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Bulletin N° 445 | Avril 2022

 

ROJAVA : LA TURQUIE INTENSIFIE SON HARCÈLEMENT MILITAIRE CONTRE LES KURDES ET SES EXACTIONS DANS LES TERRITOIRES QU’ELLE OCCUPE

Le conflit en Ukraine a exacerbé la crise économique sévissant en Syrie. Alors qu’une partie des aides internationales est réorientée vers l’Ukraine, les organismes humanitaires arrivent à la limite de leurs capacités. Le Programme Alimentaire Mondial, qui fournit de l’aide alimentaire à 5,5 millions de personnes dans tout le pays, a indiqué que faute de financements il devrait réduire ses paniers alimentaires à partir de mai. Les prix ont explosé : l’huile de tournesol et le blé ont quasiment doublé, les autres produits ont aussi augmenté suite à l’envolée des prix du carburant. Dans les régions contrôlées par la Turquie, où la livre turque, en chute libre, est utilisée, le prix du pain a triplé (Le Monde).

Sur le plan militaire, la fermeture des Détroits par Ankara pourrait à moyen terme créer aux Russes et aux Syriens des difficultés d’approvisionnement en munitions et en pièces détachées. Les avions et hélicoptères syriens surtout, étant anciens et en mauvais état. Par ailleurs, certaines forces russes actuellement déployées en soutien au régime de Damas pourraient devoir partir pour l’Ukraine. L’affaiblissement consécutif du régime pourrait profiter à Daech et à la Turquie. Le quotidien progouvernemental turc Hürriyet affirmait début avril que la guerre en Ukraine, en affaiblissant la position de Moscou en Syrie, pourrait permettre à Ankara d’entamer des négociations avec Bachar al-Assad. Deux sujets seraient au menu: les Kurdes de Syrie et les réfugiés syriens. Des officiels syriens ont vertement démenti toute discussion dans le quotidien Al-Watan, dénonçant une «propagande médiatique scandaleuse à l’approche de l’élection présidentielle» et rappelant qu’aucune discussion n’est possible avant un retrait militaire turc complet du sol syrien.

En réorientant l’attention des observateurs de la Syrie vers l’Ukraine, la guerre pourrait aussi ouvrir à la Turquie de nouvelles opportunités d’agir contre les Kurdes.

Donnant une idée du type de pression qu’exerce la Russie sur l’Administration autonome du Nord-Est Syrien (AANES), dominée par les Kurdes, le journal Asharq Al-Awsat a rapporté le 17 que le médiateur russe en Syrie avait menacé les Forces démocratiques syriennes (FDS) d’une invasion par les factions pro-turques des villes d'al-Darbasiyah et d'Amouda pour atteindre Qamishli. Ce chantage visait à forcer les FDS à cesser leur encerclement des zones tenues par le régime à Qamishli et Hasakeh. Les FDS se sont retirées sans incident. Inversement, la seconde partie du mois, le régime a poursuivi son blocus du quartier kurde de Cheikh Maqsoud à Alep, récemment repris aux supplétifs d’Ankara, y créant une pénurie de vivres et de médicaments (WKI).

Le harcèlement militaire s’est poursuivi tout le mois, avec en particulier des attaques régulières sur l’autoroute stratégique est-ouest M4, à ses deux extrémités, de Ain Issa (nord de Raqqa) à l’ouest jusqu’à Tall Tamr (nord-ouest de Hassaké) à l’est. Le mois a commencé avec d’intenses bombardements d’artillerie sur Ain Issa et les villages environnants, qui se sont poursuivis durant plus d’une semaine, avec des interruptions précaires, sans pourtant provoquer de pertes. Le 24, l’OSDH a rapporté la mort d'un civil lors d'un bombardement d'artillerie sur un point de contrôle du régime près du village de Bandar Khan, à l’ouest de Tell Abyad. Côté Tell Tamr, le 3, un drone turc a blessé dans leur véhicule un commandant du Conseil militaire syriaque et un traducteur alors qu’ils accompagnaient un groupe russe à la station électrique de la ville, mise hors service la veille par des tirs turcs. Un civil a également été blessé près de la ville. L’OSDH a rapporté des tirs d’artillerie turque sur 17 villages de cette zone, principalement dirigés vers des objectifs civils comme des habitations, heureusement sans pertes. Un autre drone a aussi frappé le 4 une base des Asayish (Sécurité kurde) à Zarkan près d’Hassaké, en réponse à une tentative d’infiltration des FDS la veille durant laquelle un missile guidé avait été tiré sur la plus grande base turque de la région, dans le village d'Al-Dawodiyah, près de Ras Al-Ain / Serê Kaniyê. Le 6, un drone turc a blessé 3 civils, dont une femme, dans leur habitation près d’Hassaké. Le 9, un autre drone a attaqué un point de contrôle de gardes-frontières FDS à l'ouest d’Al-Darbasiyah, faisant des morts et des blessés.

Après une semaine de calme relatif ayant suivi des tirs de roquettes par les forces du régime sur des bases turques fin mars, des tirs turcs ont également visé des villages tenus par les FDS au Nord d’Alep, près de Minagh. Aucune perte n’a été rapportée.

Sans doute pour empêcher d’autres tentatives d’infiltration, les Turcs ont commencé en milieu de mois à creuser des tranchées entre plusieurs de leurs bases dans la région de Zarkan (Tell Tamr), provoquant des protestations des habitants de la région, tout en déplaçant des troupes et des armes lourdes de manière à «donner l’impression d’une opération imminente» (OSDH). Le 17, un combattant d’un groupe assyrien affilié aux FDS a été tué dans un bombardement turc près de Tell Tamr, et un autre combattant et un civil ont été blessés sur un point de contrôle par un drone. Le 18, une nouvelle frappe turque sur une base d’Asayish a fait 4 blessés à Zarkan. Le 20, alors que des hélicoptères turcs survolaient la région, d’autres tirs turcs ont détruit plus de 5 maisons près de Tell Tamr. Le 21, un drone turc a frappé une position du Conseil militaire de Tell Tamr, faisant 3 blessés graves. Les accrochages près de Zarkan se sont poursuivis quasiment jusqu’à la fin du mois… Le même jour, 3 combattantes kurdes ont été tuées par un drone à Kobanê, qui a été de nouveau bombardée le 22, alors que l’espace aérien de cette zone est sous contrôle russe…

Le 22, l’OSDH a publié pour le mois d’avril un bilan qui montre que la Turquie, après un mois de mars plus calme, a relancé ses attaques de drones: celles-ci, au nombre de 9, ont fait 6 morts et 17 blessés, en majorité dans la province d’Hassaké. Le même jour, des échanges de tirs violents ont opposé FDS et armée turque dans le Nord de la province d’Alep: le matin, des tirs de roquettes provenant de zones où sont déployés FDS et forces du régime ont visé la région de Marea, sous contrôle turc, faisant 3 morts dans un véhicule blindé turc (1 mort et 2 blessés selon d’autres décomptes). L’après-midi, en réponse, l’armée turque a tiré plus de 50 roquettes sur des zones contrôlées par l’AANES, sans faire de pertes. Le 27, des combattants du Conseil militaire de Manbij ont pu abattre un drone turc «kamikaze». Deux jours auparavant, un drone de même type avait blessé plusieurs combattants du Conseil.

Accusant la Turquie d'exploiter les événements internationaux, «en particulier ce qui se passe en Ukraine», pour «poursuivre des politiques hostiles aux peuples de la région», l’AANES a appelé le 26 les «puissances garantes» des cessez-le-feu de 2019, les États-Unis et la Russie, à empêcher l’escalade turque, qui risque de profiter à Daech.

Les Jandarma (gendarmes) turcs ont de nouveau commis des exactions contre des civils cherchant à fuir la guerre en Syrie. Depuis janvier, ils ont ainsi assassiné 11 Syriens, dont 3 enfants, et en ont blessé 20 autres. Le 21, selon l’OSDH, ils ont torturé à mort un père de 4 enfants sur la frontière d’Idlib, jetant son corps côté syrien. Le 26, ils ont battu avec des bâtons et des câbles électriques un groupe de 4 jeunes gens à Darbasiyah.

Par ailleurs, le niveau de l’Euphrate baisse de manière inquiétante depuis début avril: la Turquie, livrant toujours sa «Guerre de l’eau» aux Kurdes de Syrie, retient toujours plus d’eau dans ses barrages. L’OSDH a de nouveau alerté sur l’imminence d’un désastre environnemental et humanitaire.

