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Bulletin N° 369 | Décembre 2015

 

LE GOUVERNEMENT TURC DÉCLARE LA GUERRE À SES PROPRES CITOYENS DANS LES VILLES KURDES

Depuis la rupture des pourparlers de paix entre l’Etat et le PKK en juillet dernier, le niveau de violence au Kurdistan de Turquie n’a fait qu’augmenter, une situation qui est très largement le fait de l’Etat lui-même.

Policiers et militaires apparaissent avoir utilisé dans toutes les villes qu’ils ont attaquées depuis plusieurs semaines le même type de répression collective qui avait été inauguré à Cizre du 4 au 13 septembre, tandis que Diyarbakır connaissait son premier couvre-feu. Différents éléments sont presque partout présents simultanément : la ville est entourée de forces de sécurité utilisant des véhicules blindés, voire des hélicoptères ; les tanks peuvent bombarder la ville depuis les collines environnantes (comme à Cizre) ; la ville est maintenue sous ce couvre-feu durant des jours, voire des semaines entières ; les services publics tels que la fourniture d’eau et l’électricité sont coupés pour toute la durée du couvre-feu ; il est totalement  interdit aux habitants des quartiers ainsi isolés de sortir dans la rue, même pour aller chercher de l’eau, de la nourriture, des soins ou des médicaments : des snipers appartenant à la police s’embusquent en vue des quartiers concernés et visent y compris les enfants qui apparaissent dans leur champ de vision, sans chercher avant de faire feu à évaluer le degré de danger que représentent leurs cibles pour eux-mêmes ou leurs collègues (des habitants bloqués chez eux ont ainsi témoigné avoir dû boire l’eau de leurs toilettes) ; souvent, les blessés ne peuvent ensuite être emmenés vers des lieux de soins, les forces de sécurité empêchant le passage des ambulances vers les blessés ou des habitants vers les hôpitaux ou centres de santé ; les corps restent souvent dans la rue où ils ont été abattus sans que quiconque ose aller les récupérer, parfois le corps d’un membre d’une famille reste dans le lieu d’habitation plusieurs jours avant que celle-ci ne puisse l’emmener à la mosquée.

Policiers ou militaires sont parfois accompagnés dans leurs patrouilles de milices masquées dont on n’a pu jusqu’à présent établir formellement l’identité et qui se comportent plutôt comme des membres de Daech que comme des agents de l’Etat, hurlant « Allahu Akbar » et laissant sur les murs des grafittis islamo-nationalistes signés du nom qu’ils se sont attribués : « Les Lions d’Allah » (Esedullah).

A côté des pertes en vies humaines et des exactions, les photos diffusées sur les réseaux sociaux par les habitants témoignent de destructions matérielles massives. Le 23, des résidents de Cizre ont témoigné qu’ils avaient été obligés de se réfugier dans la cave de leur immeuble à cause des bombardements : 23 personnes de quatre familles différentes, dont deux bébés, ont dû se partager une cave de deux pièces sans chauffage (il faut penser que l’hiver dans cette partie du Kurdistan est autrement plus rigoureux qu’en France…). Un autre résident de Cizre a témoigné que son immeuble de trois étages avait pris feu en raison des bombardements et que son appartement était devenu inhabitable. Un résident de la ville de Silopi, tout près de la frontière du Kurdistan d’Irak, a déclaré au téléphone à l’AFP que les tirs avaient brisé toutes les fenêtres de son appartement, que l’eau y avait été coupée, et que celui-ci était devenu inhabitable à cause du froid. A Diyarbakır, après six jours de couvre-feu continu, les forces de sécurité ont incendié le 7 la mosquée historique Kurşunlu, non loin du lieu où le bâtonnier Tahir Elçi, assassiné en pleine rue alors qu’il protestait justement contre la destruction du patrimoine, avait déclaré avant d’être abattu : « Nous ne voulons pas de heurts, de pistolets et d’opérations dans ce lieu historique ». Dans un autre quartier du vieux Diyarbakır, à Hasırlı, une maison frappée par des tirs de la police a pris feu, et il a fallu une intervention des voisins, toujours sous les balles des policiers, pour faire sortir les enfants qui s’y trouvaient. Selon un rapport du parti d’opposition CHP – parti kémaliste anciennement au pouvoir et donc peu suspect de sympathie pour les militants kurdes tant dénoncés par Erdoğan – dans la vieille ville de Diyarbakır des dizaines de milliers d’habitants ont dû fuir leur maison.

Les forces de sécurité ont aussi opéré de nombreuses arrestations, parfois encore accompagnées d’exactions : un couple âgé d’un village du district de Şırnak aurait ainsi été obligé de marcher 60 km jusqu’au commissariat de cette ville. Le 27 à Cizre, un bébé et son grand-père ont été tués par des tirs : la petite fille de 3 mois avait reçu une balle dans la tête, son grand-père, voyant qu’elle respirait encore, a a alors été abattu en tentant de l’amener à une ambulance. La famille a témoigné que les tirs venaient de l’hôpital public de Cizre, contrôlé par les forces de sécurité. Ceci ne peut que rappeler les événements et le massacre de Roboski, dont c’était le 4e anniversaire : la nuit du 28 décembre 2011, après que les avions de chasse turcs aient tué 34 jeunes hommes Kurdes de la région de Şırnak traversant la frontière pour faire de la contrebande, les soldats avaient interdit aux secours de se rendre sur les lieux, et plusieurs blessés ayant survécu à l’attaque s’étaient vidés de leur sang ou étaient morts de froid…

