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Bulletin N° 345 | Décembre 2013

 

TURQUIE : UN VASTE SCANDALE DE CORRUPTION DÉSTABILISE LE GOUVERNEMENT

Le 17 décembre, 52 personnes ont été arrêtées lors d’un raid policier opérant à la fois à Istanbul et Ankara, dans le cadre d’une enquête portant sur des accusations de fraude  et de corruption dans des appels d’offre. 29 d’entre elles, dont 2 fils de ministres en exercice, ont été maintenus en détention dans les locaux de la brigade financière tandis qu’un autre fils de ministre était interrogé dans les locaux de la brigade contre le crime organisé.

Les trois ministres dont les fils ont été arrêtés sont le ministre de l’Intérieur Muammer Güler, le ministre de l’Économie Zafer Çağlayan et le ministre de l’Urbanisation et de l’environnement Erdoğan Bayraktar.

D’autres personnalités fort en vue dans le monde politique ou des affaires figurent aussi parmi les suspects, tels le magnat du bâtiment Ali Ağaoğlu, le directeur général de Halkbank Süleyman Aslan, un homme d’affaire de nationalité iranienne Reza Zarrab, le maire de Fatih (municipalité d’Istanbul) Mustafa Demir, ainsi que des des employés des ministères de l’Environnement et de l’Économie, selon le journal Hürriyet.

Le directeur général d’Emlak Konut, la plus importante société immobilière de Turquie a aussi été convoqué par la police pour y être entendu. 

C’est seulement le 25 décembre que Recep Tayyip Erdoğan a annoncé un remaniement ministériel, après que les trois ministres mis en cause dans le scandale ont démissionné. Sur vingt ministres au gouvernement, dix ont été remplacés, dont trois (ceux de la Justice, des Affaires familiales et des Transports) devaient de toute façon quitter leurs fonctions en vue de leur candidatures aux futures municipales.

Mais tout en « épurant » son gouvernement, le Premier Ministre a contre-attaqué en parlant de « complot aux ramifications internationales » pour déstabiliser l’économie du pays et « porter atteinte à l’avenir de la Turquie ». Il a mis en cause directement la confrérie religieuse de Fetullah Gülen, son ancien allié politique, depuis 2007, contre les milieux nationalistes et l’armée, mais avec qui le torchon brûle depuis plusieurs années, et qui est très influent dans les milieux de la police et de la magistrature. En février 2012, c’est le chef des services secrets (MIT) Hakan Fidan, alors en pleines négociations avec Abdullah Öcalan, le leader du PKK, qui était visé par une procédure d’accusation lancée par des procureurs proches de la confrérie (le mouvement Gülen a toujours été très hostile au PKK, d’autant que sa confrérie s’inspire du mouvement Nurcu et de Saïd Nursi, des mouvements néo-soufis kurdes, et Öcalan ne s’est pas privé, au début 2013, de dénoncer le « complot des gülenistes »). Dernier grief des pro-Gülen : la suppression prévue par le gouvernement des cours privés donnés par la confrérie (en vue du concours d’entrée des lycéens aux universités et écoles supérieures qui décide de leur orientation en fonction de leurs résultats), source juteuse de revenus.

Profitant des déclarations du gouvernement dénonçant la mainmise des gülenistes sur lappareil politico-judiciaire, l’armée, qui avait été décapitée par les condamnations de centaines des leurs dans l’affaire du complot militaro-nationaliste Ergenekon, a déposé, le 27 décembre, une requête pour que 275 officiers, élus et journalistes dont l’ancien chef d’état-major Ilker Basbug, condamné à perpétuité, soient rejugés : « Si la justice a manipulé des dossiers à des fins politiques, elle doit rouvrir les procès Ergenekon et Balyoz, basés sur des accusations fabriquées à partir de preuves manipulées ».

 

Le 29 décembre, en effet, le tout nouveau ministre de la Justice, Bekir Bozdag, avait tenu un discours d’apaisement  en direction de l’armée, qui ne digère pas la lourdeur des condamnations prononcées en août 2012 : « «Il peut y avoir des injustices au niveau de la loi. Cela s'est passé hier et cela se produit de nouveau aujourd'hui. Des injustices ont été commises envers certains dans le passé et aujourd'hui, elles sont commises envers d'autres. Demain, il se peut qu'elles soient commises envers un autre groupe. Ce que nous devons faire, c'est nous unir contre les injustices et les actes qui pourraient être en violation avec la Constitution et la loi». Dans le même temps, le vice-président du groupe parlementaire de l’AKP, Mustafa Elitas, avait déclaré au journal Hürriyet, que son gouvernement pouvait envisager un nouveau jugement des officiers condamnés, notamment en amendant la loi afin d’autoriser la tenue de nouveaux procès. Mais 2 jours plus tard, le 31 décembre, le Vice-Premier ministre Bülent Arinç a rejeté toute possibilité de re-juger les officiers convaincus d’avoir trempé dans le complot « Ergenekon ».

KURDISTAN D’IRAK : ASSASSINAT D’UN JOURNALISTE

Le 6 décembre, des hommes armés ont abattu un journaliste enquêtant sur des affaires de corruption.

Kawa Ahmed Germyani, rédacteur en chef du magazine Rayal et correspondant du journal Awene était âgé de 32 ans. Il a été blessé par des tirs l’atteignant à la tête et à la poitrine sous les yeux de sa mère, alors qu’il se trouvait à son domicile, à Kalar, province de Suleïmanieh, en soirée. Transporté à l’hôpital, il est est mort peu de temps après.

 

Kawa Germiyani avait reçu auparavant des menaces de mort et il était également poursuivi en justice par plusieurs hommes politiques et responsables de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) qu’il avait mis en cause dans ses articles.

 

Reporters sans Frontières a immédiatement condamné le meurtre et a accusé les autorités de la Région du Kurdistan d’Irak de n’avoir pas fourni de protection au journaliste qui se savait menacé.