Dans leurs zones d’occupation, et en particulier à Afrin, les militaires turcs et leurs supplétifs syriens continuent leurs exactions visant à en chasser les habitants kurdes pour opérer leur nettoyage ethnique. Le 3 avril, l’OSDH a publié un bilan accablant pour le mois de mars, faisant état de 79 enlèvements et arrestations arbitraires de civils, dont sept femmes. Sept personnes ont été libérées après avoir payé des rançons. L’ONG a documenté plus de 68 autres violations, dont 37 saisies de maisons, de magasins et de terres appartenant à des personnes déplacées suite à l’invasion. Les autres exactions comprennent 3 maisons de personnes déplacées vendues par les occupants, 8 cas d’imposition de taxes indues sur les civils, et 15 cas d’abattage d'arbres fruitiers pour un total de plus de 880 oliviers. L’organisation a renouvelé son appel à la communauté internationale à intervenir immédiatement pour protéger les civils des violations systématiques qu’elles subissent.

On peut malheureusement s’attendre à un bilan du même ordre pour avril, alors que le Washington Kurdish Institute (WKI) a déjà rapporté en début de mois plusieurs nouveaux enlèvements contre rançon… Les occupants ont par ailleurs commencé à consolider leur présence en mettant en place plusieurs «Conseils locaux» à leur convenance

Les milices djihadistes travaillant pour Ankara continuent à montrer leur indiscipline. Dans les zones occupées depuis l’opération «Source de Paix», au Nord d’Hassaké, d’intenses combats à l’arme automatique ont opposé plusieurs factions. L’incident qui a déclenché ces combats ne manque pas d’intérêt: selon l’OSDH, il s’agirait de la mort d’un milicien de l’«Armée nationale», éliminé par deux commandants de la police militaire pro-turque pour avoir découvert qu’ils faisaient passer en Turquie contre rémunération des djihadistes de Daech…

Le 8, une patrouille conjointe de la police militaire et des services de renseignement turcs a mené un raid sur un village du district de Jendires et arrêté 3 civils, dont un avocat accusé d’avoir «participé à des tours de garde» sous l’Administration autonome. D’autres cas ont été rapportés de molestations de civils allant jusqu’à des tortures à des points de contrôle. Venu signaler aux miliciens la découverte d’un engin explosif, un berger a été accusé de l’avoir placé et sévèrement maltraité.

Dans le district de Sharan, la faction Sultan Mourad a organisé la construction d’une zone résidentielle de 360 maison destinée aux déplacés de Homs, près d’une forêt qui a été totalement abattue et les arbres vendus… D’autres factions de l’«Armée nationale» sont engagés près de Bulbul ou de Jendires dans des projets similaires, tous visant à accélérer les changements démographiques antikurdes en cours. En général, les nouveaux lotissements sont construits sur des terres agricoles spoliées puis détruites, les propriétaires étant d’abord expulsés de force… Les maisons sont ensuite vendues aux nouveaux arrivants. La terre volée n’ayant rien coûté, on devine que les profits sont importants. Parfois, les miliciens saisissent de force une résidence dont ils expulsent les propriétaires légitimes, puis divisent la maison en deux ou trois parties qu’ils vendent séparément pour maximiser leurs gains. Par ailleurs, les oliviers continuent à être abattus par centaines (OSDH).

C’est dans ce contexte que, le 27 avril, le président turc Erdoğan a une nouvelle fois menacé de lancer encore une invasion militaire contre les Kurdes syriens…

Parallèlement, Daech est loin d’avoir disparu, et même si l’actualité fait que l’organisation djihadiste est beaucoup moins présente dans les médias, elle n’en pose pas moins un danger persistant. Le 16, l’OSDH a documenté depuis le début de 2022 cinquante-neuf attaques djihadistes qui ont fait 42 morts: 15 civils et 27 combattants de l’AANES. Ce compte exclut l’attaque de la prison d’Al-Sinaa à Hassaké le 20 janvier, qui a causé d’importantes pertes.

Le 29, la même organisation a fait un bilan des activités de Daech couvrant l’ensemble de la Syrie. Combattue à la fois par la coalition internationale dirigée par les États-Unis, les FDS sur le terrain, les forces du régime de Damas et ses alliés russes, l’organisation djihadiste n’en a pas moins été capable d’affirmer sa présence sur tout le territoire et d’organiser 35 opérations différentes, dont 23 sur le territoire contrôlé par l’AANES. Le 17, Daech a annoncé une campagne de terreur intitulée «La guerre de vengeance pour les deux Cheikhs», les deux leaders tués début février dans des opérations américaines. Les attaques de Daech ont fait au total 22 morts, dont 11 combattants des FDS, et 18 blessés civils et militaires. Dans le désert syrien, malgré la pression de plus en plus forte de l’aviation russe, Daech a été capable d’accroître ses activités en avril, faisant 21 morts parmi les militaires et miliciens pro-régime dans 10 attaques séparées, au prix de la perte de 26 de ses membres. Depuis début 2022, ces attaques ont fait 191 morts parmi les forces de Damas.

Par ailleurs, l’OSDH a choisi de donner un coup de projecteur sur les «otages de Daech», des milliers de personnes enlevées par les djihadistes, comme le père Paolo Daololio, les évêques John Ibrahim et Paul Yazji, Abdullah Al Khalil, plusieurs journalistes, dont un Britannique et un reporter de Sky News. Il faut y ajouter des centaines de personnes enlevées dans les régions de Kobanê, d’Afrin et de Deir Ezzor. Pour les familles de ces milliers de personnes qui ignorent toujours le sort de leurs proches, le silence de toutes parts n’apporte aucune réponse, seulement une angoisse au quotidien… L’OSDH, dont les militants font aussi régulièrement l’objet de menaces par les djihadistes, a une fois de plus renouvelé son appel à la justice internationale: «Nous, à l'Observatoire syrien des droits de l'homme, renouvelons notre appel au Conseil de sécurité des Nations unies pour qu'il renvoie les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis en Syrie devant la Cour pénale internationale afin que tous les criminels et les assassins du peuple syrien soient traduits en justice».

Malgré toutes les opérations de sécurité menées par les Asayish kurdes dans le camp d’Al-Hol, de nouveaux meurtres y sont toujours commis par des membres de Daech. Le 10, le corps d’un jeune Irakien tué par balle avec un silencieux y a été retrouvé. Le 21, c’est une femme syrienne qui a été trouvée, aussi tuée par balles, puis le 23, un autre Irakien a été grièvement blessé. Depuis début janvier, les djihadistes ont assassiné 10 personnes dans le camp. Le 13, faisant visiter le camp d’al-Hol au général Michael Kurilla, le nouveau commandant des forces américaines au Moyen Orient, Kani Ahmed, le commandant local des FDS déclarait: «Ce camp est comme une bombe à retardement. […] Nous ne savons pas quand elle va exploser». Kurilla s’est ensuite rendu en hélicoptère à Hassaké, à une cinquantaine de kilomètres, où il a visité la prison d’Al-Sinaa. Le général américain a également rencontré Mazlum Abdi, principal commandant des FDS. Celui-ci a indiqué au journaliste du Washington Post venu avec Kurilla que les FDS avaient «besoin d'une aide très importante». Les principaux alliés des Américains sur le terrain ne reçoivent selon Abdi qu’environ 20% de leurs besoins, qui consistent en équipement, mais aussi en formation (Washington Post). Selon les FDS, le général Kurilla «s’est engagé à fournir davantage de soutien pour sécuriser les prisons retenant des membres de Daech» (WKI).

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TURQUIE : AGGRAVATION DE LA CRISE ECONOMIQUE ET DE LA RÉPRESSION

Entre crise économique et répression politique, les Turcs n’en finissent plus de souffrir. Une des conséquences les plus négatives pour la Turquie de la guerre en Ukraine est l’aggravation de l’inflation, qui battait pourtant déjà tous les records. La flambée des cours du pétrole et des produits agricoles a frappé une économie très dépendante aussi bien de la Russie que de l’Ukraine (74,8% du blé consommé en Turquie provient de ces deux pays). Selon les chiffres officiels publiés le 3 avril par le Tüik (Bureau turc des statistiques), l’inflation a atteint les 61% annuels pour le mois précédent! C’est le plus haut taux depuis vingt ans. Avec 99,12% de hausse en un an, les transports sont le secteur le plus touché. Même avec ces chiffres extravagants, certains économistes turcs (et l’opposition) accusent le Tüik de minimiser les hausses de plus de moitié…