Toute protestation contre ces pratiques inacceptables a provoqué une réaction extrêmement violente des forces de sécurité. Ainsi toutes les protestations auxquelles avait appelé le parti « pro-kurde » HDP ont-elles été systématiquement dispersées à coups de canon à eau et de gaz lacrymogènes, parfois accompagnés de tirs à balles réelles : le 14 à Diyarbakır, deux jeunes protestataires de 21 et 25 ans ont été tués dans des affrontements avec les forces de sécurité, deux autres blessés, et une quarantaine d’arrestations opérées ; le 23, encore à Diyarbakır, alors que des milliers de personnes tentaient de marcher sur la vieille ville, bloquée depuis le 2, elles ont été dispersées de la même manière et un garçon de 16 ans a été tué d’une balle dans la poitrine ; à Van le 22 une manifestation de 500 personnes a été dispersée de la même manière, avec 18 arrestations. Le même jour des centaines de manifestants de Şırnak tentant d’entrer à Cizre et Silopi en ont été empêchées par la police, toujours avec des gaz lacrymogènes…

Il y a aussi eu des manifestations de soutien aux Kurdes à l’ouest du pays : à Ankara le 18, des affrontements se sont produits entre policiers et étudiants de l’Université technique du Moyen Orient (METU) qui voulaient marcher sur le palais d’Erdogan avec une bannière portant le texte « Peuple kurde, vous n’êtes pas seul » ; six personnes ont été arrêtées, dont deux femmes ; et le 26, 300 manifestantes ont défilé sur la place Kizilay pour protester contre la violence dans le sud-est du pays, formant une « chaîne de paix ».

Le 15 du mois, le Premier ministre Davutoğlu a justifié ces méthodes brutales et indiscriminées, s’apparentant à une punition collective, en argumentant que les couvre-feux avaient été « imposés pour empêcher les militants kurdes de massacrer les civils » (!!), tandis que le Ministre de l’Intérieur, Efkan Ala, déclarait à l’agence d’Etat Anatolie que « les terroristes voulaient paralyser la vie quotidienne dans ces villes en intimidant les habitants qu’ils avaient rançonnés ». M. Davutoğlu, faisant référence à Cizre (100 000 habitants) et Silopi (80 000 habitants), a également déclaré que ces opérations visaient à « nettoyer ces districts des terroristes maison par maison ».

Comme l’on pouvait s’y attendre, les dirigeants du parti « pro-kurde » HDP ont critiqué ces justifications. Sa co-présidente, Figen Yuksegdağ, a lancé dans une conférence de presse : « Il y a des gens qui vivent dans ces maisons, Davutoğlu ! », tandis que son co-président, Selahattin Demirtaş, a interpelé le gouvernement devant les journalistes : « Essayez-vous d’être héroïques en envoyant six généraux et 10 000 soldats contre quelques membres du PKK à Cizre ? […] En menant une opération avec une telle quantité de forces, en bombardant des villes, en envoyant les soldats contre les gens, vous ne faites que montrer à quel point vous êtes impuissants. ». Demirtaş a par ailleurs fait remarquer que la question ne pouvait se résumer, comme l’avancent les membres du gouvernement,  à une bataille entre forces de sécurité et « 15 ou 20 membres du PKK » : « Si c’était le cas, la question aurait été résolue par la force depuis longtemps. […] Les gens dans la région [du Kurdistan de Turquie] veulent l’autonomie. « [Les politiciens de l’AKP] ont fait un coup après [les élections du] 7 juin » a-t-il dit. « L’Ouest de la Turquie en particulier doit comprendre ceci : cette chose que vous critiquez en parlant de “tranchées” et de “barricades” est en fait une résistance contre ce coup ». Le Président turc a qualifié de « trahison » et d’« inconstitutionnelles » les déclarations de Demirtaş sur l’autonomie dans la région kurde du pays, ajoutant : « la volonté du peuple est plus forte que les armes ». Selon l’agence d’Etat Anatolie, les procureurs ont lancé une enquête criminelle contre Demirtaş le lundi 28 sur l’accusation de « crimes contre l’ordre constitutionnel ». Paralèllement, le Premier ministre Davutoğlu a annulé une rencontre prévue avec Demirtaş au cours de  laquelle devaient être discutées les réformes constitutionnelles.

Des condamnations internationales ont aussi commencé à se faire entendre. Le 22, l’Union européenne a rompu un long silence en réagissant de manière minimale par un communiqué de la porte-parole de son Service pour l'action extérieure, Maja Kocijancic, avançant que la seule façon de résoudre le conflit en cours en Turquie était de revenir au processus de paix entamé auparavant, et appelant les autorités turques « à agir de manière proportionnée et à faire preuve de retenue »… Quatre jours plus tard, 15 000 Kurdes ont défilé à Düsseldorf pour dénoncer les couvre-feux, et ont également critiqué l’UE pour avoir préféré le maintien de son « deal réfugiés » avec Erdoğan : trois milliards d’euros contre une (pseudo-) fermeture des frontières, à ses propres principes de défense des droits de l’homme… Le 29, la vice co-présidente du HDP, Meral Danis Beştaş, a déposé une plainte à la Cour européenne des Droits de l’homme contre la Turquie à propos des couvre-feux de longue durée, qui selon la Constitution turque, ne sont autorisés qu’en période de loi martiale ou de loi d’urgence régionale, sans quoi, écrit-elle dans sa plainte, leur imposition est « contraire à l'article 19 de la Constitution et à l’Article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme. »