 

« Nous sommes horrifiés par l’assassinat de Kawa Germyani. Nos plus sincères condoléances vont à sa famille et à ses collègues. Connu pour son professionnalisme et ses enquêtes sur des affaires de corruption et de népotisme dans la région du Kurdistan irakien, le journaliste se savait menacé. Il avait d’ailleurs alerté les autorités de la région sur les menaces qui pesaient contre lui. Ce crime aurait pu être évité si ces mêmes autorités locales avaient pris les mesures nécessaires afin d’assurer sa protection. »

Le même jour, 7 décembre, des centaines de personnes, des journalistes, mais aussi des écrivains, des avocats, des universitaires ont manifesté à Suleïmanieh, devant les bureaux du parlement kurde, ainsi que dans les villes de Kalar et Kifri. Le 9 janvier, plusieurs dizaines de journalistes, de représentants d’organisation de la société civile et plusieurs députés manifestaient à leur tour devant les locaux de l’ONU à Erbil, à qui ils ont remis un memorandum. Les protestataires brandissaient aussi des pancartes, des posters et des photos du journaliste assassiné, avec le slogan « Oui, oui à la liberté, non, non aux meurtres de journalistes. »

Le dirigeant de Zar, une organisation de défense des libertés, Hajar Anwar a même été jusqu’à réclamer auprès de l’ONU en Irak (UNAMI) l’envoi d’une « force internationale  pour protéger les vies des journalistes » en plus d’une équipe internationale pour enquêter sur le meurtre.

Hajar Anwar a en effet rappelé que les autres affaires de meurtres de journalistes qui se sont produits dans la Région kurde ou à Kirkouk,, comme ceux de Soran Hama et Sardasht Osman, n’ont jamais été élucidées. Il a appelé aussi toutes les organisations de la société civile, les intellectuels et les artistes à poursuivre leur sit-in afin de faire pression sur le Gouvernement régional du Kurdistan, accusé d’indifférence au sujet des meurtres de journalistes.

 

Le 11 décembre, des journalistes ont également manifesté devant le Conseil des ministres. Sortant parlementer avec eux, le porte-parole du gouvernement, Safeen Diyazee a promis que l’enquête suivrait son cours et que le cabinet avait décidé de former une commission à cet effet.

 

Déjà, le 9 décembre, quatre suspects avaient été arrêtés à Kalar, sans que leur identité soit révélée. 

Mais dans cette affaire, le principal suspect a été, dès le début, un responsable militaire de l’Union patriotique du Kurdistan, Mahmoud Sangawi, qui avait été mis en cause dans un article de la victime et avait en juillet 2012, menacé par téléphone le journaliste. Mais Kawa Germiyani avait enregistré cet appel et l’avait diffusé, tout en portant plainte contre Sangawi pour ses menaces. Il avait réclamé, en vain, une protection des autorités, et même du consulat américain, sans succès.

Le 18 décembre, le ministre de l’Intérieur de la Région a publié sur le site Internet du ministère un communiqué informant que Mahmoud Sangawi était disposé à comparaître mille fois devant un tribunal au sujet de l’assassinat de Kawa Germiyani, indiquant qu’il avait jusqu’ici reçu trois appels téléphoniques de la cour de Kalar..

Finalement le 7 janvier, Mahmoud Sangawi a été amené auprès du juge chargé de l’enquête, qui l’a interrogé deux heures, avant de décider de son maintien en détention. Le suspect a demandé à être renvoyé au ministère des Peshmergas pour y être arrêté, souhaitant sans doute relever d’une instruction militaire, mais sa requête a été rejetée.

 

Depuis 2008, quatre journalistes kurdes ont été assassinés. Le Dr. Abdul Al-Sattar, un universitaire âgé de 74 ans, avait été tué à Kirkouk le 10 mars 2008, après avoir écrit dans le journal Lvin où il critiquait les dirigeants kurdes de ne pas œuvrer assez énergiquement pour la réintégration de Kirkouk dans la Région.

 

En juillet 2008, toujours dans la province de Kirkouk (hors GRK, donc), le journaliste Soran Mama Hama avait été abattu par des tireurs non identifiés. Il travaillait lui aussi pour le journal Lvin.

 


Dans la Région même du Kurdistan, à Erbil, Sardasht Osman avait été enlevé en mai 2010 et retrouvé mort à Mossoul quelques jours plus tard. Il avait écrit plusieurs articles critiquant le népotisme de la famille Barzani.

 

Plus récemment, en octobre 2013, des hommes armés ont tenté de tuer à Suleimanieh Shasiwar Abdul Wahid, homme d’affaire et propriétaire de la chaîne de télévision NRT qui avait déjà fait l’objet de deux attaques dans le passé.

Dans son communiqué, Reporters sans Frontière a accusé les autorités kurdes de n’avoir mené que des « simulacres d’enquête » au sujet de ces meurtres. Avec l’arrestation de Mahmoud Sangawi, c’est la première fois qu’un responsable politique est mis en cause et arrêté par la justice.

 

Le 12 décembre, la Commission indépendante des droits de l’homme au Kurdistan a donné une conférence de presse au sujet de son rapport annuel. La présidente de la commission, Zeya Betruss Slewa, a déclaré qu’en dépit d’améliorations dans le domaine des droits de l’homme, le Kurdistan connaissait toujours des difficultés. Un grand nombre de détenus attend ainsi d’être jugés. La Commission a également appelé à la révision des procès de 183 condamnés à mort.

 

 

Pour la seule année 2013, une centaine de personnes ont perdu la vie sur les lieux de leur travail en raison des mesures de sécurité défectueuses et de leurs conditions de travail. Enfin, le droit à l’information des journalistes et leur sécurité reste toujours un problème récurrent.

 

SYRIE : LA CONFÉRENCE DE GENÈVE 2 DIVISE LES KURDES

La tenue prochaine de la seconde conférence de Genève, le 22 janvier, n’a pas éteint les dissensions entre les Kurdes de Syrie, dissensions avivées par la récente déclaration d’autonomie unilatérale du « Kurdistan occidental » qui a irrité à la fois les Kurdes du Conseil national kurde, le président du Gouvernement régional du Kurdistan, la Coalition nationale syrienne et la Turquie.