La spirale inflationniste est encore aggravée par le jusqu’au-boutisme du président turc. Depuis l’instauration du régime présidentiel, M. Erdoğan joue l’«économiste en chef» du pays, sans aucun contre-pouvoir. En islamiste opposé au prêt à intérêt, il impose des taux très bas, prétendant ainsi améliorer les exportations, sans tenir compte de ce qu’un grand nombre de matières premières sont importées. En fait, il précipite toujours plus bas l’effondrement de la livre turque et écrase de souffrance les plus pauvres. Il est vrai que les exportations battent des records, mais le déficit budgétaire du pays atteint des sommets et la Banque centrale a épuisé ses réserves en devises. La livre turque, qui avait déjà en 2021 chuté de 44% face au dollar, a déjà perdu 10% depuis janvier…

Bloomsberg s’est montré pessimiste pour la suite, indiquant le 14: «L’inflation va continuer à augmenter et les Turcs à s'appauvrir en raison d'une perte massive de pouvoir d'achat» (Ahval). Un commerçant de Mardin, pourtant un haut lieu touristique du Kurdistan de Turquie, décrivait ainsi sa situation: «Comment voulez-vous que je m’en sorte? Les gens n’arrivent plus à payer leur facture, ils ne sont pas près de voyager et de faire du tourisme»… La région kurde, depuis longtemps déjà la plus pauvre du pays, est frappée de plein fouet. «Le cercle vicieux ‘inflation-dépréciation-endettement’ dont le pays était sorti au début des années 2000 est de retour», note OrientXXI. D’où à l’international les raccommodages en série d’Ankara avec de nombreux voisins comme l’Égypte et Israël, et au premier chef ceux pouvant lui apporter des devises: les Émirats Arabes Unis et, le dernier en date, l’Arabie Saoudite, visitée les 28 et 29 avril par le Président turc. Vis-à-vis de Riyad, la volte-face de M. Erdoğan est totale: le transfert du dossier Khashoggi à la justice saoudienne acte l’enterrement complet d’une affaire qui avait provoqué un boycott saoudien quasi-total des importations turques. On peut dire qu’en la matière, le Président turc a dû littéralement manger son chapeau , mais en échange, les importations turques ont redémarré… (Le Monde).

Si à l’intérieur la guerre, par son impact sur l’économie turque, risque d’aggraver encore l’impopularité de M. Erdoğan, manifeste dans tous les sondages d’opinion, à l’international, elle pourrait bien lui offrir des opportunités. Tout d’abord, dans le contexte d’une tension Occident-Russie renforcée, la Turquie redevient un allié indispensable sur le flanc sud de l’Alliance, et la guerre en Mer Noire redonne une importance stratégique aux Détroits (Orient XXI). La condamnation à perpétuité le 25 avril de la bête noire du Président turc, Osman Kavala, le montre : dans cette nouvelle position géopolitique, M. Erdoğan escompte avoir les mains libres à l’intérieur pour réprimer comme il l’entend. Le 8, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Çavuşoğlu, a confirmé que le Royaume-Uni avait levé l'interdiction d'exportation d’équipements militaires vers la Turquie prononcée en octobre 2019 au niveau de l’Union européenne après l’invasion turque du Nord syrien. Cependant, cette levée semble plutôt résulter du Brexit que d’une quelconque détente… Côté américain, la Turquie continue à espérer la vente de 40 chasseurs F-16, mais malgré l’intense lobbying de l’ambassadeur turc à Washington, la guerre en Ukraine n’a pas fait oublier aux sénateurs les plus mal disposés envers Ankara l’achat du système de défense russe S-400, et il y a peu de chances qu’Ankara obtienne satisfaction… (Al-Monitor) Enfin, au sein même du cercle des proches d’Erdoğan, la guerre a amplifié la rupture entre pro-OTAN et «Eurasiens», ces militaires nationalistes partisans d’une alliance russe anti-Occident…

Par ailleurs, la Turquie se garde bien de trop s’engager contre la Russie, avec laquelle les liens économiques sont nombreux. Certes, elle a fermé début mars les détroits du Bosphore et des Dardanelles en application de la Convention de Montreux, empêchant le passage vers la Mer Noire de plusieurs navires russes, mais elle n’a suivi ni les États-Unis ni l’Union Européenne dans leurs sanctions contre Moscou. Les échanges économiques se poursuivent et l’espace aérien turc demeure ouvert aux avions russes : en 2021, les touristes russes étaient les premiers dans le pays, avec 4,6 millions de visiteurs… (Le Monde) Les yachts des oligarques sont toujours ancrés dans les ports de plaisance turcs. Mais, si les deux dirigeants partagent vision autocratique du pouvoir et opposition à l’Occident, les relations Ankara-Moscou ne sont pas au beau fixe pour autant, et la participation de deux drones turcs Bayraktar à l’attaque ukrainienne qui a coulé le croiseur Moskva au large d’Odessa le 14 n’a rien dû faire pour les améliorer… «Défendre Kiev sans irriter Moscou, la voie est étroite», note Marie Jego dans Le Monde… 

À l’intérieur cependant, les grandes manœuvres se poursuivent en vue des prochaines élections présidentielles et législatives, toutes prévues en juin 2023. Le 31 mars, l’alliance AKP-MHP au pouvoir a fait voter un amendement à la loi électorale abaissant le seuil nécessaire pour entrer au parlement de 10 à 7% des votes. Cette disposition reflète l’inquiétude du pouvoir face à la baisse récente des estimations de votes en faveur du MHP, qui tourneraient à présent autour des 7%... Mais si c’est celle qui a le plus attiré l’attention, ce n’est peut-être pas la disposition plus importante de la nouvelle loi. Dans une déclaration du 4 avril dénonçant des modifications uniquement «destinées à servir les intérêts du pouvoir», le HDP a pointé un durcissement des conditions imposées aux partis politiques voulant prendre part à la consultation. Ceux-ci devront avoir tenu leurs conventions provinciales dans 41 provinces au moins six mois avant le scrutin. Le fait que le parti ait eu un groupe parlementaire avant celui-ci ne sera pas considéré comme suffisant pour permettre sa participation. La loi modifie également la manière dont les sièges parlementaires seront répartis entre les membres d'une alliance, et ce au détriment de l'opposition. Jusqu’à présent, les alliances recevaient en proportion davantage de sièges. La nouvelle loi élimine les alliances du mode de calcul pour ne considérer que chacun des partis isolément, ce qui donnera un avantage à l’alliance AKP-MHP, constituée de seulement deux grands partis, par rapport aux alliances formées de partis plus nombreux et plus petits…

Le HDP s’inquiète de se voir exclu des prochaines élections, d’autant plus que l’acharnement judiciaire dont il est victime se poursuit. En début de mois, le gouvernement a lancé une nouvelle procédure contre son ancien coprésident, Selahattin Demirtaş, emprisonné depuis novembre 2016, pour des messages postés sur les réseaux sociaux il y a 9 ans! Pour un tweet mentionnant positivement le leader kurde Abdullah Öcalan pendant le processus de paix avec le gouvernement turc, le procureur a requis de un à cinq ans d’emprisonnement… (WKI)

Parallèlement, les forces de sécurité, gendarmes, policiers ou militaires, continuent à faire usage régulier d’une violence injustifiée contre les Kurdes. Le 11 au matin, les unités spéciales de la police ont lancé plusieurs raids dans différents quartiers de Cizre (Şırnak) et les villages environnants. À Cizre même, ils ont brisé la porte du bureau local du HDP, qu’ils ont fouillé durant deux heures, avant de placer neuf personnes en garde à vue, dont le coprésident de la branche locale, Mesut Nart, et Esmer Çıkmaz, dont la fille, Yasemin Çıkmaz, avait été exécutée en 2016 dans les sous-sols de Cizre par les forces de sécurité. L’après-midi même, la direction régionale du HDP a condamné ces raids particulièrement violents dans une conférence de presse durant laquelle la députée Nuran Imir s’est adressé au gouvernement en jurant que le HDP ne céderait pas: «Nous continuerons à être votre cauchemar», a-t-elle déclaré .

Le 19, le HDP a été l’un des seuls partis politiques turcs à dénoncer la nouvelle invasion par l’armée turque de régions entières du Kurdistan d’Irak sous le prétexte de combattre le PKK, indiquant que ces attaques, loin de résoudre les problèmes du pays, allaient «au contraire aggraver [ses] problèmes économiques, politiques et sociaux […]». La porte-parole du HDP, Ebru Günay, a également dénoncé l’appui apporté à l’invasion turque par le chef du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu: «Regardez la réaction du leader de l'opposition. Est-ce là votre solution au problème kurde?».

Au même moment, près de 80 Kurdes et membres du HDP ont été arrêtés, principalement à Diyarbakir, mais aussi à Adana et Van, sur des soupçons de «terrorisme», et les avoirs de 90 personnes, principalement des responsables du HDP, ont été gelés dans le cadre de l’«enquête Kobanê» en cours (WKI).