Le 23, l’organisation Human Rights Watch (HRW) a publié un rapport mettant en cause les violences excessives et la rétention d’information exercées par l’Etat turc depuis le début des opérations militaires au Kurdistan de Turquie :

« Le gouverneur de la province de Şırnak, où se trouve Cizre [écrit HRW], a déclaré aux médias le 17 septembre que, avec la destruction de grandes quantités d'explosifs, « les corps de 7 terroristes ont été récupérés, 17 membres de l'organisation terroriste séparatiste ont été arrêtés » et que « les pertes de l'organisation terroriste ont été estimés à environ 40-42 ». Le gouverneur n'a fait aucune mention de la mort de citoyens ordinaires alors que le Barreau de Diyarbakır et d'autres groupes ont identifié 16 civils morts de blessures par balles et d’éclats d'obus et cinq autres morts parce qu'ils n’avaient pu obtenir un traitement médical pendant le couvre-feu. Human Rights Watch a documenté huit décès par balles. »

« Lorsque le couvre-feu dans Silvan a été levé, le gouverneur de [la province de] Diyarbakır, où se trouve Silvan, a annoncé que deux policiers et un gendarme, « 2 citoyens » et « 10 membres de l'organisation terroriste séparatiste » avaient été tués. » Human Rights Watch a documenté cinq décès, dont quatre semblent avoir été des civils. De même, à Nusaybin la déclaration officielle du vice-gouverneur a mentionné « la mort de trois citoyens » par des « éclats d'obus ». Human Rights Watch a documenté trois décès de civils par balles, et d'autres cas lui ont été rapportés. Ni le gouverneur adjoint de Silvan, ni le vice-gouverneur de Nusaybin n’ont répondu aux demandes de rencontre de Human Rights Watch. »

HRW a également exhorté les groupes armés kurdes à « arrêter de creuser des tranchées contenant des explosifs » pour interdire leurs quartiers aux forces de sécurité. Cependant, un haut responsable du PKK, Murat Karayilan, a affirmé que les tranchées et les barrages avaient été installés précisément pour protéger les civils kurdes contre les attaques de la Turquie.

Le cercle vicieux de la violence ne semble donc pas devoir s’interrompre prochainement, d’autant que le gouvernement turc n’est manifestement guère porté à entendre les divers appels qui lui sont adressés. Il préfère justifier ses actions en publiant régulièrement des chiffres de militants séparatistes tués : selon lui 8 à Silvan et Cizre le 16, 25 à Cizre et Silopi et 36 dans des frappes aériennes au Kurdistan d’Irak le 17, 49 à Cizre et 6 à Silopi le 18… Mais ces chiffres sont essentiellement invérifiables, les journalistes n’étant clairement pas les bienvenus dans les zones d’opération. Alors que l’armée annonçait avoir tué 89 militants à Cizre, dont 9 seulement dans la journée du 20, puis en portait le nombre à 102, avant d’annoncer le 23 en avoir tué « 123 en une semaine » un chiffre porté  le 25 à 168… le même Murat Karayilan ne s’est pas privé de contester ces chiffres successifs : « Où sont leurs corps ; où sont leurs armes ? Ce sont des mensonges », a-t-il déclaré dans une interview à l’Agence (pro-PKK) Firat News. Puis il a ajouté que « le conflit évoluait vers une guerre civile » et était entré dans une « nouvelle phase ».

De fait, les militants du PKK ont continué à frapper régulièrement les forces de sécurité. Le 15, une bombe placée au bord de la route dans le district de Silvan a tué trois policiers et en a blessé trois autres, le 17, un soldat a été tué à Cizre, le 22, 2 soldats ont été tués et 6 blessés dans une autre attaque utilisant une bombe de bord de route près de Bitlis… HRW a estimé à 200 le nombre de morts parmi les forces de l’Etat depuis la reprise des combats, mais il est probable que d’autres seront touchés : Cemil Bayik, président du comité exécutif du PKK, le KCK, et n° 2 du parti, a le 29 annoncé une intensification de la guerre civile en Turquie, ajoutant que le PKK se réservait le droit de déployer davantage de combattants dans les villes kurdes en Turquie, car « notre devoir est de protéger le peuple ». Il a aussi annoncé « la création d’un front commun de résistance avec d’autres groupes contre le régime d’Erdoğan ».

Selon un communiqué du HDP en date du 30, 360 civils, dont 61 enfants et 73 femmes ont été tués depuis la fin du processus de paix cet été et le début des opérations : « Contrairement à leurs affirmations selon lesquelles elles garantissent la paix et la sécurité, les autorités créent la peur et la terreur parmi le peuple, tuent des civils sans s’en soucier et détruisent le patrimoine culturel ».

TURQUIE : L’UNION DES MUNICIPALITÉS DU SUD-EST ANATOLIEN LANCE UN APPEL A LA FIN DES VIOLENCES

Le 29 décembre dernier, devant la dégradation de la situation au Kurdistan de Turquie, l’Union des Municipalités du Sud-Est Anatolien (Güneydoğu AnadoluBelediyeler Birliği – GABB) a lancé « un appel urgent à toutes les forces démocratiques du monde pour s’opposer aux mesures anti-démocratiques de l’Etat turc », à tous les  gouvernements pour qu’ils « entament un dialogue avec l’Etat turc, de manière à faire redémarrer le processus de paix qui était en cours depuis deux ans et demi, et qui a été rompu le 25 juillet 2015 ».

