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POINT SUR LA SITUATION EN TURQUIE

CILDEKT
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Liste
NO: 101

17/6/1998

  1. LE CORRESPONDANT DU QUOTIDIEN FRANÇAIS LIBÉRATION CONDAMNÉ À 10 MOIS DE PRISON
  2. RAPPROCHEMENT ENTRE ANKARA ET OSLO
  3. UNE ENQUÊTE SUR LA SITUATION DES PRISONS TURQUES


LE CORRESPONDANT DU QUOTIDIEN FRANÇAIS LIBÉRATION CONDAMNÉ À 10 MOIS DE PRISON


Ragip Duran, correspondant du quotidien français Libération et éditorialiste du quotidien Ulkede Gundem, condamné le 18 décembre 1995 à une peine de dix mois de prison, pour "propagande d'organisations terroristes" (article 7, alinéa 2 de la loi antiterroriste), est entré en prison le mardi 16 juin 1998, pour purger sa peine réduite par le jeu des remises de peine à 7 mois.

Chargé de cours à l'université francophone de Galatasaray à Istanbul où il enseignait l'éthique journalistique, le journaliste qui avait également travaillé pour la BBC et l'Agence France Presse, avait été condamné en décembre 1994 pour un encadré en marge d'un entretien avec Abdullah Ocalan, chef du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), paru le 2 avril 1994, dans le quotidien Ozgur Gundem (prédécesseur d'Ulkede Gundem-interdit depuis). la Cour de Sûreté de l'État d'Istanbul n'avait pas vu d'objections à l'interview mais à l'analyse faite des propos où le journaliste écrivait que Abdullah Ocalan avait acquis la carrure "d'un philosophe et d'un moraliste, en plus de son rôle politique et militaire". La Cour de cassation avait confirmé la sentence en 1997 mais M. Duran avait bénéficié d'un sursis qui a expiré.

Ragip Duran qui avait été en 1991 désigné "journaliste de l'année" par l'Association des Droits de l'Homme en Turquie et avait reçu en 1997 le prix de la liberté d'expression de l'organisation Human Rights Watch a commenté sa condamnation en ces termes dans un article paru mardi 16 juin dans Libération:

" Mes collègues étrangers n'avaient pas cru d'abord au verdict final de la Cour de cassation: "propagande d'organisation terroriste séparatiste"! Tour la long du procès, j'ai essayé d'expliquer aux juges et au procureur la différence fondamentale entre l'information et la propagande. Mais il a été impossible de les convaincre. Car, en Turquie, les grands médias sont plutôt organe de propagande, cinquième colonne du pouvoir politico-économique. Ils sont libres de louer les politiques économiques du gouvernement (95% d'inflation annuelle!), de faire l'apologie de la violence de l'armée turque contre les Kurdes (plus de 25 000 morts depuis quatorze ans!), d'insulter les Grecs, les Arméniens, voire Bruxelles et tout récemment Paris (soutien des terroristes arméniens de l'ASALA!), mais il leur est interdit d'interroger le rôle et la place des forces armées dans la société et l'État turcs, d'essayer de comprendre et de faire comprendre les revendications des Kurdes" .

Dans un communiqué du 15 juin 1998, l'association Reporters sans Frontières a demandé la révision de la condamnation et a qualifié celle-ci d'"atteinte grave à liberté de la presse () dérives de la loi antiterroriste qui permet de réduire au silence certains journalistes en Turquie". De son côté, le Comité de Protection des Journalistes (CPJ) a souligné le "déni illégal des droits [de M. Duran] à la liberté d'expression, en tant que journaliste et citoyen turc".

M. Duran s'est constitué prisonnier sous les applaudissements des autres journalistes, à la prison de Saray, à 150 km d'Istanbul.



RAPPROCHEMENT ENTRE ANKARA ET OSLO


Le gouvernement conservateur norvégien Norvège s'apprête à vendre des missiles Penguin à Ankara après trois ans de tension des relations entre les deux pays. L'achat de ces missiles, produits par Kongsberg constitue une part importante des négociations qu'Ankara mène pour acquérir huit hélicoptères navals S-70 Seahawk américains d'un montant de $ 200 millions- 12 autres Seahawks étant prévus pour 2002. Les relations entre la Turquie et la Norvège avaient été gelées lorsqu'en 1995 Oslo a imposé un embargo sur les armes à Ankara en réponse aux violations des droits de l'homme exercées par la Turquie et qu'à leur tour les autorités turques ont décidé d'inscrire la Norvège dans leur "liste rouge" des pays interdits des marchés turcs. 35 missiles Penguin devraient être achetés dans un premier temps pour un montant d'environ $ 35 millions par la Turquie.