 

Malgré cela, les tentatives de conciliation entre le PYD (PKK syrien) et le reste des Kurdes syriens, ainsi qu’avec le Gouvernement régional du Kurdistan d'Irak, n’ont cessé de de multiplier durant le mois de décembre, mais finalement sans grand succès, l’ensemble des Kurdes sentant à la fois le besoin de former un front uni à Genève, sans pourtant avoir pu concrétiser cet objectif, et en en rejetant volontiers la faute les uns sur les autres.

 

Salih Muslim, dont les relations avec Massoud Barzani s’étaient fortement détériorées cet automne, a dans un entretien accordée à l'agence de presse ANF, le 12 décembre, appelé les Kurdes à participer à Genève en tant que délégation « indépendante », c’est-dire non comprise dans la Coalition nationale syrienne, ce que le Conseil national kurde avait prévu, étant membre de cette Coalition.  

 

Au même moment Leyla Zana (député du parti kurde de Turquie BDP ) et Osman Baydmir (maire de Diayarbakir) qui avaient rencontré Massoud Barzani dans cette ville lors de sa dernière visite se sont tous deux rendus à Erbil pour entreprendre une médiation entre le PYD et le parti PDK de Barzani.

 

Le 17 décembre, dans une déclaration conjointe, le PKK et le PDK  annonçaient qu’un accord avait été obtenu au sujet de la participation des Kurdes au sommet de Genève II, prévu le 22 janvier. Le même jour, tous les Kurdes syriens se réunissaient à Erbil, pour tenter de réactiver les accords signés entre le PYD et le CNK en juillet 2012, poussés dans le dos à la fois par Barzani et par le PKK, comme l’a reconnu un responsable du Conseil exécutif de l’Union des Communautés du Kurdistan (KCK-PKK), ainsi que la remise en marche effectif du Conseil suprême kurde (CSK, une plate-forme comprenant les parties pro-PYD et pro CNK) : 

 

« Notre peuple, des quatre parties du Kurdistan, était très inquiet de la désunion et de l’incompatibilité [des positions] qui amenaient l’affaiblissement de la révolution. La discorde et la confusion n’affaiblissent pas que la révolution du Rojava mais créent des obstacles sur la route de l’unité nationale. Le résultat des contacts entre le PKK et le PDK est la tenue d’une rencontre entre les partis du « Rojava » (Kurdistan syrien) et la relance du Conseil suprême national kurde . C'est un pas très important. »

 

 

Le ton était peut-être un peu trop optimiste car les représentants du PYD ont fait aussitôt après une déclaration moins définitive et triomphaliste sur le résultat des pourparlers et ont tenu aussi à affirmer leur propre pouvoir de décision, même par rapport au PKK, comme le souligne Aldar Xelîl, membre du Conseil suprême kurde et membre du PYD :

 

« Nous participons à la rencontre d’Erbil parce que nous respectons tous les partis kurdes. Nous espérons que Qamishlo deviendra un centre de résolution des conflits [C'est à Qamishlo qu'a été proclamé le "gouvernement autonome"].  Nous ne sommes pas contre le fait que les partis kurdes veuillent nous aider à régler nos problèmes, mais en tant que partis et organisations du Rojava  nous avons le pouvoir de décision. »

 

 

Au deuxième jour de pourparlers entre les Kurdes syriens, on discutait encore sur une participation de l’Assemblée des peuples du Rojava (la nouvelle administration autonome) et du Conseil suprême kurde à Genève en tant que délégation indépendante et non au sein de la Coalition nationale syrienne, nonobstant le fait que les puissances internationales organisatrices de la conférence n'allaient certainement pas accepter les Kurdes comme force indépendante. Il a été aussi débattu de la formation d'une commission pour enquêter sur certains « incidents », particulièrement sur une manifestation anti PYD réprimée dans le sang à Amude. La détention par les services de sécurité du PYD de certaines personnalités politiques proches de partis qui lui sont opposés, voire hostiles, comme Al Parti ou Azadî, et leur éventuelle remise en liberté, ont été aussi débattues : les partis du CNK en ont fait une condition obligatoire pour la reprise de relations normales avec le PYD, l’Assemblée du peuple de Rojava appelle de son côté à une enquête sur les motivations des "attaques" contre le PYD qu’elle présente comme menées par des islamistes et présente ces détentions comme relevant du maintien de l’ordre et de la loi, et non pour raisons politiques.

 

 

Si bien que le 20 décembre, la réunion allait vers un constat d’échec, aucun accord n’ayant été trouvé sur les modalités de la participation à la conférence de Genève, de même, aucun accord n’a été trouvé concernant la participation du CSK à la nouvelle administration autonome du Kurdistan de Syrie. Nuri Brimo, porte-parole du Parti démocratique kurde syrien, interviewé par le journal arabe Asharq al Aswat en a rejeté la faute sur le PYD qu’il accuse de contrevenir aux accords d’Erbil avec ses « idées individualistes où ils insistent toujours pour avoir une position de leadership concernant les problèmes kurdes en Syrie et ne permettent pas aux autres partis d’avoir part aux prises de décisions. »

 

Les principales revendications du PYD à cette rencontre portaient sur la reconnaissance de la nouvelle autonomie récusée par les autres partis kurdes, comme l’a indiqué le porte-parole du PYD, Alan Semo au journal Al Monitor : « Le CSK doit être reconnu formellement comme un représentant légitime des Kurdes syriens et ses objectifs doivent être respectés et soutenus par les partis kurdistani et tous les partis kurdes doivent avoir foi en l’administration provisoire nouvellement mise en place au Rojava, et le PDK doit formellement encourager les partis kurdes syriens à soutenir cette administration pour une stratégie kurde nationale unifiée. » Ce qui revient, en fait, à demander au PDK d’entériner ce que le CNK et lui-même dénoncent comme une mainmise du PYD sur le Kurdistan de Syrie.

 

Le Conseil national kurde, souhaitait, lui, la réouverture de la frontière de Semalika-Pesh Khabour (que le PYD et le PDK s’accusent mutuellement de « fermer » depuis des mois) la libération des prisonniers politiques et sa participation aux prises de décision dans le gouvernement kurde unilatéralement proclamé par le PYD. Selon Brimo, ce dernier ayant rejeté ces revendications comme « impossibles » les discussions en sont restées au point mort.