Voici une traduction intégrale de cet appel.

Appel du 29 décembre de l’Union des Municipalités du Sud-Est Anatolien

« Dans le cadre du conflit armé qui a repris dans les régions kurdes de Turquie après les élections du juin 2015, 186 civils ont été tués, dont la plupart sont des femmes ou des enfants, des centaines ont été blessés, et des milliers mis en état d’arrestation. Dix-sept des co-maires membres de notre Union [les municipalités du HDP, parti pro-kurde, ont institué un système de parité homme/femme avec maire et co-maire] sont toujours sous les verrous tandis que 25 d’entre elles ont été suspendues de leur fonction ; des mandats d’arrêt ont été lancés contre six d’entre elles depuis juillet 2015. En présence de telles violations des droits humains, il est urgent de reprendre les pourparlers de paix pour la résolution de la question kurde en Turquie.

« Depuis le mois d’août dernier, en réaction à la reprise de la politique répressive de l’Etat turc, les assemblées populaires de nombreuses villes kurdes ont réclamé l’autonomie. L’Etat turc a répondu à cette revendication, qui vise à créer des structures décentralisées pour réagir contre la centralisation, par une violence d’Etat hors de proportion. Dans toutes les villes kurdes où cette revendication avait été formulée, notamment à Cizre, Sur [vieille ville intra-muros de Diyarbakır], Silvan, Nusaybin, Dargeçit, Silopi et Yüksekova, l’Etat a instauré un couvre-feu qui dure depuis des semaines, au cours duquel des civils ont été tués par les forces de sécurité turques, tandis que la population fuit en masse. Plus de 200 000 personnes ont dû quitter les zones de conflit, et leur nombre va augmenter. En plus, de nombreux bâtiments historiques du quartier de Sur, qui a été inscrit au patrimoine mondial de l’Humanité par l’UNESCO, ont été détruits ou sont en danger de l’être en raison des combats. La mosquée Kurşunlu et le hammam du Pacha, qui datent du XVIe siècle, ont été pris pour cible par les forces de sécurité turques et ont été détruits à un point tel que leur restauration future semble impossible.

« Depuis la reprise du conflit armé, 18 villes de 100 000 habitants ou plus ont subi le couvre-feu, qui dure toujours pour cinq d’entre elles depuis le 21 décembre. Depuis le 14 décembre, les attaques des forces de sécurité dans les zones urbaines ont atteint un nouveau palier dans la destruction. Des blindés et armes lourdes, utilisés d’habitude dans des situations de guerre conventionnelle, sont utilisés par les forces armées turques, dans des villes où vivent des centaines de milliers de personnes. Au cours des dernières semaines, la présence policière et militaire a augmenté de façon spectaculaire dans notre région. D’après les statistiques officielles elles-mêmes, 14 généraux, 26 colonels et 10 000 soldats ont été transférés rien que vers la ville de Şırnak, et on s’attend au transfert de 5 000 autres soldats dans les jours qui viennent. En outre, les rectorats de l’Education nationale à Cizre et Silopi ont demandé à leurs enseignants de quitter ces villes. Le ministère de la Santé a donné pour instruction aux hôpitaux de notre région d’accroitre autant qu’il est possible leurs équipements médicaux, leur personnel et leur stock de médicaments. Toutes les manifestations publiques pour protester contre le couvre-feu et les violations de droits humains sont réprimées brutalement par la police.

« Tout cela nous incite à penser que les violations des droits humains qui ont eu lieu dans notre région depuis les derniers mois vont aller en augmentant et en s’aggravant. C’est pourquoi nous adressons un appel urgent à toutes les forces démocratiques du monde pour s’opposer aux mesures anti-démocratiques de l’Etat turc. Pour éviter d’autres morts et de nouvelles violations des droits humains avant qu’il ne soit trop tard, nous demandons concrètement :

  • que des agences de presse, des reporters, des journalistes viennent dans la zone de conflit pour voir et rendre compte de ce qui s’y passe;
  • que les organisations gouvernementales et non-gouvernementales concernées par les droits humains envoient des délégations pour rendre compte et rapporter les violations perpétrées dans la zone de conflit;
  • que des délégations internationales viennent visiter les co-maires qui ont été arrêtées, et prennent acte de leurs conditions d’internement et des processus judiciaires en cours;
  • que les responsables de la politique internationale appellent d’urgence les parties à retirer leurs forces armées des zones urbaines, ainsi que les armes lourdes, pour rendre possible un cessez-le-feu bilatéral;
  • que les gouvernements rompent leur silence et entament un dialogue avec l’Etat turc, de manière à faire redémarrer le processus de paix qui était en cours depuis deux ans et demi, et qui a été rompu le 25 juillet 2015.

Gültan Kısanak

co-présidente de la GABB

co-maire de Diyarbakır »

EN SYRIE, L'ALLIANCE KURDO-ARABE ANTI-DAECH SE DOTE D’UNE EXPRESSION POLITIQUE

En Irak comme en Syrie, la lutte des Kurdes contre Daech se poursuit. Mais en Syrie, au-delà de l’aspect strictement militaire, l’alliance kurdo-arabe en pointe dans la lutte contre les djihadistes, celle des « Forces Démocratiques Syriennes » (FDS), a décidé de se doter d’une expression politique, ce qui pourrait lui permettre d’être prise en compte au niveau international dans les pourparlers qui s’annoncent sur le futur du pays.