Par ailleurs, Ankara continue d'exercer une forte pression sur la France pour que le projet de loi reconnaissant le génocide arménien, adopté le 29 mai 1998 par l'Assemblée nationale, soit recalé au Sénat. À ce titre, les officiels turcs ont annoncé, mercredi 9 juin 1998, que Thomson CSF ne pourrait plus participer à un appel d'offre d'un montant de quelque 900 millions de francs destiné à équiper les avions de surveillance maritime turcs. D'autres contrats militaires risquent de pâtir de ce refroidissement des relations puisque la Turquie a annoncé jeudi 11 juin, la suspension de toute négociations sur des contrats de défense d'un montant total de $10 milliards avec la France. "Un processus est en cours au parlement français à propos de cette loi. Tant que ce processus se poursuit, s'il y a des choses à signer, c'est suspendu. S'il y a des choses à négocier, c'est suspendu jusqu'à la fin de ce processus" a déclaré Necati Utkan, porte-parole de la diplomatie turque .

UNE ENQUÊTE SUR LA SITUATION DES PRISONS TURQUES


À l'ordre du jour, lors des grèves de la faim ou des mouvements de résistance, les prisons turques sombrent dans l'oubli pour le reste du temps. Niki Gamm et Gul Demir, deux journalistes au quotidien Turkish Daily News, ont mené leur enquête, publiée les 8 et 9 juin 1998 et ont soulevé à cette occasion des questions urgentes. Voici de larges extraits de cet article:

"La réalité des prisons"

La réalité de la vie dans les prisons turques intéresse le grand public depuis le coup d'état militaire du 12 septembre 1980. La Commission de Prison de la branche d'Istanbul de l'Association des droits de l'homme (IHD) soutient que la situation n'a guère changé dans les prisons turques depuis cette date () Les détenus, qu'ils soient politiques ou non, survivent dans des conditions misérables, mais les premiers sont agressés non seulement physiquement mais également intellectuellement () Les prisons où étaient détenus les prisonniers politiques ont été attaquées de nombreuses fois. Deux ou trois fois l'an, ces derniers mènent des grèves de la faim. La plus courte de ces grèves a duré 40 jours. Il semble qu'ils ne peuvent obtenir leurs droits que par ce moyen, bien que leurs demandes ne soient pas déraisonnables () Ces gens là sont en prison pour des raisons politiques et nous devons nous attendre à voir des revendications politiques.

Cela dit les problèmes ne seront résolus que quant les protagonistes se seront mis autour d'une table () On ne peut prétendre que les tortures soient systématiques en prison. Cela étant, il existe de nombreux rapports sur de sérieux passages à tabac par la police ou par des gendarmes lors des transports de prisonniers politiques à l'hôpital ou au Tribunal ou encore durant les protestations. La police et les gendarmes saisissent l' opportunité pour "punir" les personnes qui ont été jugées ou condamnées pour avoir été membres d'organisations illégales.

Un prisonnier détenu à la prison de Buca à Izmir en 1995 a déclaré ceci:

"Lorsque j'étais à la prison de Buca, les prisonniers politiques du quartier six ont refusé de se soumettre au recensement de septembre 1995 pour protester contre la cruauté des gendarmes lors des transports au Tribunal. Un important groupe de gendarmes est entré par la force au quartier six. Après avoir calmé les prisonniers, ils les ont sortis un à un dans la cour et les ont battus avec des crosses, des matraques, des bâtons en fer et des chaînes ()" Cet incident a causé la mort de Yusuf Bag, Turan Kilic et Ugur Sariaslan. Les rapports d'autopsie de Turan et de Kilic démontrent la violence sauvage de l'assaut: "Fracture du crâne associée au traumatisme général du corps, hémorragie interne, fractures de la cage thoracique, hémorragie et lacération du poumon droit". ()

De fréquentes grèves de la faim

Les prisons sont souvent d'actualité à cause des grèves de la faim. Alors que l'opinion publique perçoit cela comme une autopunition, les prisonniers en font usage pour améliorer les conditions pénitentiaires. La grève de la faim est l'unique instrument qu'ils possèdent pour montrer au public leurs conditions de vie, leurs privations et leurs problèmes. En effet, les détenus ont acquis certains droits grâce aux grèves de la faim, créant ainsi l'impression d'une méthode efficace ()

Le système des "cellules" en prison- un vieux débat rouvert

Après 1980, la construction de prisons est devenue un des plus "attractifs" investissements. Le nombre de prisons turques y compris celles qui sont en construction est autour de 700. Le débat actuel à propos de l'organisation des vieilles prisons et de la construction des nouvelles a soulevé une autre discussion: le système des "cellules" () Ce genre de système peut être unique pour les États modernes. La question est quelle est l'intention réelle de l'État? () Les responsables de l'Association des droits de l'homme sont sceptiques. Ils rappellent à ce sujet les nombreux assauts dans les prisons. "L'État qui devrait être responsable de la protection de la vie personnelle des détenus et condamnés, s'octroie également le droit de les attaquer et les tuer. Cela s'est passé dans les prisons de Diyarbakir, d'Umraniye et de Buca. Le système "cellulaire" est réellement inapproprié pour la Turquie ()".

