieu de l'action et le ministère chargé de l'exécution. Il s'agit en somme d'un véritable plan de bataille comme les affectionnent les généraux.

Ces documents comportent des dispositions concernant les mesures à suivre par les syndicats, les représentants d'associations de la société civile, les familles de Levantins vivant à Izmir, les personnes ayant reçu des médailles en raison de leur contribution aux relations italo-turques. Le Conseil National de Sécurité (MGK) a fait appliquer ces mesures dans des délais très brefs en Europe. L'exemple le plus percutant de cette application fut les pages entières de publicité signées par les syndicats turcs notamment TURK-IS (Confédération des Syndicats Ouvriers Turcs ), DISK (Confédération des Syndicats Révolutionnaires Turcs), TOBB (Union des Chambres de Commerce et de Bourse), TISK (Confédération des Employeurs Turcs), dans les journaux italiens (La Stampa), allemands (Suddeutsch Zeitung) et américains (International Herald Tribune), sur les crimes du PKK, en exécution de l'une des actions décidées par le Conseil National de Sécurité.

Une autre directive demande l'utilisation de la Direction des Affaires Religieuses mais également des représentants de minorités présentes en Turquie (Arméniens, juifs, grecs) afin qu'ils interviennent auprès du gouvernement italien et du Vatican.

Puis par l'implication dans les actions des mères de martyrs et du monde du football, le but de l'action étant de "s'assurer que les mères de martyrs au moyen de manifestations, déclarations à la presse, protestent contre l'organisation terroriste et son dirigeant ".

Toujours dans le même ordre d'idée, "dans les régions à forte sympathie envers l'organisation et ayant donné beaucoup de martyrs (Sirnak, Cizre, Yuksekova, Cukurca, Yozgat, Kirsehir, Kayseri) la planification de meetings et de manifestations.(...) Et dans les lieus aptes, mettre en avant les familles de martyrs, spécialement les mères, femmes et enfants (...) ". Ces actions décidées par les militaires ont été exécutées par les ministres, les syndicats et les ONGs avec un zèle patriotique et médiatique remarquables.

MORT D'UN CHEF RELIGIEUX ALÉVI APRÈS UNE GARDE À VUE


Le décès suspect d'un leader religieux alévi (confession musulmane minoritaire, 28,5% de la population en Turquie, différente du chiisme duodécimal de l'Iran), M. Ismet Yencilek, âgé de 67 ans, est venu s'ajouter à la liste des questions concernant l'attitude de la police turque à l'égard des minorités en Turquie. " L'incident " survint la nuit du lundi 28 décembre 1998 lorsque M. Yencilek a été emmené en garde à vue par des policiers en civil. D'après les témoignages de la famille de M. Yencilek, témoin de l'arrestation, ce dernier a été grièvement battu par la police. Retrouvé mort le lendemain, à l'hôpital d'État de Yesilyurt à Izmir, la famille reste convaincue de l'assassinat de M. Yencilek par la police. Les représentants officiels de la police réfutent les allégations de la famille de M. Yencilek, soutenant que le décès est dû à des problèmes de santé existants [NDLR: Le carnet de santé de I. Yencilek ne faisait mention d'aucune maladie]

Zeynel Kaya avocat de la famille Yencilek, dans un communiqué de presse publié par le Turkish Daily News du 8 janvier 1999, affirma qu'ils avaient en leur possession des photos montrant le corps du défunt dans un très mauvais état, et que désormais ils n'attendaient que le rapport d'autopsie afin d'éclairer l'affaire.

D'après des statistiques publiées le 11 janvier 1999 par la Cour Européenne des droits de l'homme, la Turquie est l'un des pays le plus condamnés en 1998 en vertu de la Convention européenne des droits de l'homme, et ceci pour "violations graves" telles que "le droit à un procès équitable", "atteinte à la liberté d'expression" ou pratique de torture, le plus souvent sur fond de problème kurde.

LES ASSASSINS DU JOURNALISTE METIN GOKTEPE TOUJOURS EN LIBERTÉ


En commémoration du troisième anniversaire de l'assassinat de Metin Goktepe (journaliste à Evrensel , retrouvé mort dans le complexe sportif en 1996, après avoir été arrêté par la police alors qu'il couvrait à Istanbul les funérailles d'un détenu gauchiste tué lors d'une émeute en prison), des organisations non gouvernementales ont préparé des manifestations et des réunions vendredi 8 janvier 1999. Un grand nombre de personnes à travers la Turquie ont manifesté leur sympathie et leur respect à l'égard de Goktepe et leur détermination pour que justice soit faite.

Un vaste rassemblement a eu lieu devant la Salle de Sports d'Eyup, à Istanbul, où Goktepe fut frappé à mort trois ans auparavant. Les manifestants portaient des pancartes où on pouvait lire: " Où sont les assassins ? ", " Chacun de nous est un Metin " et " L'honneur de l'humanité vaincra la torture ".

"Nous n'abandonnerons pas l'affaire Goktepe car elle reflète la malheureuse réalité de la Turquie concernant la démocratie, les droits de l'homme, de la presse et de sa liberté à obtenir des informations (...) Nous ne pouvons et ne devons en aucun cas oublier Metin Goktepe et tous les autres Metin, pour la liberté de la presse, une justice indépendante, la suprématie de la loi, la liberté individuelle et pour pouvoir laisser un pays honorable à nos enfants. " conclurent des représentants du CHD (Organisation des Juristes Contemporains) et du CGD (Association Progressiste des Journalistes) présents lors de la commémoration.