Le 1er du mois, les FDS, soutenues par les Américains, et auxquelles les Russes auraient également livré des armes, ont repris à Daech le barrage de Hassaké, situé à 25 km au sud de la ville du même nom, et ont avancé vers la ville de Shaddadi, à 46 km au sud, qui constitue après Raqqa le second bastion de l’organisation djihadiste dans le nord-est de la Syrie. Leur avance a ensuite été ralentie en raison des mines disposées par les djihadistes. Les FDS sont constituées de plusieurs partenaires, le plus important étant constitué des combattant(e)s kurdes du YPG (hommes) et YPJ (femmes), dépendant tous deux du parti kurde PYD, les autres comprenant entre autres le Conseil militaire syriaque, le groupe tribal arabe al-Sanadid, les brigades Al-Jazira, le groupe Jaish al-Thuwar, et le Bataillon Burkan al-Furat. Depuis sa création en octobre 2015, cette alliance s’est montrée la force la plus efficace dans la lutte contre les djihadistes de Daech, puisqu’elle leur a repris depuis un mois et demi plus de 210 villages. Depuis la création des FDS, d’autres groupes d’opposition ont régulièrement manifesté le désir de s’y intégrer.

Cependant, les Kurdes de Syrie font face à l’hostilité de plus en plus marquée de la Turquie, qui a bombardé leurs positions à de nombreuses reprises, et les FDS comme le PYD ont été ignorés par les organisateurs de la « Conférence de l’opposition syrienne » réunie les 9 et 10 décembre à Riyadh en Arabie Saoudite. En réponse à cette exclusion, s’est tenue au même moment à Derîk (Al-Malikiya) dans la province d’Hassaké, donc en Syrie même, une « Conférence démocratique syrienne » rassemblant les Kurdes du PYD et divers groupes d’opposition, en vue de donner aux FDS une représentation politique.

L’assemblée, qui a rassemblé 103 délégués incluant des représentants de l'Administration Démocratique Autonome (TEV-DEM, administration du « Rojava », c’est-à-dire du Kurdistan syrien) et d’autres groupes politiques kurdes, arabes, turkmènes et assyriens ainsi que des personnes indépendantes, intellectuels, journalistes ou notables tribaux, a discuté l’établissement d’un système politique décentralisé pour la Syrie. « C’est la première fois depuis le début de la crise syrienne qu’une conférence de l'opposition nationale est organisée à l’intérieur du pays, dans des zones libérées du régime despotique et du terrorisme », a déclaré l'organisateur de la conférence, Abdulkarim Omar.

Le 10, la conférence de Derîk a annoncé avoir élu un « Conseil Démocratique Syrien » comptant 42 membres. Ce Conseil s’est immédiatement déclaré prêt à rechercher, en négociant avec le régime, une solution pour une période de transition, celle-ci devant mener à des élections et à une nouvelle constitution préservant les droits des Kurdes dans une Syrie fédérale.

Le même jour, l’Administration autonome du Rojava, après son exclusion des pourparlers de Riyadh, a publié une déclaration rappelant que les participants des rencontres de Vienne souhaitaient « prendre l’initiative de réunir l’opposition syrienne dans une délégation équilibrée afin de négocier directement avec le régime afin de mettre fin à cette guerre sanglante », mais que des pouvoirs extérieurs avaient interféré avec ce projet pour défendre leurs propres intérêts, et qu’en conséquence, « la conférence de Riyadh se déroule sans réelle représentation de toutes les composantes du peuple syrien »  et que son résultat « ne représentera pas les espoirs et les aspirations du peuple syrien, quelles que soient ses appartenances religieuses, ethniques et politiques ». La déclaration conclut que, puisque l’Administration du Rojava a été écartée de cette conférence, elle ne saurait être concernée par ses décisions, qui ont été prises sans consultation avec elle, et qu’on ne saurait donc lui imposer.

Le 18, le secrétaire américain à la défense a déclaré que la coopération des forces spéciales américaines avec les Kurdes de Syrie était un succès. Cette déclaration est intervenue alors que, selon une source proche des discussions sur la Syrie à New York, les Américains comme les Russes envisageraient l’inclusion du Conseil démocratique syrien dans la délégation de l’opposition qui devra entamer des négociations avec le régime. Des rumeurs ont mentionné Salih Muslim et Haytham Manna pour entamer des discussions avec le « Comité Suprême » de 33 membres créé à Riyadh. Manna lui-même avait quitté les discussions de Riyadh pour protester contre l’inclusion de groupes islamistes. Le 16, Sergueï Lavrov avait déclaré que les Kurdes de Syrie « devaient être partie prenante de toute discussion sur l’avenir de la Syrie ». Le nouveau Conseil démocratique syrien, malgré sa création récente, apparaît donc dans une bonne position pour défendre son point de vue dans les futures négociations – probablement au grand dam de la Turquie, qui a toujours plaidé pour l’exclusion des Kurdes de Syrie de tout processus de cet ordre.