 

Nuri Brimo a ajouté que Massoud Barzani était très mécontent de la mésentente des Kurdes de Syrie et insistait sur le fait que si les accords d’Erbil avaient réellement été appliqués, « aucune de ces tensions ne serait apparue ».


Dans le même temps, Ahmed Jarba, président de la Coalition nationale syrienne, a réitéré que le Conseil national kurde sera représenté à Genève par Abdel-Hamid Darwish, le secrétaire du Parti progressiste kurde en Syrie, et fera partie de l’opposition syrienne, indépendamment du PYD, donc qui ira aux côtés des représentants de Bashar Al Assad et du gouvernement syrien.

 

 

Trois jours après, Ilham Ahmed, du PYD et membre du Conseil suprême kurde, a qualifié ces propos de « tentatives de diviser le peuple kurde » et de vouloir créer « un nouveau Lausanne, via un fait accompli, en empêchant l’unité des Kurdes ». Ilham Ahmed a redit que « des progrès » avaient lieu dans les débats en cours :

 

« Le principal objectif est de participer à Genève II en tant que délégation indépendante et de faire de la question kurde un des principaux points à l’ordre du jour. Nous croyons que cela doit être une condition préalable à la participation, car nous ne voulons pas qu’un nouveau Lausanne [traité de] soit imposé aux Kurdes. Il est impossible d’instaurer une Syrie démocratique sans résoudre la question kurde. Un consensus doit être atteint sur ce point, mais les discussions se poursuivent. » (Firat News)

 

Au sujet du gouvernement autonome, Ilham Ahmed a tout autant nié également que les choses en soient au point mort :

 

« [Concernant le gouvernement autonome ] : Il y a la question de la reconnaissance du CSNK et s’il y sera impliqué. Ils acceptent le fait que que le Kurdistan occidental a besoin d’une administration, mais il y a des problèmes sur comment ils y participeront. Le moyen correct est que cette administration soit élue par le peuple. Laissons les gens décider ce qu’ils souhaitent. Ce ne sera pas un problème pour nous. Cependant, les discussions continuent au sein  du CSK sur ce sujet. »

 

 

Sur les propos d’Ahmad Al Jarba concernant la « collaboration » du PYD avec le Baath : 

 

[Ahmad al Jarba] se demande comment il pourrait y avoir une telle administration quand les forces du régime [syrien] sont toujours présentes.  Nous trouvons significatif qu’une telle déclaration [soit faite] au moment où les Kurdes sont en pourparlers. Tout comme ils ont divisé les Kurdes au début et se sont rattachés certains d’entre eux, maintenant ils unissent leurs efforts et essaient d’empêcher ce qui est en train de se produire. »

 

Et Ilam Ahmad de réaffirmer le caractère « démocratique » de la gestion actuelle du Rojava…

 

Le 25 décembre, on annonçait enfin qu’une délégation unifiée partirait à Genève II et qu’un accord en 10 points avait été conclu entre le PYD et le CNK. En plus de la résolution de partir ensemble à Genève, il comprend l’ouverture du poste frontière de Semalika (le côté sous contrôle du PYD) ; la libération de tous les détenus politiques emprisonnés par le PYD (même si le porte-parole des Asayish du Rojava, Ciwan Ibrahim, a déclaré à la presse qu’il n'y avait aucun prisonnier politique dans ses prisons, juste des gens arrêtés pour « terrorisme » et « actes illégaux »; la formation d’une commission de 11 personnes, dont des activistes indépendants pour les droits de l’homme, chargée d’enquêter sur les événements sanglants d’Amude et de Tell Ghazal, où des civils avaient été tués, ce dont on accuse le PYD ; les partis sont enfin d’accord pour décerner le titre de « martyrs du combat pour la démocratie au Kurdistan occidental » à tous ceux qui ont perdu la vie en luttant contre le régime.

 

Selon Zara Saleh, membre du Parti kurde de l’unité, le CNK et le PYD se seraient mis d’accord pour réclamer à Genève une Syrie laïque et fédérale.

 

Par contre, aucun accord n’a pu être trouvé concernant le gouvernement d'administration autonome du PYD et les débats ont été repoussés au 15 janvier.

 

Mais toute la question est de savoir si une délégation kurde indépendante, ni dans l’opposition ni dans les rangs du régime, allait être être acceptée par les organisateurs de Genève II et ce ne semble pas être  le cas pour le moment, aucun parti kurde n’ayant reçu d'invitation à ce jour, malgré une campagne organisée par le PYD et ses alliés, comme le BDP, réclamant qu’une délégation kurde soit admise à Genève.

 

Devant cet état de fait, il semble que les partis membres du CNK maintiennent leur position première de se rendre à Genève II en faisant partie de la Coalition syrienne, comme cela était prévu, ce que critiquent les partis proches du PYD.

 

 

Pour finir, si le CNK part à Genève au sein de la Coalition Syrienne, on ne sait encore si le PYD ira avec les représentants du régime, comme l’avait affirmé Al JArba. On ne sait d'ailleurs pas non plus si la Coalition syrienne ira elle-même à Genève comme peinent à l'en convaincre les Amis de la Syrie.

 

IRAN : PEUT-ON ENCORE SAUVER LE LAC D’URMIA ?

Alors que depuis plusieurs années, scientifiques et écologistes tirent la sonnette d’alarme au sujet de l’assèchement dramatique du lac d’Urmia, situé en Iran, à cheval sur les provinces du Kurdistan et d’Azerbaïdjan occidental, la situation, déjà préoccupante en 2010 alors que 60% de son eau s’était tarie, ne n’est pas améliorée en quatre ans.

En 1995, la surface du lac était de 6100 km2, pour seulement 2 366 en août 2011. Selon Hassan Abbasnejad, le directeur général de la protection environnementale de la province d’Azerbaïdjan occidental, 85% de la surface du lac a été asséchée, et de son étendue originale il ne reste donc plus que 6%, au sud.