Un rapport d'autopsie officiel avait conclu que la mort était due à une hémorragie du cerveau, causée par des coups portés à la tête. A l'époque, des représentants officiels promirent d'interroger les 48 policiers, le gouvernement en charge, et les représentants de la sécurité présents dans le bureau lors du décès de Goktepe. Le procès sur l'assassinat de Goktepe est l'un des plus scandaleux de Turquie: les coupables sont toujours libres.

TÉMOIGNAGE DE L'AVOCATE KURDE ROJBIN TUGAN, DEVANT LE COMITÉ DES AVOCATS POUR LES DROITS DE L'HOMME, À NEW YORK


Mme. Rojbin Tugan, jeune avocate kurde de Hakkari, invitée à New York par une ONG américaine, décrit en ces termes ses impressions sur le Nouveau Monde.

" Très chers confrères,

Je suis aux États-Unis depuis environ deux mois et je reste toujours aussi étonnée face à ce que je vois ici. Je n'ai pas vu un seul militaire dans vos rues et il n'y a pas beaucoup de policiers non plus. Ceux qui sont là ne pointent pas leurs armes contre vous. Les chars d'assaut et les tanks ne s'avancent pas sur vous. Les hélicoptères n'envahissent pas votre ciel. Vos journées ne se terminent pas à 4 heures de l'après-midi. Vos soirées ne se passent pas sans sommeil, dans la crainte de savoir " quand est-ce qu'ils vont venir pour m'emmener ". Les gens ne tremblent pas à la vue de policiers ou de militaires. Il n'y a pas la crainte de l'État dans vos rues. Lorsque vous déplacez d'une ville à une autre, vous n'êtes pas arrêtés ou soumis à des contrôles d'identité et fouillés, à maintes reprises.

Sans doute tout ceci émane de votre conception des droits naturels en tant qu'être humain. Tous les êtres humains devraient bénéficier de ces droits or pour quelqu'un qui comme moi a passé une majeure partie de sa vie sous un régime totalitaire, la liberté se définirait comme les droits que vous possédez. Personnellement je savoure ces droits de façon passagère mais mes clients ne les voient même pas dans leurs rêves car ils ne sont même pas au courant de l'existence de ces droits (...).

Je viens d'un pays qui a été brûlé, démoli et détruit.(...) Moi, j'essaie d'exercer ma profession d'avocate, de faire respecter la justice dans un pays où l'on interdit ma langue, mon prénom, ma culture et où l'on tente de faire disparaître des gens, un pays où règne l'injustice et le non-droit. (...)

Je voudrais vous raconter ce que j'ai vécu à Hakkari, il y a deux ans, en tant que première femme à exercer la fonction d'avocate, et certains exemples concrets de ce que mes clients ont subi.(...)

Le 14 septembre 1998, vers Bismil, dans le bus qui m'emmenait à Diyarbakir pour assister à un procès, j'ai été frappée par un sergent spécialisé car j'avais demandé la raison du contrôle effectué. Il m'a frappé et insulté devant tous les militaires vers qui il s'est tourné peu après en leur demandant: " Fils, ai-je frappé cette femme? ", d'une même voix ils ont répondu: " Non mon commandant! ". Je pense l'avoir froissé car dans un cortège d'environ 40 passagers, j'étais la seule ( en tant qu'avocate) à lui poser une question. Pour cette raison j'ai porté plainte à son encontre, le dossier est toujours en examen au parquet de Diyarbakir.(...).

Imaginez ce que subit le peuple si une avocate est traitée de la sorte ! (...).

Le village Koprucuk rattaché à Hakkari a été encerclé par les militaires dans la nuit du 5 mai 1998, suite à des opérations de la guérilla aux alentours. Les hommes du village ont été emmenés en garde à vue, les femmes et enfants sortis des maisons afin de vider le village. Les hommes restèrent 8 jours en garde à vue, deux des maisons du village furent brûlées le soir même par les militaires, avec toutes les fournitures à l'intérieur et ils ont interdit l'entrée et la sortie du village. Les hommes placés en garde à vue avaient des traces des tortures infligées sur leurs corps par les militaires. J'ai rendu visite à l'hôpital à l'un d'entre-eux, Yusuf "Çiftci, qui m'a confirmé ne pas vouloir porter plainte pour tortures: " Non je n'ai pas porté plainte. Qui pourrai-je accuser et auprès de qui ? L'État leur appartient, le juge et ceux qui m'ont torturé aussi. Finalement je serai le seul coupable et j'aurai encore plus de problèmes par la suite? " (...).

Le 5 juin 1998 un groupe d'habitants de ce village m'a rendu visite à mon cabinet. Le commandant de garnison de Hakkari, Muzaffer Sen, leur avait ordonné de quitter le village et de rassembler leurs affaires avant la date limite du 9 juin 1998 (...).

Suite à la répression et aux menaces tous mes clients de ce village, évacués de force, à l'exception de M. Hasan Can, ont retiré leurs plaintes. Ce dernier fut mis en garde à vue à deux reprises et menacé par le commandant de garnison. On voulait qu'il renonce à l'affaire, mais M. Can m'a affirmé être plus que décidé à mener cette affaire jusqu'au bout.

Comme cette affaire de village vidé de sa population est la première pour la région de Hakkari à être porté devant la Cour Européenne des Droits de l'Homme, la pression et les menaces de l'État sur mon client et sur moi-même s'accentuent(...) ".