Rappelons que le 19, le Conseil de sécurité des Nations Unies a approuvé le plan de paix pour la Syrie. Les Nations Unies doivent présenter au Conseil des options pour contrôler un cessez-le-feu d’ici un mois. Le 24, le Ministre des Affaires étrangères syrien Walid al-Moallem a annoncé en réponse que le gouvernement syrien était prêt à participer aux pourparlers prévus à Genève à la fin janvier, et qu’il espérait que ceux-ci permettraient de former un gouvernement d’unité nationale : « Ce gouvernement, a-t-il déclaré, va former un comité constitutionnel pour travailler à une nouvelle constitution avec une nouvelle loi électorale afin que les élections législatives aient lieu dans un délai de 18 mois, plus ou moins ».

En parallèle avec ces discussions politiques, la situation militaire sur le terrain ne s’est pas détendue pour autant : le 11, un attentat de Daech utilisant trois camions remplis d’explosifs a fait au moins 50 morts et 80 blessés à Tell Tamer, une ville de la province de Hassaké contrôlée par le PYD. Les explosions ont touché tard en soirée un hôpital, un marché et une zone résidentielle. Les victimes semblent en majorité des civils, mais des membres de la sécurité kurde (asayish) ont aussi été touchés.

Le 13, des islamistes appartenant au front Al Nosra, à Ahrar Al-Sham et à d’autres groupes ont lancé des obus de mortier contre le quartier kurde de Cheikh Maqsoud à Alep. Les Kurdes de Syrie ont accusé la Turquie de les soutenir. Suite à la riposte donnée par les YPG à ces attaques, des affrontements à plus large échelle ont commencé. La région d’Afrin (Efrîn), au nord-ouest d’Alep est également assiégée depuis plusieurs semaines par des groupes islamistes, dont le front Al-Nosra. Le 7, Massoud Barzani avait appelé la communauté internationale à soutenir cette région, et à apporter aux civils de l’aide en nourriture et médicaments.

Le 17, des échanges de tirs se sont déclenchés à Qamishlo (nom kurde de Qamishli, ville de la Djéziré syrienne située juste au sud de la frontière turque, face à Nusaybin), cette fois entre Kurdes et milices pro-régime. Ces affrontements ont démarré quand les asayish ont arrêté  un combattant pro-régime ivre qui avait tiré vers un policier de la circulation kurde, et ont redémarré de plus belle le lendemain lorsque des miliciens du régime ont tenté d’incorporer dans l’armée syrienne de jeunes résidents de Qamishlo : administration du Rojava et gouvernement de Damas sont en concurrence à propos de la conscription militaire – d’ailleurs souvent contestée dans les deux cas par les jeunes – dont certains à Qamishlo se plaignent d’avoir à faire leur service militaire deux fois…

En fin de mois, les FDS ont repris leur avance vers le sud à partir de Kobane. En juillet dernier, avant la création formelle de l’alliance kurdo-arabe,  les combattants avaient déjà chassé l’organisation djihadiste de la ville de Sarrin, dans la province d’Alep. Le 23 en soirée, les FDS, soutenues par des frappes aériennes américaines, ont lancé une nouvelle attaque contre Daech au sud de cette ville, avec pour objectif de libérer les zones s’étendant jusqu’au barrage de Tishrin, sur l’Euphrate. Le 24, elles se trouvaient à 12 km du barrage, engagées selon l’OSDH (Observatoire syrien des droits de l’homme) dans de violents combats avec les djihadistes sur la rive est de l’Euphrate. Elles sont parvenues le 27 à reprendre à Daech le barrage de Tishrin.

Quelques jours plus tard, le 30 au soir, Qamishlo a été frappée par plusieurs attentats suicides de Daech, qui ont fait au moins 16 morts et plus de 22 blessés dans deux restaurants situés dans des quartiers chrétiens contrôlés par les forces pro-régime et un centre de jeunesse ; les YPG ont réussi à empêcher in extremis une quatrième explosion en abattant à temps le porteur de bombe.

KURDISTAN D’IRAK : ENLISEMENT DU PROCESSUS POLITIQUE ET CRISE ECONOMIQUE

La Région du Kurdistan d’Irak se trouve toujours sous la menace de l’organisation djihadiste Daech, et ce dans un contexte particulièrement délicat, alliant des tensions politiques internes – par ailleurs continuellement réactivées par une crise économique majeure – et des tensions externes : celles, récentes, entre Bagdad et Ankara à propos de la présence de soldats turcs dans la région de Mossoul. Tout ceci alors que les relations entre le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et le gouvernement central irakien apparaissent toujours aussi difficiles…

Depuis ce « réveil douloureux » de l’été 2014, lorsque Erbil avait brusquement semblé sur le point de tomber aux mains de Daech, la menace djihadiste pourrait sembler s’être atténuée. C’est en partie vrai, mais c’est aussi que les médias ont tourné depuis leurs caméras vers d’autres événements : la menace est toujours bien présente, et Daech, repoussé, n’a pas pour autant abandonné ses projets. Les pechmergas, dont plus de 1 300 sont tombés au combat depuis l’été 2014, continuent à repousser régulièrement ses attaques. Ils ont ainsi le 1er du mois abattu au-dessus de leurs lignes un drone de reconnaissance des djihadistes, avant de repousser le 17 une offensive dans la province de Ninawa (Ninive), au nord et à l’est de Mossoul, dont une partie visait la base de Bashiqa, où se trouvent justement ces soldats turcs dont la présence a fait monter récemment le ton entre Bagdad et Ankara. Ankara a d’ailleurs annoncé que quatre de ses soldats avaient été blessés dans l’attaque. Deux pechmergas ont été tués dans des attaques suicides, mais deux autres djihadistes ont été abattus avant de pouvoir faire détonner leur charge. Il y aurait eu plus de 70 djihadistes tués, sans que ce chiffre ait pu être confirmé indépendamment.