En 1971, le lac avait pourtant été déclaré « zone humide d’importance internationale » par la convention de Ramsar et réserve pour la biosphère par l’UNESCO en 1976. Le lac d'Urmia abrite en effet 212 espèces d’oiseaux et c’est un abri essentiel pour nombre de migrateurs, avec ses 102 îles, niches naturelles pour de nombreuses espèces animales, sédentaires ou migratrices. Y vivent aussi 41 espèces de reptiles, 7 amphibies, et 27 espèces de mammifères et c'est aussi le plus vaste habitat naturel pour l'artemia salina, un crustacé qui constitue la nourriture des flamands et d'autres oiseaux migrateurs, qui pourrait disparaître en raison de l’élévation du taux de salinité, provoquée par la concentration des eaux. 

Ce taux de salinité en hausse est aussi une catastrophe pour l’activité agricole de la région et pour la végétation en général. Sont à craindre aussi les fameuses « tempêtes de sel » que l’on voit se former autour de la mer d’Aral, causes de destructions importantes de la faune et de la flore, et aussi à l’origine de graves problèmes de santé publique, avec une recrudescence des maladies respiratoires, des cancers de la gorge et de l’œsophage, des maux affectant les yeux.

Une des causes majeures de cette mort lente du lac d’Urmia sont les barrages de plus en plus nombreux sur les cours d'eaux alimentant le lac, la construction d'une route longue de 130 km, dont une partie traverse le lac avec un pont de près d'un kilomètre et demi, ainsi qu'un barrage sur ce même lac. Les déchets industriels, longtemps incriminés, semblent finalement avoir peu d’incidences.

Pour sauver le lac, il faudrait augmenter son niveau en important de l’eau. En 2011, le président Ahmadinejad avait ainsi ordonné que 600 millions de mètres cubes d’eau du barrage d’Aras soient déversés dans le lac pour le réalimenter. Il est nécessaire aussi, selon un rapport du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (UNEP), de réduire l’agriculture d’irrigation, ce qui est rendu difficile par la forte dépendance de l’activité agricole vis-à-vis de cette source d’eau, d;’autant que la croissance démographique et les tendances climatiques augmentent les besoins de toute la région.

Une autre solution serait de détourner d'autres cours d’eau afin qu’ils alimentent le lac : le Zab, l’Aras, ou l’eau de la mer Caspienne, mais cette dernière, trop éloignée, serait une solution plus onéreuse. D’ailleurs ces fleuves et la Caspienne appartiennent aussi à des États voisins (le Zab coule aussi en Turquie et en Irak, le bassin de l’Aras appartient pour moitié à l’Azerbaïdjan) et les négociations n’ont jusqu’ici pas abouti. Avoir recours à des bassins fluviaux locaux pourrait être insuffisant, même si cette solution serait moins coûteuse et moins longue à mettre en place.

Un autre moyen serait de provoquer davantage de précipitations par l’ensemencement des nuages avec des aérosols dans des nuages qui augmentent la condensation de la vapeur d’eau, mais cette technique a une action assez limitée.

Le 22 novembre 2013 s’est tenue à Berlin la première conférence internationale pour préserver ce lac  Des experts européens, américains et iraniens se sont réunis pour discuter des moyens d’enrayer la disparition de ce lac.

La problématique de la conférence était ainsi présentée :

« Le lac d' Urmia, situé au nord-ouest de l’Iran, à une altitude de 1270.4 m au dessus du niveau de la mer est l’un des plus grands lacs permanents du monde et ressemble au Grand Lac salé des États-Unis à plusieurs égards, dans sa morphologie, sa chimie et ses sédiments.

 

En raison de la construction d'une immense digue (autoroute) en 1980 au milieu du lac d’Urmia, le lac est partiellement divisé en deux parties (le passage qui relie les deux parties n’est large que de 1400m). Par ailleurs, outre les barrages précédents construits avant la révolution de 1979, depuis 2000, plus de 10 barrages ont été construits sur les rivières dont les bassins se déversent dans  le lac d’Urmia. 

 

Plus généralement, le lac salé d’Urmia rétrécit depuis longtemps, et a vu sa profondeur diminuer de manière significative au cours des dernières années. La salinité du lac a augmenté au cours des dernières années, pour atteindre plus de 300 g / l en 2010 et de vastes zones du lit de lac ont été desséchées. En raison de la récente baisse de l'eau du lac, il y a un réel danger pour l'avenir du lac en tant que ressource naturelle mondiale. 

 

Les études actuelles, géomorphologiques, hydro-chimiques, hydrologiques, hydrogéologiques, montrent une catastrophe écologique environnementale dans et autour de la zone du lac. L'état de l'eau hyper saline conduit à une évaporation importante (de 100cm/an), qui a un impact négatif sur l'éco-système et provoque la désertification. Ceci est visible autour du lac à plusieurs endroits. 

 

Depuis plusieurs années, l'Iran a essayé de mettre en œuvre des mesures afin de stopper la détérioration du lac et de son éco-système, mais peu de succès ont été observés. Considérant que seule une approche fondée sur les sciences naturelles, économiques, techniques et sociales peut résoudre ce problème, l'objectif principal de la conférence est de favoriser et d'encourager un débat fructueux et un échange intellectuel entre les participants. La conférence vise à élaborer un plan de gestion de l'eau de sauvetage à long terme pour le lac et la biosphère autour de la zone du lac.

 

Les principales questions abordées dans la conférences sont les suivantes :

▪Quelle est la situation actuelle (environnementale, économique, sociale, hydrologique) du lac d’Urmia?

▪Quelles mesures ont déjà été étudiées et appliquées?

▪Quels sont les rôles des facteurs humains et – secondairement climatiques – dans l’accélération du processus d’assèchement du lac ?

▪Que peut-on faire pour éviter une augmentation de l’évaporation et par là une détérioration de l’éco-système du lac ?

▪Quelles leçons a-t-on tirées de la mer d’Aral et de la mer Morte l?

▪Quelles mesures alternative peuvent être prises pour stopper cette évolution et pour aider l’environnement du lac à se rétablir de lui-même ? Y a-t-il un plan directeur possible?

▪Peut-on définir une approche compréhensive, globale, fondée sur des objectifs urgents, à moyen et à long termes ?