Autre exemple de violence des forces de sécurité, à Van, Yakup Avan, 25 ans, a témoigné que les gendarmes avaient fait irruption chez lui dans la nuit du 2 avant de le battre et de l’incarcérer, après avoir abattu son cheval. Le bilan médical délivré par l’hôpital fait état de plusieurs doigts cassés, d’os brisés aux deux poignets et de multiples contusions (Duvar). Par ailleurs, à l’université de Karaman, un groupe de «Loups Gris», l’organisation fasciste liée au MHP, a attaqué le 1er avril des étudiants kurdes qui dansaient dans leur dortoir au son de la musique kurde (Evrensel). Non seulement le gouverneur de la province n’a pris aucune mesure contre les attaquants, préférant nier tout incident, mais le recteur de l’université, Namık Ak, s’est même rendu le 6 au bureau des Loups gris de Karaman! Devant cette impunité, l’un des étudiants attaqués, traumatisé, a interrompu ses études pour retourner à Diyarbakir, où sa famille a déposé plainte (Stockholm Center for Freedom – SCF). Le député HDP Ömer Faruk Gergerlioğlu a dénoncé cette situation au parlement.

En un autre cas de discrimination antikurde, le 10, un enseignant du secondaire de Mersin, Hüdai Morsümbül, a été licencié pour avoir parlé arabe et kurde avec ses élèves et les avoir encouragés à choisir les cours optionnels de langue kurde. Il a déclaré n’avoir fait qu’informer ses élèves des règles. On lui a également reproché d’avoir parlé en cours du dirigeant islamique Saladin: ses élèves l’avaient questionné après avoir découvert sur Internet que Saladin était kurde.

D’autres violences continuent à viser les prisonniers politiques kurdes jusque dans leur cellule. Ainsi le 12, la famille de Ferhan Yılmaz, incarcéré depuis un an à Silivri, a annoncé qu’il avait été tué à deux jours de sa libération. Selon son frère Hikmet, l’administration pénitentiaire a d’abord invoqué une crise cardiaque, mais l’état du corps que la famille a pu voir à l’hôpital montrait des contusions révélatrices: «Du sang coulait de sous ses yeux, ils lui avaient bourré le nez avec des boules de coton pour empêcher le sang de sortir», a indiqué Hikmet, avant d’ajouter que les organes internes de son frère avaient explosé: «Deux jours avant mon frère, ils ont ramené deux autres [prisonniers] morts. Ils les ont tous tués ensemble, mais ils ne les ont pas emmenés ensemble à l’hôpital pour que personne ne le sache»… Par ailleurs, plusieurs députés HDP et CHP ont été empêchés de visiter la prison (Kurdistan au Féminin)

Le 18, le député CHP Sezgin Tanrıkulu, connu pour ses activités de défense des droits humains, a publié un rapport recensant les violations survenues en mars. Selon ce document, 281 incidents de torture et de mauvais traitements ont eu lieu dans le pays, dont 51 dans des prisons. Par ailleurs, 23 personnes ont été placées en détention pour avoir exprimé leurs opinions, notamment sur les médias sociaux, dont 3 ont ensuite fait l’objet d’enquêtes, et la police a arrêté 813 participants à des manifestations… Concernant les condamnations, elles ont touché 7 journalistes, 5 personnes ayant usé de leur liberté d’expression et 7 participants à des manifestations…

Le 20, un attentat à la bombe contre un bus transportant des gardiens de prison a fait un mort et quatre blessés à Bursa. Le ministre de l'Intérieur, Süleyman Soylu, a identifié sur une chaîne de TV deux jours plus tard l’auteur comme le Parti communiste marxiste-léniniste (MLKP), dont il a déclaré: «[C’est] une organisation terroriste en lien avec le PKK qui agit comme son sous-traitant» (AFP), manière de justifier a posteriori les opérations anti-PKK récemment lancées en Irak…

Enfin, le pouvoir continue à nier le génocide arménien de 1915 et à en interdire toute commémoration. Les événements sont habituellement remémorés le 24 avril, date à laquelle les premiers intellectuels arméniens avaient été arrêtés. Lorsque le 22 le député HDP Garo Paylan, lui-même arménien, a déposé au parlement une proposition de loi visant à la reconnaissance du génocide (et ce pour la septième fois), non seulement elle a rencontré une féroce opposition de l’AKP (le Président du parlement Mustafa Şentop a refusé de la faire examiner), mais Paylan a été menacé personnellement le lendemain par le porte-parole de l’AKP, Ömer Çelik. Au même moment, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, qui se trouvait en visite officielle en Uruguay, a fait de la main le signe des Loups Gris devant des manifestants de la diaspora arménienne, provoquant un incident diplomatique (WKI). Par ailleurs, le ministère turc des Affaires étrangères a condamné l’usage récent par le président américain Joe Biden du terme «génocide» comme «incompatible avec les faits historiques»… (Bianet)

Le 24, une cérémonie prévue au cimetière arménien d’Istanbul a été interdite par le gouverneur de la province. Garo Paylan l’a regretté, indiquant: «La politique turque veut que nous gardions le silence. Mais nous ne le ferons pas. Nous continuerons à nous souvenir de nos ancêtres». Meral Yildiz, membre de la plateforme de commémoration du 24 avril, a ajouté: «Il est important d'affronter le passé car sans commémoration du 24 avril et du génocide arménien, il n'y aura malheureusement pas de fin à ces douleurs. Ce qui a été fait d'abord aux Arméniens, puis aux Kurdes et aux Alévis, est maintenant tenté à l'égard des migrants syriens» (Euronews). En France, le génocide a été officiellement reconnu par une loi le 29 janvier 2001. En Turquie même, à partir de la décennie 1990, les élus locaux kurdes, et notamment à Diyarbakir, ont entamé un long travail de mémoire marqué par des commémorations et des actes symboliques forts, comme la restauration de monuments arméniens, la reconnaissance du génocide, jusqu’aux excuses publiques au nom du peuple kurde. Dans les destructions perpétrées par l’armée turque en 2015-2016, par exemple sur la vieille ville de Diyarbakir, il existe une dimension de volonté de destruction de la mémoire multiculturelle de la région, puisque l’État a saisi l’opportunité d’abattre l’église arménienne Surp Giragos, restaurée avec l’appui de la municipalité, et le «Monument de la conscience commune» kurdo-arménienne, érigé à peine deux ans auparavant (The Conversation).

Cela aura-t-il un effet concret? Un procureur du Conseil d’État a jugé le 28 avril que la sortie turque de la Convention d’Istanbul sur les droits des femmes au moyen d’un décret présidentiel était «illégale». Les associations de femmes et plusieurs barreaux du pays avaient en effet argumenté que la Turquie ayant ratifié la Convention au parlement, c’était «une obligation constitutionnelle que le retrait se fasse également au travers de la volonté du parlement» (Duvar). Il faudra attendre pour savoir si cette prise de position est une vraie bonne nouvelle ou un non-événement…

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IRAK : BLOCAGE POLITIQUE PERSISTANT SUR FOND D’INVASION TURQUE ET DE SITUATION INTÉRIEURE DÉGRADÉE

Le mois d’avril a été dominé par la persistance du blocage politique autour de la question des introuvables président et gouvernement irakiens, alors que la fragmentation du paysage politique irakien s’est encore accrue: deux des trois principales communautés du pays, chiites et Kurdes, sont maintenant divisées en deux tendances opposées. Ainsi si le PDK a rejoint l’alliance sadriste «Salut de la Patrie», l’UPK penche plutôt vers le «Cadre de coordination» des partis chiites pro-iraniens. Et surtout, les deux partis kurdes s’opposent toujours sur le choix du président, chacun défendant son candidat.

Le 30 mars, le parlement a échoué pour la 2e fois à désigner un président, préalable obligé à la formation du futur gouvernement. Le lendemain, Moqtada Sadr, accusant son opposition chiite de «faire obstacle» à ses tentatives de former un gouvernement majoritaire, a préféré lui transmettre la charge, lui donnant 40 jours pour réussir. Il sait pertinemment que, avec seulement 70 sièges dans l’assemblée, le «Cadre de coordination» a peu de chance d’y parvenir: il a lui-même échoué avec 74 sièges et une alliance avec la coalition sunnite de Mohammed Halbousi (62 sièges) et le PDK (31 sièges). Les 167 sur 329 ainsi obtenus n’avaient pas atteint la majorité des deux-tiers nécessaire à la désignation d’un président (Al-Monitor). Mais Sadr, qui veut toujours mettre fin aux «gouvernements de consensus» ayant depuis 2003 dirigé l’Irak, a rejeté toutes les offres d’alliance entre les deux blocs en présence.