Puis le 27, les forces spéciales kurdes ont mené avec l’assistance en conseil de commandos américains un raid de nuit visant une cache djihadiste au sud-est de la localité arabe de Hawijah, au cours duquel plusieurs commandants de Daech ont été tués. Pour mémoire, c’est le lendemain, le 28, que l’Irak a annoncé avoir totalement repris aux djihadistes la ville de Ramadi. Ce même jour, quatorze pechmergas ont été tués dans une attaque suicide dans la région de Sinjar, au nord-ouest de Mossoul, alors qu’ils terminaient le nettoyage des engins explosifs laissés sur place par les djihadistes dans trois districts de cette région, pour que la population puisse y revenir.

Le commandement des pechmergas continue à se coordonner avec la coalition internationale, et en particulier avec les Américains, pour discuter de la reprise de Mossoul, dont le barrage, à présent repris par les pechmergas lors de combats au cours desquels il a été très endommagé, devrait voir sa protection renforcée par un contingent italien de 450 hommes : la société italienne Trevi a en effet obtenu un contrat de 1,83 milliards d’Euros pour y effectuer des réparations – mais la situation militaire n’a pas encore permis de les entamer.

Ces opérations militaires incessantes prennent place alors que le Gouvernement régional éprouve de plus en plus de difficultés à remplir ses obligations financières. En effet, alors que le budget du GRK dépend quasiment en totalité de ses ventes de pétrole, le prix du baril est tombé de 130 $ en 2013 à 31 $ en décembre 2015, tandis qu’il doit toujours assurer les salaires de près de 1,4 million de fonctionnaires, assister plus de 1,8 million de réfugiés et de déplacés se trouvant sur son territoire, et payer en sus des montants importants dus aux compagnies pétrolières opérant sur son sol, comme DNO (Norvège) et Genel Energy (USA). Les montants concernés pourraient dépasser deux milliards de dollars, et peut-être atteindre six milliards, et le problème se fait de plus en plus pressant : un tribunal de Londres a en début de mois ordonné au GRK de payer sous 28 jours près de deux milliards de dollars à la compagnie émiratie Dana Gaz. Le GRK a déjà dû emprunter 730 millions de dollars par mois, et la situation économique a eu un impact sur la lutte contre Daech : un plan visant à créer trois nouvelles brigades de pechmergas qui auraient bénéficié d’une assistance spéciale des Américains a dû être abandonné, le GRK ne pouvant prendre en charge les soldes de ces nouvelles troupes, et des bruits courent selon lesquels certains pechmergas, contraints d’acheter leurs propres munitions, auraient fini par quitter le front, démoralisés. 

Les retards de paiement des fonctionnaires de la Région, notamment les enseignants, ont provoqué des tensions sociales qui viennent s’ajouter à celles causées par l’impasse politique ou se trouve la Région du Kurdistan depuis la fin juridique en août dernier du mandat de Massoud Barzani comme président de la Région fédérale. De graves désaccords s’en étaient suivis entre partis politiques – en particulier entre le PDK, parti de Massoud Barzani, et le mouvement Gorran, ou « Changement », issu d’une scission de l’UPK de Jalal Talabani, maintenant majoritaire dans la partie sud-est de la Région, le PDK conservant une forte majorité dans le nord-ouest. Bien que des discussions continuent entre les cinq principaux partis politiques du Kurdistan pour tenter de trouver un terrain d’entente, elles butent jusqu’à présent sur deux refus : le PDK refuse en effet d’autoriser le président du parlement kurde, appartenant à Gorran, à regagner son poste à Erbil et refuse également de réintégrer les quatre ministres de cette formation démis par le Premier ministre PDK en octobre, et Gorran refuse quant à lui de discuter de quoi que ce soit si ces demandes ne sont pas d’abord satisfaites… En conséquence, le fonctionnement du parlement de la Région se trouve quasiment au point mort depuis octobre dernier. Le PDK accuse Gorran d’avoir incité les attaques contre ses bureaux qui ont eu lieu dans l’est de la Région à la fin 2015 et ont abouti à la mort de plusieurs de ses cadres et demande au mouvement de réintégrer l’opposition. Gorran nie de son côté toute responsabilité dans ces événements et exige de revenir au gouvernement.

Cet enlisement du processus politique interne à la Région du Kurdistan d’Irak survient à un moment où la situation économique de celle-ci se dégrade fortement. Selon la Banque mondiale, la croissance de la Région a été seulement de 3% l’an dernier, contre 8% en 2013. Le taux de chômage aurait doublé durant les deux dernières années. Cependant, la Région ne disposant pas encore d’un observatoire statistique fiable, les chiffres eux-mêmes sont sujets à caution : la pire estimation est celle du porte-parole du Syndicat des investisseurs, Mala Yassin Mahmoud, qui a estimé le 2 du mois le taux de chômage à 20-25%, ajoutant que 700 000 personnes avaient perdu leur emploi dans le secteur privé depuis 2013. Le responsable de la Direction des Statistiques de Sulaimaniya, Mahmoud Othman, a quant à lui avancé des chiffres un peu moins élévés : un taux de chômage de 7% en 2013 et de 10% en 2014, ajoutant qu’il n’y avait pas de statistiques fiables pour 2015 et que, vu le nombre important de fonctionnaires, il était « ridicule » de parler de 700 000 pertes d’emploi dans le privé.