 

Parmi les multiples interventions, on peut lire en ligne les interventions suivantes (en anglais : http://www.polsoz.fu-berlin.de/v/bccare/termine/urmia_2013.html ) :

Prof. Dr. Siegmar W. Breckle (département d’Écologie de l'université de Bielefeld) : « From Aral Sea to Aralkum - Problems and solutions for a lost lake »  ; 

Dr. Michael Kaltofen, directeur du département de  Conseil méthodologique, DHI-WASY GmbH, Dresde, « Integrating German Iranian experience - Battle for water in Zayandeh River basin »  ; 

Dr. Massoud Bagherzadeh Karimi, Directeur général adjoint du Bureau des zones et habitats protégés, département de l'Environnement de la République islamique d'Iran : « Ecosystem approach as a main strategy for Urmia Lake Basin » ;

Raana Koushki, ministre de l'Énergie de la République islamique d'Iran : An analysis of the various factors leading to decrease in water levels of Lake Urmia  ; 

Prof. Dr. Steffen Mischke, Institut des sciences de la terre et de l’environnement, université de  Potsdam : The history of the Dead Sea and its present state  ; 

Dr. Mahdi Motagh & Dr. Sigrid Roessner, Département de géodésie et de télédétection, Helmholtz Center Potsdam, GFZ : «  Contribution of remote sensing for natural hazards assessment in Iran » ; 

 

Prof. Dr. Bahram Taheri, Université de technologie Amirkabir de Téhéran : A comprehensive analysis of long-term strategic dynamic rehabilitation and preservation plan for Lake Urmia.

 

PARIS : CONFÉRENCE INTERNATIONALE SUR LA GUERRE CIVILE SYRIENNE

Le 14 décembre s’est tenue à Paris une conférence internationale organisée par l’Institut kurde de Paris, intitulée « Guerre civile syrienne : impacts régionaux et perspectives » et qui était ainsi introduite :

 

« Au delà de son lourd bilan (plus de cent mille morts près de deux millions de réfugiés, destruction de nombreuses villes), la guerre qui se déroule depuis deux ans produit une fragmentation violente au sein même de la société syrienne. Mais ce conflit, qui montre les limites du modèle westphalien au Proche-Orient, exerce aussi un impact déstructurant dans l’ensemble de la région en mettant plusieurs espaces étatiques ou non (Liban, Irak, Kurdistan...) littéralement sur la brèche.

Il débouche aussi sur une redéfinition inquiétante de la carte régionale sur une base confessionnelle aiguisant dans son sillage les tensions entre les puissances régionales (Turquie, Iran, Arabie saoudite, Qatar..)

Sans être insensibles à l’actualité immédiate, ce colloque international souhaite analyser le conflit syrien à partir de nouvelles perspectives historiques et politiques ainsi que dans la pluralité de ses ramifications internes et régionales. »

La première table ronde était présidée par Mme Joyce Blau, professeur émérite et portait sur les impacts régionaux de la guerre civile syrienne. 

Mme Myriam Benraad, chercheuse associée à Sciences-Po.-CERI, l’Irak étant lui-même dans une situation de violence et d’instabilité depuis 2003, la « dislocation de la Syrie » est venu encore exacerber un conflit déjà présent en Irak. Entre le cas syrien et le cas irakien, la similitude est la remise en question des États-nations établis par les Français et les Britanniques à l’époque coloniale, où l’on voit un effacement des frontières nationales. 

Le conflit syrien va aussi accentuer une tendance à la confessionalisation des conflits en Irak, avec une solidarité des provinces sunnites irakiennes et une frange de l’armée d’opposition syrienne sunnite. Pour l’Irak, l’impact est triple : frontalier avec les solidarités des sunnites, régional, le conflit syrien contre-carrant l’Irak dans sa volonté de retrouver un certain poids politique au Moyen Orient, et international.

Hamit Bozarslan, directeur de recherche à l’EHESS, Paris, a abordé l’impact du conflit syrien sur la Turquie, en indiquant d’emblée que pour la Turquie, « le conflit syrien est vécu comme un conflit interne », pas seulement en raison du demi-million de réfugiés syriens sur son sol, mais parce que ce conflit réactive son propre conflit kurde et son conflit confessionnel.

Sur la confessionnalisation il faut être prudent en ce qui concerne l’Irak comme la Syrie dont l’histoire des années 1920 à 2000 n’a pas été déterminée par cette linéarité. C’est seulement durant la dernière décennie que le pouvoir a été confisqué par des clans issus de communautés. Dans toute la région, cette carte d’affrontement confessionnelle est aussi une nouveauté.

Mais elle implique que la Turquie se trouve forcément en conflit avec l’Iran et dans le même camp que l’Arabie saoudite, alors que jusqu’en 2010, il y avait un axe Ankara-Téhéran. 

Sur le cas kurde : pour Erdogan, la reconnaissance des Kurdes de Turquie induit qu’ils devraient accepter de réintégrer la nation turque et sunnite, « ou à défaut de se mettre au service de cette même nation ». Il se fait de même le « protecteur des Kurdes d’Irak » aussi parce qu’ils sont sunnites.

À cela, la réponse syrienne et iranienne a été de se retirer très largement des zones kurdes de Syrie. Bachar Al Assad s’est ainsi replié sur sa capitale et sur des zones stratégiques, dans un Alaouistan allant de Damas, Homs, Qusayr et Lattaquié. C’est aussi une réponse à Ankara, le soutien turc aux djihadistes entraînant le soutien de Damas à un parti kurde syrien pro-PKK.

Bernard Keyberger, directeur d'Etudes à l’IISMM-EHESS, a exposé la situation des chrétiens en Syrie, qui sont entre 4 et 8% de la population et se répartissent entre plusieurs églises aux histoires et aux structures différentes et sont sans « définition ethnique particulière ». Les informations concernant les chrétiens et leur situation actuelle sont difficiles à obtenir car souvent manipulées, que ce soit par les rebelles et surtout par les pro-régime. Beaucoup de chrétiens ont quitté le pays, autour de 60%. La majorité de ceux restés en Syrie sont dans des zones contrôlées par le gouvernement ce qui peut expliquer la prudence des déclarations des évêques et patriarches, qui, cela dit, se sont alignés sur le régime d’Assad dès le début. 