Les partis pro-iraniens ont choisi l’ancien Premier ministre Nouri Al-Maliki pour entamer des négociations avec les partis irakiens et kurdes. Mais alors que les jours passaient sans avancée, on a commencé à parler à Bagdad d’élections anticipées. (WKI) En fin de mois, aucun progrès n’avait été enregistré...

Ce blocage politique persiste alors que le pays risque de se trouver confronté rapidement à une crise alimentaire sans précédent suite à la guerre en Ukraine. L’augmentation des prix mondiaux a fait tripler la facture des importations de céréales de l'Iraq en 2021-2022, de 900 millions à 3 milliards de dollars. Elle coïncide avec une grave sécheresse ayant provoqué une mauvaise récolte 2021 pour 37 % des agriculteurs, ce qui a obligé le gouvernement à augmenter ses importations de blé. Les programmes de distribution alimentaire inefficaces de l'Irak ont exacerbé ces problèmes. Le système public de distribution de nourriture ne peut se maintenir que si les prix du pétrole demeurent assez élevés pour le financer.

Concernant le pétrole justement, l’Irak, qui raffine très peu localement son pétrole, qu’il exporte brut, est paradoxalement exposé à des pénuries de carburant. Le prix de celui-ci est très variable selon les régions. Alors que Bagdad l’a subventionné pour qu’il demeure bas dans le centre du pays, les prix ont doublé au Kurdistan, y provoquant des files d'attente dans les stations-service ainsi que dans les villes voisines comme Mossoul. Politiquement, le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) est réputé plus proche de l’Occident que celui de Bagdad, mais il a des aussi des liens avec la Russie: la société russe Rosneft possède une participation de 60% dans le principal oléoduc du Kurdistan. De plus, contrairement aux pays occidentaux, la Russie ne s'est pas opposée au référendum sur l'indépendance organisé par le GRK en septembre 2017… (International Crisis Group).

Les tentatives occidentales de mise en place d’un embargo sur les exportations de pétrole russe ont provoqué un intérêt inédit pour les hydrocarbures du Kurdistan d’Irak. Parallèlement, la Turquie a vu revalorisée sa situation «eurasiatique» unique qui fait d’elle le point de passage obligé pour toute exportation vers l’Europe. Ce point a très certainement figuré à l’agenda des discussions entre le Président turc et le premier ministre du Kurdistan, Masrour Barzani, reçu par le premier à Istanbul le 17… Fin mars, le Premier ministre kurde avait d’ailleurs déclaré que le Kurdistan irakien allait dans un avenir proche «devenir un exportateur net de gaz vers le reste de l'Irak, la Turquie et l'Europe dans un avenir proche et contribuer à répondre à leurs besoins en matière de sécurité énergétique».

Cette nouvelle importance économique n’a pas que des effets bénéfiques. Déjà, le 12 mars dernier, des tirs de missiles revendiqués par les Gardiens de la révolution iraniens avaient frappé Erbil. Cette attaque avait été généralement interprétée comme une mesure de rétorsion contre le PDK pour son soutien à Moqtada Sadr face aux partis chiites pro-iraniens. Mais elle pourrait aussi avoir des causes «pétrolières»: au moins un des missiles aurait frappé une villa appartenant à Sheik Baz Karim Barzinji, PDG de la société pétrolière kurde Kar. Selon une source sécuritaire irakienne invoquée par Reuters, elle aurait servi de lieu de réunion entre Américains et Israéliens au sujet d'un nouveau gazoduc passant par la Turquie… Si un tel projet voyait le jour – il serait question de 2025 – le pétrole et le gaz kurde seraient en concurrence directe avec la production iranienne… (Al-Monitor)

Puis le 28 mars, le bureau de Bagdad du parti a été attaqué et incendié par des manifestants pro-iraniens. Le PDK a finalement décidé de ne pas réhabiliter le bâtiment et de fermer ses locaux dans la capitale irakienne (Al-Monitor). Enfin, trois semaines après la frappe iranienne sur Erbil, le 6 au soir, trois roquettes Katioucha se sont abattues près de l’une des plus importantes raffineries du Kurdistan, à Kawergosk (20 km au nord-ouest d'Erbil). Elles ont été tirées depuis les environs de Mossoul. L’attaque n’a pas été revendiquée mais elle porte la signature des milices pro-iraniennes.

La gestion du pétrole du Kurdistan demeure un point de grave désaccord entre Bagdad et Erbil, encore dramatisé par l’arrêt pris par la Cour suprême irakienne le 15 février dernier pour invalider comme «inconstitutionnelle» la loi du Kurdistan sur le pétrole et le gaz adoptée en 2007. Le 11, une délégation de haut niveau du GRK, dirigée par le ministre d'État chargé des négociations avec le gouvernement fédéral, Khalid Shwani, s’est rendue à Bagdad pour des discussions sur ce point. Durant la conférence de presse commune ayant suivi la réunion, Shwani a déclaré «constructif» ce premier cycle de discussions, alors que le ministre irakien du pétrole, Ihsan Abdul-Jabbar Ismail, déclarait avoir proposé le transfert des contrats signés par le ministère des Ressources naturelles du GRK vers une compagnie pétrolière appartenant à l'autorité fédérale qui pourrait être dénommée Kurdistan [Region] Oil Company (KROC). Le ministre irakien du pétrole a ajouté que «les revenus de la vente du pétrole seraient versés sur un compte ouvert dans l'une des banques internationales appartenant au ministère des Finances. [Il s’agirait d’un] compte de sécurité de paiement, un compte séquestre, ce qui garantirait le paiement des revenus du peuple kurde, au cas où le ministère fédéral des finances tarderait à les envoyer» (Rûdaw). Le 13, après avoir discuté la réunion de Bagdad, le GRK a dans une déclaration officielle chargé la délégation de «poursuivre les discussions, tout en soulignant l'importance de défendre les droits constitutionnels de la région du Kurdistan en Irak» (NRT). Mais le 14, Abdul Hakeem Khasro, chef du Département de coordination et de suivi du GRK, a indiqué que le GRK refusait la demande de Bagdad «d'établir une compagnie pétrolière lui appartenant dans la Région». Khasro a indiqué que le GRK proposait en échange de créer sa propre compagnie, équivalente du SOMO irakien, qu’il a appelé «KOMO», certainement pour Kurdistan Organization for Marketing of Oil (Kurdistan-24). Les négociations n'ont semble-t-il pas davantage avancé ce mois-ci.

Parallèlement, la Turquie a poursuivi ses opérations militaires en Irak. Tirant parti du blocage politique paralysant Bagdad, elle a pris prétexte de la présence du PKK dans le Nord du pays pour y implanter encore davantage de troupes. Pour le site turc Ahval News, l’objectif d’Ankara est de créer dans le nord de l'Irak une «zone de sécurité» sur le modèle de celles déjà mises en place en Syrie, «de 60 à 70 kilomètres de profondeur» et où elle pourrait s’installer de manière permanente au travers de points de contrôle militaires et de soi-disant «bases militaires temporaires». Ankara en a déjà mis en place plus de 40, certaines depuis des années. Ahval note également qu’une présence militaire permanente permettrait aussi à Ankara de renforcer son contrôle sur les exportations d’hydrocarbures du Kurdistan vers l’Europe

En début de mois, le gouverneur du sous-district de Dinarte (Dohouk), a indiqué à la chaîne kurde Rûdaw que les récentes frappes aériennes et d’artillerie turques avaient obligé à évacuer 24 villages. Le secrétaire du Conseil provincial de Duhok, Said Nerwai, a déclaré à Rûdaw que les bombardements turcs créaient pauvreté et chômage en empêchant les habitants des villages de se rendre dans la montagne pour y recueillir des herbes ou faire paître leurs bêtes… Sur 92 villages du sous-district de Shiladze (Dohouk), seuls 7 sont encore habités. Tous les autres ont été évacués par peur des bombardements turcs (Rûdaw). Plus largement, au cours des trois décennies du conflit Turquie-PKK, plus de 500 villages ont dû être évacués dans la Région du Kurdistan (WKI). La présence de bases turques génère également des violences indirectes, comme par exemple à Bachiqa, près de Mossoul, visée le 3 par sept roquettes qui n’ont pas fait de victimes. C’est la quatrième attaque depuis le début de l’année contre cette base, dont la présence est régulièrement dénoncée par les milices pro-iraniennes (RFI).