Les amis et les familles de prisonniers

Il y a deux systèmes de sécurité distincts en prison, l'un interne et l'autre externe. La sécurité interne concerne les civils; les familles y sont relativement bien traitées. Le problème majeur est la sécurité externe attachée au ministère de l'Intérieur, leur logique est la suivante "sont terroristes non seulement ceux qui sont en prison mais également leurs famille" ()

() Tout le monde y compris les enfants [et] les mères () sont arrêtés. Le car de la police attend devant la porte pour arrêter non pas ceux qui rentrent en prison mais ceux qui en sortent ()

De nombreuses couleurs, tel que le rouge, le jaune et le vert sont abhorrées et interdites. Par une logique étrange et tordue, ils interdisent le rouge afin d'empêcher la confection de drapeau, et prohibent le blanc car il peut être peint. Les couleurs portées par les gendarmes et les gardiens ne sont également pas acceptées.

() Comme nous essayons de parler avec des visiteurs de la Prison de Bayrampasa, une femme s'est approchée de nous et a raconté sa propre expérience. "Je suis venue d'Erzincan en hiver pour une visite et ils ont refusé mon entrée parce que je portais une veste verte." Cette femme d'âge moyen (), mère d'un prisonnier, a ajouté qu'elle allait d'une prison à une autre car son fils était constamment transféré. "La situation est pire encore à la Prison d'Erzurum. La police menace les proches des prisonniers d'emprisonnement, s'ils venaient à désobéir () c'est pourquoi, les familles viennent aux visites qu'une ou deux fois par an, le plus souvent pendant les fêtes religieuses. " ()

Le problème de la santé

Le problème majeur en prison est la santé, un problème général en Turquie. L'hépatite-B est largement répandue () Il n'y a seulement quatre prisons en Turquie, dont Bayrampasa, qui ont une infirmerie. Il faut au moins un mois pour transférer quelqu'un à l'hôpital. Une des premières raisons est le manque d'ambulances et d'officiers de sécurité supervisant le transfert.

Les problèmes continuent d'exister après l'arrivée du prisonnier à l'hôpital. Ils peuvent être refusés pour manque de lits ou de chambres de sécurité. Souvent, les patients sont soignés par des prisonniers qui sont médecins. Les prisonniers politiques qui espèrent être libérés pour raison de santé en vertu de l'article 399 se plaignent de son inapplication. Certains prisonniers de droit commun profitent même de cet article () Selon l'IHD, en un mois, 3000 prisonniers ont été renvoyés de l'hôpital ()

Le problème des enfants emprisonnés

Les enfants sont traités comme des criminels de droit commun, même si cette distinction ne puisse pas leur être applicable. La branche d'Istanbul de l'IHD a récemment interviewé des enfants prisonniers et témoins à la Prison des Enfants et des Femmes de Bakirkoy en réaction aux accusations de tortures appliquées aux enfants () L'IHD a déclaré que les enfants étaient non seulement battus mais également châtiés pour avoir informé le public.

Les agressions sexuelles en Prison

Les agressions sexuelles ne sont pas rares en prison, et pourtant il est imperceptible aux observateurs à l'extérieur () Il y a deux situations où les agressions sexuelles sont les plus fréquentes. Le premier est les agressions par les gardiens ou les soldats lors des transports de prisonniers aux Tribunaux ou aux hôpitaux. Le second, c'est la rumeur selon laquelle il y aurait une section spéciale en prison dont les membres se livrent aux agressions sexuelles ()

Morts en prison

Le nombre de personnes qui sont mortes dans les prisons turques est considérable. En 1996, 45 prisonniers de droits commun et politiques ont trouvé la mort; en 1997, 13. Jusqu'à fin mars 1998, 5 détenus sont morts en prison ()

Faux rapports médicaux légaux

Un autre aspect du système qui facilite les violations des droits de l'homme telle que la torture, est la dissimulation des preuves médicales et la présentation de faux rapports médicaux légaux. Les personnes relâchées à la suite d'une garde à vue sont envoyées chez un médecin légiste nommé par l'État. Les médecins qui sont des fonctionnaires de l'État peuvent être sous une sérieuse pression pour qu'ils concluent à un "rapport de bonne santé" () Un médecin de l'hôpital d'État de Diyarbakir avait eu des suites après avoir déclaré à l'Association des médecins turcs: "Au cours de l'auscultation d'une personne après placement en garde à vue, la police a exigé un rapport de l'hôpital d'État établissant qu'elle n'avait pas été sous pression ni battue. Je ne pouvais pas dire "S'il vous plaît, enlevez vos vêtements; Je vais vous examiner' puisque la police aurait pensé que je pouvais agir contre elle. Et pourtant, il était évident que la personne avait été battue, suspendue etc. () . D'après la branche d'Istanbul de l'Association des droits de l'homme les représentants légaux des familles sont parfois empêchés d'assister aux autopsies () Parmi les 143 personnes qui ont fait appel à la Section d'Istanbul d'IHD pour obtenir un certificat de torture ou de mauvais traitements en 1997, seul 49 ont pu l'obtenir. Un médecin qui fournit un document de ce genre est conscient de se mettre en danger. Il n'est pas rare que le bureau du Procureur général mène des investigations sur un médecin qui a fait état de blessures et des traces d'agression sur le corps d'un patient sur le chef d'" atteinte à la réputation de l'État par des faux rapports".