Mme Azadeh Kian, professeur à Paris-7 Diderot, a esquissé la relation irano-syrienne. L’Iran a toujours soutenu le régime syrien depuis la Révolution iranienne et son côté, la Syrie a été le seul pays arabe à soutenir l’Iran durant la guerre Iran-Irak. La Syrie a permis aussi à l’Iran d’étendre son influence dans la région, notamment au Liban et dans le conflit palestinien. Aujourd’hui, la Syrie est devenue le terrain du conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

Jusqu’ici le soutien iranien à la Syrie est indirect, seules plusieurs dizaines de Pasdarans ont été capturées ou tuées en Syrie, pas plus, mais l’Iran intervient via le Hezbollah libanais et un groupe chiite irakien. Mais le Hezbollah est une force libanaise et il n’a pas trop intérêt à se présenter comme le bras armé de l’Iran dans ce conflit et à trop s’écarter de ses intérêts au Liban.

Aujourd’hui l’Iran a intérêt à trouver une solution à la crise syrienne, pour des raisons économiques. Mais tant que les relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran restent hostiles, les deux pays vont continuer de chercher à renforcer leur position régionale via des groupes impliqués dans le conflit. Aussi la communauté internationale et la Conférence de Genève ont un rôle très important à jouer pour apaiser cette rivalité.

Matthieu Rey, chercheur-associé au Collège de France, a fait une comparaison des expériences irakienne et syrienne, « Baath versus Baath ». Le parti Baath qui a toujours revendiqué une idéologie pan-arabe qui voulait présider aux destinées de tous les pays arabes, ne s’est finalement imposé que dans deux pays. Ces deux régimes ont été fortement personnalisés autour de deux figures, Saddam Hussein et Hafez al Assad. La violence étatique et le culte de la personnalité les apparentent à certains totalitarismes européens.

Hafez Al Assad est parvenu au pouvoir, aux yeux du public, comme un homme seul, omnipotent. Mais à travers lui il a permis la promotion d’un ensemble d’hommes dont il reconnaissait les prérogatives, dans une collégialité assumée, fondée sur des systèmes de renseignements qui prévenaient les contestations. Bachar Al Assad a détruit ce système de collégialité et est devenu un homme de plus en plus seul. 2011 va mettre en branle ce système reposant sur un chef, des appareils. 

Jordi Tejel, professeur et chercheur à l'Institut de Hautes Etudes Internationales et du développement de Genève présente ses « regards sur les Kurdes syriens », que le mouvement de mars 2011 a placé, selon lui, face à un dilemme important : soit rejoindre le mouvement révolutionnaire, soit se placer en intermédiaire entre le régime et la population kurde afin d’obtenir quelques avantages et des concessions. 

À partir de l’été 2012, il y a une convergence claire d’intérêts entre le PYD et le gouvernement de Damas : le régime permet au PYD de prendre le contrôle du Nord pour montrer à la Turquie que sa frontière sud est menacée ; en échange le PYD est devenue la force hégémonique du nord syrien, au détriment de tous les autres partis kurdes, dont le Parti démocratique du Kurdistan de Syrie, lié à celui de Massoud Barzani en Irak. C’est alors une guerre froide, un conflit par procuration entre le PKK et le PDK de Massoud Barzani via le PYD et le CNK. Dans le même temps, le régime syrien a pu éviter un soulèvement kurde armé.

Le PYD a déclaré en novembre 2013 une sorte d’autonomie, d’administration transitoire dans les territoires qu’il contrôle, ce qui a été condamné par Massoud Barzani. Il y a donc en ce moment de fortes tensions dans le camp kurde et la situation n’est pas celle d’un « printemps kurde » en Syrie.

 

La seconde table ronde était présidée par Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris. Elle portait sur les perspectives du conflit.

Joseph Bahout, professeur à Sciences-Po, a esquissé d’abord les effets de la crise syrienne sur le Liban, avant de passer aux perspectives politiques générale et à la conférence de Genève et de ce qu’on peut en attendre.

Ce qui distingue le Liban des autres pays de la région c’est sa forte polarisation et le clivage sunnite-chiite qui existaient avant la crise syrienne et les printemps arabes.

Trois dossiers font que le Liban a plus qu’un pied dans la crise syrienne et que cette crise est aussi la sienne :

– la question des réfugiés : Le Liban a 3, 5 millions d’habitants avec entre 800 000 et 1 million 200 mille réfugiés syriens, ce qui amène à une proportion de 1 Syrien sur 3 ou 4 Libanais dans ce pays.

– le passage d’hommes, de matériel, d’argent, de réseaux combattants entre le Liban et la Syrie, et ce des deux côtés : le Hezbollah a des dizaines de milliers de combattants en Syrie qui traversent la frontière tous les jours ; des réseaux de combattants djihadistes sunnites radicaux partent aussi du nord et de la Bekka ouest, partant se battre à Homs, Idlib ou ailleurs.

– le facteur financier : le Liban retrouve par le biais de son secret bancaire et de son système financier un flux financier qui risque à terme de fragiliser sa structure. 

Le Liban n’est plus au bord de la guerre syrienne, il est déjà dans cette guerre, même si c’est une guerre qui ne prendra pas forcément les formes de la guerre civile de 1974-1975.

Les perspectives politiques de Genève II : Si le rapport de forces continue à être bloqué sur le terrain entre les  deux parties, il faut en attendre très peu, sinon une suite d’accords temporaires, à caractère humanitaire, comme au temps de la guerre libanaise, qui accompagneront le conflit jusqu’à une solution politique.

Pour le géopoliticien Gérard Chaliand, le conflit syrien est tri-dimensionnel, avec une dimension internationale (Russes vs USA et Europe), une guerre civile entre une dictature et une population majoritaire de sunnites qui s’oppose à un pouvoir confisqué par 15% d’Alaouites et d’autres fractions minoritaires. La troisième dimension est celle d’un conflit généralisé entre chiites et sunnites où le rôle de l’Arabie saoudite est central. 

Le conflit en Syrie est une « coagulation » de la lutte entre chiites et sunnites, avec la volonté des Saoudiens d’affaiblir l’Iran et la difficulté pour ce dernier d’échapper au « ghetto ».