Le 17, l’aviation turque a poursuivi ses intenses bombardements près de Shiladze (Dohouk). Le 11, le PKK avait indiqué que des dizaines d’hélicoptères turcs avaient visé la région de Zap, où Ankara avait tenté de faire débarquer des troupes au sol, alors qu’Ankara annonçait avoir lancé une nouvelle opération. Selon Warshin Salman, maire d'Amedi, le 17 «marque la troisième semaine de bombardements lourds de la Turquie sur la région». Le 18, Ankara a annoncé avoir lancé tôt le matin dans les montagnes de Zap une nouvelle offensive anti-PKK, officiellement nommée Opération «Claw Lock», appuyée par des hélicoptères ATAK et des drones, et se concentrant sur trois régions proches de la frontière turque. Dans la nuit du 19, des centaines de commandos aéroportés et de forces spéciales turques ont été largués au sol et des affrontements ont commencé.

Bagdad a immédiatement dénoncé une violation de sa souveraineté et convoqué l’ambassadeur turc pour lui remettre une note de protestation dénonçant des «violations inacceptables». Le Président irakien Barham Saleh, lui-même kurde, a qualifié l’opération turque de «violation de la souveraineté irakienne et [de] menace pour la sécurité nationale» (AFP). Alors que le 20, le Président turc déclarait que l’opération était «menée en coopération étroite avec le gouvernement central irakien et l'administration régionale du nord de l'Irak», les deux parties concernées ont toutes deux démenti toute coopération, ce qui a valu à l’ambassadeur irakien à Ankara d’être convoqué à son tour…

Le 22, le président turc a affirmé que l’opération avait permis de «neutraliser» 45 combattants du PKK – un terme indiquant des combattants tués ou capturés. Le PKK a revendiqué pour sa part la mort de 127 soldats turcs dans la province de Dohouk depuis le 18 (Rûdaw).

Dans les territoires disputés, les Kurdes continuent à être confrontés à la discrimination. C’est vrai tout particulièrement à Kirkouk, où le gouverneur arabe intérimaire Rakan Al-Jabouri se montre particulièrement actif en la matière. 0n a appris en début de mois que le 13 mars, jour anniversaire du bombardement chimique d’Halabja, il avait annulé le projet préparé en 2013 par l’ancien gouverneur Najmeddine Karim pour attribuer au GRK un terrain où construire des maisons pour les familles des victimes de Daech et des peshmergas tués durant la guerre contre l’organisation djihadiste… Le 7, le tribunal de Kirkouk a lancé une enquête sur les membres du Conseil provincial ayant participé au référendum d’indépendance de septembre 2017. Le 13, la publication de la liste des étudiants acceptés à l’académie militaire a provoqué la colère des Kurdes: sur 135 étudiants, on ne compte que 6 Kurdes! La majorité des 116 Irakiens arabes acceptés appartiennent à la tribu Al-Jabouri… Parallèlement, le ministère irakien de l’éducation a lancé une enquête sur le département d’éducation de la province à propos de 23 écoles, principalement situées dans des quartiers kurdes de la ville, qui ont été rénovées mais n’ont reçu depuis aucun équipement de fonctionnement… Le directeur du bureau, Abed Al-Jabouri, est confronté à des accusations de corruption dans d’autres affaires…

Autre problème récurrent de ces territoires, la présence de Daech. Les habitants des villages situés entre les lignes des peshmergas kurdes et des militaires irakiens vivent dans la terreur des attaques djihadistes, et un grand nombre d’entre eux, se sentant totalement abandonnés, préfèrent partir plutôt que de risquer continuellement leur vie… Après une période un peu plus calme fin mars, les attaques se sont de nouveau intensifiées ce mois-ci, notamment à Kirkouk, dans les régions de Hawija et de Daqouq. Un officier irakien a été tué le 22 à Rashad et un soldat irakien blessé le 24 à Daqouq. À Sargaran, une autre attaque a fait 1 mort et 2 blessés parmi les militaires irakiens, tandis que les habitants du village kurde d’Al-Mansour (Daqouq) parvenaient à repousser par eux-mêmes une autre attaque au prix d’un blessé.

D’autres attaques de Daech ont pris place en fin de mois à Khanaqin, où 3 membres d’une milice sunnite ont été tués et 9 blessés le 22. Le 21 au soir, 3 soldats irakiens avaient déjà été tués à Jalawla et 7 autres blessés. Le 25, 2 civils ont été tués et 3 autres blessés par une bombe artisanale près du village de Madan. À Touz Khourmatou, 4 bergers ont été enlevés, mais l’un a pu s’échapper rapidement et les 3 autres ont été ensuite libérés. Le 23 avril, 2 membres d’une milice pro-iranienne ont été tués sur la base aérienne de la ville et 3 autres blessés. À Mahmour, 2 soldats irakiens ont été blessés le 19, et 2 bergers du village de Pir Mehdi enlevés.

En fin de mois, le plan de déploiement d’unités communes kurdo-irakiennes n’était toujours pas mis en œuvre. Les peshmergas ont bien été transférés il y a maintenant cinq mois au ministère irakien de la Défense, mais celui-ci refuse toujours de les payer. Ils ont manifesté pour réclamer leurs arriérés de solde.

Enfin, la situation au Sindjar (Shengal) demeure pour le moins tendue, alors que le gouvernement de Bagdad continue de tenter d’y mettre en œuvre l’accord passé en octobre 2020 avec le GRK, qui prévoit le désarmement des milices. Le 7, le directeur du Bureau des personnes déplacées à Dohouk a indiqué que 400 familles yézidies avaient demandé à quitter de nouveau leurs demeures pour revenir dans les camps de la province en raison du manque de services publics et de la situation sécuritaire au Sindjar. Le 18, des affrontements ont éclaté entre l’armée irakienne et la force de sécurité yézidie des Ezdixan, proche du PKK. Ils ont continué de manière intermittente durant plusieurs jours, faisant des blessés dans les deux camps (Bas News, WKI). En fin de mois, l’armée irakienne apparaissait en cours de concentration pour lancer une nouvelle attaque avec des blindés et des armes lourdes contre les YBŞ, soutenus par le PKK. Parallèlement, le Premier ministre irakien Mustafa Al-Kadhimi, confronté à l’opposition massive de la population, a suspendu sa décision antérieure de nommer maire intérimaire le gouverneur de la province de Ninive. Sinjar demeure sans maire depuis que Mehma Khalil (PDK) a remporté un siège de député lors des élections d'octobre 2021.

Concernant les projets économiques au Kurdistan, le ministre de la Construction Dana Abdul Karim a commandité à une société espagnole une étude de faisabilité économique sur un important projet ferroviaire. Il s’agit dans une première phase de créer une ligne joignant le poste-frontière d’Ibrahim Khalil avec la Turquie au point de passage de Parwezkhan vers l’Iran, un projet dont l’étude, prévue avant la pandémie, a été retardée par celle-ci. Dans une phase ultérieure, le projet devrait relier entre elles les principales villes du Kurdistan.

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IRAN : ARRÊT DES NÉGOCIATIONS DE VIENNE, AGGRAVATION DE LA CRISE ÉCONOMIQUE, POURSUITE DES ARRESTATIONS ET DES CONDAMNATIONS AU KURDISTAN

La situation économique en Iran continuant à empirer, de plus en plus d’Iraniens basculent dans la pauvreté. Dans son discours d’investiture, le président ultraconservateur Ebrahim Raïssi avait rendu son prédécesseur responsable d’une situation qu’il avait promis d’améliorer. Huit mois plus tard, ses promesses sont restées vaines. Début avril, son gouvernement a même annoncé pour le 21 une hausse de 25 à 35% des prix des transports. Même les médias pro-régime, connus pour minimiser les chiffres, sont bien forcés de reconnaître une inflation «au-dessus de 40%» et un taux de chômage «dépassant les 12%».

Une levée des sanctions américaines permettrait une amélioration, mais elle dépend du succès des négociations de Vienne sur le programme nucléaire, et celles-ci sont interrompues depuis le 11 mars, après que le 5, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a demandé à Washington l’assurance que les sanctions contre son pays n'entraveraient pas «la coopération libre et totale de la Russie avec l'Iran dans les domaines du commerce, de l'économie, de l'investissement, de la défense et de la technologie».

Après des discussions bilatérales avec Téhéran, la Russie a revu ses exigences à la baisse, mais très vite, la reprise des pourparlers a buté sur un autre problème: l’Iran exige le retrait du corps des Gardiens de la Révolution (pasdaran) de la liste des groupes terroristes du Département d’État, où l’administration Trump les avait portés en 2019. Les États-Unis ne semblent pas prêts à prendre une telle décision, d’autant plus qu’au Congrès, démocrates comme républicains s’opposent de plus en plus à la direction prise par les négociations avec Téhéran…

Le 9, Téhéran a annoncé des sanctions contre 24 personnalités américaines, dont la majorité ont servi dans l’administration Trump. Tous sont accusés d’avoir soutenu des «activités terroristes» anti-iraniennes (Reuters).