Cependant, une étude coordonnée en août dernier entre Banque mondiale, Ministère de la planification et Bureau des Statistiques du GRK a calculé un niveau de chômage en augmentation régulière de 2013 (avant la guerre avec Daech et la crise des réfugiés) à 2015, passant de 6,3% à 12%, et surtout des seuils de pauvreté en augmentation considérable sur la même période dans les trois gouvernorats de la Région kurde, puisqu’ils seraient passés de 3,5% à un niveau record de 12%. Plus que les taux de chômage proprement dits, les seuils de pauvreté sont des indicateurs réalistes des tensions sociales en cours dans une Région où les niveaux de protection sociale n’ont rien à voir ce qui a cours en Europe…

Pour assurer ses paiements, le GRK a recouru à plusieurs moyens d’ « urgence ». Pour trouver des liquidités à court terme, il a commencé par saisir les fonds déposés dans les agences locales de la Banque centrale irakienne. Cette mesure, à l’origine provisoire, instituée lorsque le précédent Premier ministre irakien Nouri al Maliki avait coupé le budget fédéral alloué à la Région kurde suite aux désaccords concernant la gestion du pétrole, a été prolongée par nécessité. Puis courant 2015, le GRK a tenté d’émettre 500 millions de dollars en bons. Le gouvernement central s’est opposé à cette mesure, mais de toute manière, la chute drastique du prix du pétrole a enterré le projet.

A plus long terme, le GRK a envisagé divers moyens d’augmenter ses revenus et de simultanément réduire ses dépenses. Concernant le premier point, il a prévu d’augmenter les exportations de pétrole à 1 million de barils par jour contre 650 000 actuellement, afin de payer ses salaires en janvier 2016. Il faut cependant noter que les difficultés rencontrées par le GRK pour payer les compagnies pétrolières travaillant sur son sol risquent d’avoir des conséquences à long terme sur la production pétrolière en remettant en cause des investissements qui auraient justement permis d’augmenter la production. Plusieurs compagnies ont fait des annonces en ce sens, mais des paiements ont commencé depuis.

Concernant la réduction des dépenses, le Ministère de l’électricité a annoncé le 11 qu’il prévoyait à partir de mars 2016 de limiter la fourniture des ménages à 20 A par logement, avec l’espoir que cela permettrait de fournir de l’électricité 24h/24. Il est vrai que la population de la Région est passée de 3,8 millions en 2003 à 5,5 en 2015, ce à quoi il faut ajouter près de 1,8 millions de réfugiés, sachant que le GRK fournit aussi une grande partie de l’énergie nécessaire aux territoires dits contestés, parce que situés hors de sa juridiction, mais qu’il contrôle depuis juillet 2014, par exemple la ville de Kirkouk… Les besoins sont ainsi passés à 5 000 MW, alors que la production n’est que de 2 800 MW. Le bureau des investisseurs du Kurdistan a même suggéré de privatiser le Ministère de l’électricité.

Enfin, le Conseil des ministres du 20 décembre, consacré spécifiquement à la situation économique, a décidé de coupes budgétaires, notamment 50% à 30% selon le grade sur les salaires des officiels de haut rang, et des mesures plus drastiques ont été annoncées le 30 comme la fusion en 2016 d’un certain nombre de ministères.

L’Irak est également confronté à des difficultés. Le 21, la Banque centrale irakienne a dévalué le dinar de 1,37% par rapport au dollar, ajustant le taux du dollar de 1 166 à 1 182 dinars. Le même jour, le ministre irakien du pétrole, Adel Abdul Mahdi, a indiqué que  Bagdad et Erbil n’avaient toujours pas réussi à trouver un accord sur la question de la gestion du pétrole…

Selon un rapport des parlementaires Farsat Sofi et Goran Azad publié le 24, le GRK accumule actuellement une dette de 18 milliards de dollars. Le budget 2015 ayant été en déficit de 8 000 milliards de dinars (environ 6,8 milliards de dollars), et, toujours selon eux, celui de 2016 devrait l’être de 3 000 milliards de dinars (environ 2,5 milliards de dollars en tenant compte du nouveau taux de change).

C’est dans ce contexte militaire, économique et politique compliqué que la Région du Kurdistan se trouve quelque peu prise dans les tensions croissantes opposant Bagdad et Ankara à propos de la présence de soldats turcs sur la base de Bashiqa, non loin de Mossoul. Massoud Barzani, ne voulant manifestement pas se laisser entraîner à prendre ouvertement parti dans l’affaire,  a tenté l’exercice difficile de se poser en médiateur entre les deux protagonistes. Pour une Région du Kurdistan irakien enclavée et menacée militairement, le jeu de balance est délicat : pas question d’une brouille avec une Turquie au nord constituant le seul chemin possible pour les exportations de pétrole nécessaires au rétablissement de l’assiette économique de la Région, mais il faut aussi éviter de trop dégrader les relations avec Bagdad au sud, qui refuse précisément à la Région du Kurdistan les prérogatives d’exportation du pétrole qu’elle réclame. Mais qu’a Bagdad à offrir aux Kurdes d’Irak en termes d’assistance (ou même d’attractivité) économique ?

Selon Nuri Usman, directeur du Bureau de coordination du Kurdistan, 2016, année de réformes économiques, sera encore plus difficile que 2015…