Le 26, le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Saeed Khatibzadeh, a appelé à une reprise des pourparlers «aussi rapide que possible», mais en fin de mois, rien n’avait bougé. Comme le note RFI, depuis des semaines, l’accord est «imminent», mais rien ne se passe… Le paradoxe est qu’un succès arrangerait toutes les parties: l’Iran a besoin d’une levée des sanctions, et les Occidentaux, qui veulent s’affranchir des hydrocarbures russes, accueilleraient favorablement le retour sur le marché du pétrole iranien…

À l’intérieur du pays, les manifestations contre la vie chère se multiplient. En particulier, les enseignants ont défilé par milliers dans plus d’une centaine de ville de 24 provinces du pays, et notamment dans les villes du Kurdistan d’Iran, comme Baneh, Bokan, Ilam, Kamyaran, Kermanchah, Marivan, Sanandaj, Saqqez, ou encore Sardasht…

Les protestations rendent de plus en plus nerveux le régime, qui vient de nommer comme responsable de la Sécurité de la grande ville kurde de Sanandaj l’ancien commandant des pasdaran Hassan Askari, connu selon le PDKI pour son rôle dans la répression des manifestations de 2019 dans les villes kurdes.

Malgré l’aggravation de la pauvreté, les forces de répression demeurent sans pitié pour les porteurs transfrontaliers, les kolbars, qu’elles continuent à abattre systématiquement dans la montagne. Dans son dernier rapport mensuel, le KHRN indique qu’en mars, au moins un kolbar a été tué et 11 autres blessés par des tirs de gardes-frontières iraniens. Selon l’organisation Hengaw pour les droits humains, ils étaient au moins 52 tués et 163 blessés en 2021. Le 6 avril au soir, le KHRN (Kurdistan Human Rights Network) a rapporté que des manifestations avaient éclaté à Paveh (Pawa) peu après que 3 kolbars avaient été blessés par balles. À ce moment, au moins 4 kolbars avaient déjà été blessés depuis le 1er avril.

Le 26, un nouveau porteur a été tué dans une embuscade tendue à son groupe près de Nowsud. L'Organisation Hengaw pour les droits humains a indiqué que 3 kolbars étaient morts seulement durant les deux semaines précédentes, et que 34 avaient été blessés. Malgré le grand nombre de kolbars tués régulièrement par les gardes-frontières, les autorités n’ont jamais mené d’enquête sérieuse sur ces meurtres, dont elles semblent se désintéresser totalement (Rûdaw). En fin de mois, on s’acheminait vers plusieurs kolbars tués et quasiment une cinquantaine de blessés. Le 19, l’Institut kurde de Washington (WKI) comptait déjà 17 blessés au moins près de Nowsud (Kermanshah) en une seule semaine.

Durant tout le mois, les forces de sécurité ont arrêté de nombreuses personnes au Kurdistan d’Iran. L’Institut kurde de Washington (WKI) a estimé le nombre d’arrestations d’activistes kurdes ce mois-ci à au moins 120. Le 3 au village de Karkhaneh-ye Qand (Piranshahr), 5 jeunes dont une mineure de 17 ans ont été arrêtés et emmenés en ville pour interrogatoire, sans mandat selon les témoins. La raison de l’arrestation n’est pas connue (KHRN). Le 6 seulement, on a appris que 7 habitants de Nalous avaient ainsi été convoqués et interrogés le 30 mars à Oshnavieh pour avoir participé au Newrouz. Ils ont été relâchés après interrogatoire. Le 9 à Baneh, 2 frères ont été interpelés sur leur lieu de travail et emmenés en un lieu inconnu. Enfin, en fin de mois, les services de renseignement des pasdaran ont arrêté préventivement un grand nombre de militants en prévision des manifestations du 1er mai. Des agents de l’Etelaat (Renseignement) ont averti plusieurs militants syndicaux de ne pas participer aux activités de la Journée internationale des travailleurs. À Baneh, 6 militants défendant les droits des femmes et des travailleurs ont été arrêtés et leurs maisons fouillées. Certains objets leur ont été confisqués et 5 d’entre eux emmenés au centre de détention des pasdaran à Sanandaj. Le bureau de la sécurité de la province a indiqué le 29 avoir identifié et arrêté «le noyau du groupe terroriste communiste Komala». À Saqqez, le militant connu Osman Ismael a été arrêté, quelques jours avant le 1er mai. Enfin, plusieurs militants kurdes arrêtés pour avoir organisé les célébrations du Newrouz ont été libérés sous caution.

Les tribunaux ont également prononcé de nombreuses condamnations tout au long du mois d’avril. À Oshnavieh, le 4 la Cour criminelle a condamné 3 accusés kurdes, le premier à 8 ans de prison et une amende de 9 millions de tomans (2.000 €) pour «collaboration avec un parti anti-régime et port d'arme illégal» et les 2 autres à 6 mois pour «collaboration avec un parti anti-régime». Le 5, 2 autres accusés ont reçu respectivement 4 et 2 ans de prison pour la même charge. On a aussi appris le 6 seulement plusieurs condamnations prononcées fin mars: dans des procès séparés, 2 résidents d’Oshnavieh ont reçu chacun 2 ans pour les mêmes charges le 27 mars (HRANA). D’autres résidents d’Oshnavieh et de Naghadeh ont reçu le 8 et le 14 des peines de plusieurs mois d’emprisonnement, toujours pour «collaboration avec un parti anti-régime» ou «propagande contre le régime en faveur d'un parti politique anti-régime». D’autres condamnations à plusieurs mois et un an de prison ont été prononcées respectivement à Naghadeh et à Baneh. À Ouroumieh, le procès de 21 Kurdes arrêtés en 2021 et jugés pour «appartenance à des partis politiques anti-régime» a commencé le 19. À Kamyaran, 4 personnes ont été condamnées chacune à 3 mois de prison seulement pour avoir assisté aux funérailles du militant kurde Haider Qurbana, exécuté par le régime fin 2021.

Concernant les condamnations à mort, le 14, la peine capitale prononcée contre le membre du PKK Hatem Özdemir a été confirmée en appel à Ouroumieh le 14. Özdemir avait été grièvement blessé et fait prisonnier lors d’une embuscade par les pasdaran de son unité de la guérilla le 2 juillet 2019. Un autre prisonnier détenu à Ouroumieh est également condamné à mort: Firaz Mousallou s’était rendu aux autorités iraniennes en 2019 après une promesse d’amnistie. Il doit être exécuté pour «rébellion contre Dieu et l’État» et appartenance au PKK ou au PDKI.

Selon un rapport conjoint publié le 28 par les deux ONG Iran Human Rights (Norvège), et Ensemble contre la peine de mort (France), le nombre d’exécutions en Iran a augmenté de 25% en 2021, avec au moins 333 exécutions contre «seulement» 267 l’année précédente, et s’est également accéléré après l’arrivée au pouvoir d’Ebrahim Raïssi, lui-même accusé de crimes contre l’humanité pour sa participation aux exécutions de masse de prisonniers dans les années 80. Le rapport précise que plus de 80% des exécutions n'ont pas été officiellement annoncées, dont toutes liées à la drogue. On compte 17 femmes parmi les personnes exécutées en 2021, beaucoup condamnées pour le meurtre de leur mari, ce qui laisse deviner des situations d’abus ou de violences conjugales. Le rapport attire également l’attention sur le nombre disproportionné d’exécutions de membres des minorités ethniques iraniennes. La plupart des prisonniers exécutés pour des raisons de sécurité appartenaient aux minorités ethniques arabe, baloutche et kurde. Les Baloutches représentaient 21% de toutes les exécutions en 2021, alors qu'ils ne sont que 2 à 6% de la population… La seule nouvelle positive du rapport est l’arrêt pour cette année des exécutions publiques, pour la première fois en 10 ans – mais il n’y a aucune certitude qu’il soit définitif (Rûdaw).

Par ailleurs, la situation faite aux détenus dans les prisons iraniennes demeure catastrophique, et selon la Human Rights Activist News Agency (HRANA), nombreux sont ceux à être entrés ce mois-ci en grève de la faim pour protester. Le 4, Mehdi Sane-Farshi est entré en grève de la faim dans la prison d’Ouroumieh pour protester contre la pression croissante exercée sur les prisonniers politiques et la confiscation de ses effets personnels en prison. Arrêté en août 2020 alors qu’il était venu de Turquie visiter sa mère, il avait été condamné en novembre de la même année à 5 ans d’emprisonnement pour «collaboration avec un des groupes anti-régime et propagande contre le régime». Le même jour, le prisonnier germano-iranien Jamshid Sharmahd a enfin pu téléphoner à sa famille, après 7 mois d’isolement et d’interrogatoires quotidiens. Selon ses proches, il est dans un état de santé déplorable et ne reçoit pas ses médicaments en quantité suffisante ou à temps. Le 6, la prisonnière politique Soheila Hijab, actuellement détenue au centre correctionnel de Kermanshah, a annoncé dans une lettre ouverte qu'elle avait entamé une grève de la faim après avoir été battue par des gardiens et s'être vu retirer le droit de visite de sa famille. Hijab purge une peine de 18 ans de prison pour «propagande contre le régime», «rassemblement illégal», «incitation de l'opinion publique à l'émeute» et «organisation de groupes politiques illégaux». Le même jour, HRANA a diffusé l’information de l’entrée en grève de la faim le 31 mars de Shaker Behrouz et Nayeb Askari, aussi à la prison d’Ouroumieh. Behrouz, condamné à mort pour l’assassinat d’un membre des pasdaran malgré un alibi, protestait contre son transfert dans l’aile des prisonniers de droit commun violents. Askari protestait contre le refus des autorités pénitentiaires de l’envoyer dans un hôpital hors de la prison, malgré l’avis du médecin de la prison.

Le 14, on a appris que Milad Jafari, un jeune Kurde de 25 ans originaire de Kermanshah, incarcéré à Téhéran le 7 avril pour des accusations «liées à la drogue», était décédé de façon suspecte dans un centre de détention de la police. La médecine légale a déclaré à sa famille a déclaré qu’il avait fait une chute lors de son arrestation, mais les photos vues par ses proches montraient des marques d’ecchymoses sur le corps et des saignements sur son visage, ce qui les a menés à conclure que Jafari était mort sous la torture. Ils ont refusé de prendre le corps jusqu’à ce qu’ils aient reçu les résultats de l’autopsie (Kurdistan au Féminin). Le 20, Majid Keshvari, incarcéré au pénitencier central du Grand Téhéran, a tenté de se suicider par pendaison après s’être vu refuser une opération chirurgicale et a dû être hospitalisé. Atteint de troubles mentaux, il avait déjà commis une tentative dans le passé.

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OSMAN KAVALA CONDAMNÉ À PERPÉTUITÉ À ISTANBUL AVEC UN DOSSIER D’ACCUSATION VIDE

Après 1.637 jours de détention – plus de quatre ans et demi – le philanthrope turc Osman Kavala a été condamné lundi 25 avril à Istanbul à la réclusion à perpétuité pour «tentative de renversement du gouvernement». Ses sept coaccusés, accusés de lui avoir apporté leur soutien, ont été condamnés à dix-huit ans de prison pour «complicité». Les juges ont indiqué en énonçant leur verdict que l’accusé ne pourrait bénéficier d’aucune remise de peine. Leur décision, rendue après moins d’une heure de délibéré, a été accueillie par des huées dans la salle d’audience.

Les avocats d’Osman Kavala, qui n’ont cessé de plaider l’acquittement pour manque de preuves, ont fait part de leur intention de faire appel. Ils ont rappelé que jamais les juges n’avaient même demandé à l’accusé «où il se trouvait» lors des faits qui lui sont reprochés.

Kavala lui-même, qui a suivi l’audience par téléconférence depuis sa cellule de Silivri, dans la banlieue d’Istanbul, a dénoncé à la clôture des débats un «assassinat judiciaire» contre sa personne, l’utilisation de «théories du complot, avancées pour des raisons politiques et idéologiques», et surtout l’influence du président Erdoğan sur son procès.

L’Association des juristes contemporains turques (CHD) a appelé les avocats à participer à une veille devant le Palais de justice pour protester contre le verdict. De son côté le chef du CHP, (opposition kémaliste), Kemal Kiliçdaroğlu, a déclaré: «Ce gouvernement, qui s’est abattu sur le pays comme un cauchemar, continue de piétiner le droit».

Le 16, déjà, de manière prémonitoire, la ministre allemande de la Culture et des Médias, Claudia Roth, venue participer aux Journées de la littérature méditerranéenne, un séminaire littéraire organisé à Bodrum, avait mentionné Kavala dans son discours: «Bonjour Osman Kavala, bonjour mon cher ami; nous aurions beaucoup aimé que vous soyez ici aujourd'hui car votre place n'est pas en prison. Votre place aurait dû être ici aujourd'hui…».

Le 26, le PEN Club France a exigé dans un communiqué la libération immédiate de tous les condamnés du procès Gezi. En exergue de ce communiqué, se trouve ce court texte de l’écrivaine Aslı Erdoğan: «Beaucoup de gens utilisent les mots liberté, égalité et démocratie ; mais bien peu sont prêts à consacrer leur temps, leur énergie et leur argent à ces idées. Osman Kavala est l’un d’eux. Il a dédié sa vie entière à la liberté, l’égalité et la démocratie. Il est le véritable ami des Kurdes et des Arméniens, des défavorisés et des opprimés, des Arts et des artistes, de la culture, de la terre et des arbres… Il a toujours été et restera toujours le véritable ami de la vérité. Les seules personnes qui méritent d’être jugées dans un tribunal pour ce qui s’est passé à Gezi, ce sont les policiers et la violence avec laquelle ils ont tué des civils, dont un jeune de quatorze ans, et en ont blessé des milliers. Et bien sûr ceux, quels qu’ils soient, qui ont donné l’ordre d’agir avec une telle violence».

Le communiqué du PEN Club rappelle qui est Kavala et quelles ont été ses activités, en des termes qui méritent d’être cités ici:

«Très engagé dans la défense des droits à la culture et des droits humains, Osman Kavala avait créé en 2002 le centre culturel Anadolu Kültür dans la ville majoritairement kurde de Diyarbakir. Avec son équipe, où l’écrivaine Aslı Erdoğan s’était aussi engagée, il mettait en avant la culture kurde ainsi que la culture arménienne. Anadolu Kültür rayonnait sur l’ensemble de la Turquie et œuvrait pour que la diversité culturelle soit reconnue comme une richesse.

«Osman Kavala a beaucoup agi pour la reconnaissance du génocide arménien.

«Il a également fondé plusieurs maisons d’édition, dont Iliteşim Yayinlari, dans un esprit de changement de la société et de défense de la démocratie après le coup d’état de septembre 1980».

C’est sans aucun doute cet engagement en faveur des cultures «minoritaires» en Turquie que le pouvoir Erdoğan n’a pas pardonné à Osman Kavala, et c’est là la véritable raison de sa condamnation.

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PUBLICATION RÉCENTE : UN RAPPORT DE RECHERCHE SUR LES KURDES DE TURQUIE

Le rapport Values and Attitudes among Kurds («Valeurs et attitudes chez les Kurdes») du Kurdish Studies Center vient d’être publié.

Il s’agit de la version «grand public» d’une recherche de terrain, qui a été réalisée par Rawest Research avec le soutien de l’Institut allemand Heinrich Böll (Heinrich Böll Stiftung) à Istanbul. Sur la base de données empiriques recueillies dans 11 villes, le rapport vise à contribuer à une meilleure compréhension des valeurs et des attitudes des Kurdes âgés de plus de 18 ans, et à présenter les similitudes et les différences entre eux et avec la société turque.

Le résultat le plus général du rapport est que les Kurdes, en plus des similitudes et des différences qu'ils ont avec le reste de la Turquie, présentent également des différences entre eux en fonction de facteurs tels que la vision du monde, la tendance politique, la migration et parfois le sexe. Si certains résultats pouvaient être attendus, comme le fait que plus de la moitié des participants déclarent être peu satisfaits de leur situation de vie, d’autres le seront moins, comme l’existence d’une religiosité toujours assez forte parmi les Kurdes soutenant le HDP. Ceci est peu conforme aux stéréotypes répandus par leurs adversaires politiques… Le rapport pointe aussi l’existence de différences générationnelles importantes: l'écart entre le niveau d'éducation des participants et celui de leurs parents est plus important que dans le reste de la Turquie. Il n’est pas surprenant de constater que la majorité des participants à l’enquête pensent que les Kurdes et les Turcs ne sont pas égaux devant l'État… Enfin, «la demande la plus fréquemment exprimée par les participants concernant la question kurde est [le droit à l’utilisation de] la langue maternelle. Celle-ci apparaît comme la demande commune de tous les Kurdes, quelle que soit leurs opinions» par ailleurs.

Il est possible de télécharger l'intégralité du rapport au format PDF en suivant ce lien :  https://tr.boell.org/index.php/en/2022/03/30/values-and-attitudes-among-kurds

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