Pour Peter Galbraith, ancien ambassadeur des États-Unis en Croatie, spécialiste des Balkans et du Proche-Orient, le régime chiite à Bagdad, qui ne jouit pas de la confiance de la population sunnite, soutient les Alaouites et Assad, tandis que les sunnites d’Irak soutiennent les sunnites de Syrie qui souhaitent faire redémarrer la guerre civile en Irak ; au nord, il y a un Kurdistan pacifié en Irak, et la partie la plus pacifiée de la Syrie, le Kurdistan en Syrie.

Au Kurdistan, il y a une population qui, de façon unanime, souhaite l’indépendance. Les États-Unis ont été peut-être le pays le moins capable de reconnaître la réalité et de s’y adapter. La politique américaine se fondait sur l’idée d’un Irak unifié et fort, cette idée vole en éclat. Les États-Unis vont, au fil du temps, admettre la réalité et cette carte changeante du Proche Orient. 

Fuad Hussein, directeur de cabinet du président du Kurdistan d’Irak, a rappelé que le conflit syrien avait un impact direct sur le Kurdistan d’Irak, d’abord du fait qu’aujourd’hui il y a environ 250 000 réfugiés venus du Kurdistan syrien, en majorité des Kurdes, mais aussi un nombre élevé de chrétiens.

Ce qui se passe en Syrie a aussi un impact sur le Kurdistan d’Irak car cette guerre est liée au déploiement d’Al Qaeda sur la frontière entre laTurquie et la Syrie. Al Qaeda a proclamé la création d’un État islamique syrien et irakien. Il s’agit d’un mouvement très actif à Mossoul, Tikrit, et dans les régions sunnites d’Irak.

Quant à la Syrie, en discutant avec les représentants politiques kurdes de la Syrie, plusieurs scénarios ont été étudiés, dès le début du conflit civil. Le GRK a estimé que les Kurdes devaient rejoindre ce mouvement dont les Kurdes de Syrie étaient d’ailleurs précurseurs en 2004. Il s’agissait de se situer comme les « opposants premiers » à ce gouvernement. Aujourd’hui, il y a plusieurs scénarios discutés : si la Syrie connaît une transition vers la démocratie, quel serait l’impact pour les Kurdes ? Quel impact de même aurait la division de la Syrie ? Le conflit va probablement s’enliser et Genève II sera l’occasion d’un grand événement médiatique au service des puissance occidentales mais sans impact sur le terrain, et on s’attend à un Genève III, IV, V… Les problèmes continueront en Syrie, avec cette division entre ce qui se passe sur le terrain et ce qui se passe au niveau de la communauté internationale.

Bernard Kouchner, ancien ministre français des Affaires étrangères et européennes, donne d’abord quelques bases :

Au Liban, un des problèmes majeurs est celui des réfugiés : c’est le plus grand exode depuis la Deuxième Guerre mondiale. Dans ce pays, comme dans tous, il y a le spectre d’Al Qaeda, qui est tout autour de la région et cela devient une préoccupation majeure des musulmans.

Les Kurdes pourraient ainsi maintenant proposer une « confédération », c’est-à-dire plus d’autonomie, une réelle indépendance en ce qui concerne le propre destin de chacune des entités, sur le plan militaire, économique, etc., ce qui est le modèle, même si encore critiqué, de l’Union européenne. On commence déjà à ne plus pouvoir se passer des Kurdes dans la région et ils devraient pousser leur avantage, en unissant plus clairement les forces politiques des Kurdes de Syrie et d’Irak.

Bernard Dorin, ancien ambassadeur de France conclut sur l’idée que cette guerre en Syrie est une guerre purement religieuse entre Arabes et non politique, idéologie ou ethno-linguistique, excepté les Kurdes. Cette guerre est interminable, de par l’équilibre des puissances des deux côtés, et des alliances étrangères qu’ils ont (Russie et Iran d’un côté, Arabie saoudite de l’autre côté), donc des quantités de morts, des haines et des représailles inévitables.

Aussi dans le long terme, il faudrait revenir à la « solution géniale des Français en 1920 », au moment du Mandat syrien, ayant compris qu’en Syrie il y avait des religions qui ne pouvaient pas s’accommoder entre elles. Ils prévoyaient donc une République syrienne avec Damas pour capitale, une république druze au sud, une république alaouite dans la région de Tartous-Lattaquié, et il faudrait y ajouter une république kurde. 

Pour le Dr. Ismaïl Beşikçi, sociologue turc militant de longue date de la cause kurde, invité pour la première fois en France, à l’occasion des 30 ans d’existence de l’Institut kurde de Paris, trois États sont concernés : la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar. On parle du « Rojava », de cette partie du Kurdistan au sud-ouest. Tous les jours, cette auto-gestion a vu et voit le jour. Ces trois État, l’Arabie saoudite, la Turquie et le Qatar n’ont eu qu’un seul but : faire en sorte que cette auto-gestion ne puisse pas fonctionner. 

 

En ce qui concerne les Kurdes et le Kurdistan, au cours des dernières années, il y a eu effectivement de grands et importants changements dont il était impossible d’imaginer qu’ils puissent avoir lieu.

 

CULTURE : MORT DE HUSSEIN YOUSSEF-ZAMANI

Le compositeur, chef d’orchestre, clarinettiste et altiste kurde Hussein Youssef-Zamani, figure incontournable de la musique classique kurde et iranienne,  est mort le 31 décembre, à Téhéran. Il était âgé de 80 ans.

 

Né le 23 août 1933 à Sine, il a eu une carrière musicale longue d’un demi-siècle. Il entre à l’âge de 15 and à l’École de musique militaire de Sine et en ressort diplômé. Il se produit aussi pour les radios et fonde l'Orchestre kurde dont l'audience fut grande dans tout le Kurdistan, par-delà les frontières de l'Iran, en Turquie comme en Syrie ou en Irak. Puis il part étudier au conservatoire de Téhéran, où il a été à la tête de plusieurs grands orchestres : l’orchestre symphonique de Téhéran, l’orchestre de la Radio-Télévision, l’orchestre de l’Opéra, etc. Il enseignait aussi la musique dans plusieurs facultés et dirige, à  Radio Téhéran, une formation de musique folklorique à partir de 1962. 

 

Compositeur, il compte plusieurs œuvres symphoniques à son actif, comme la mort de Sohrab, Libre, la marche de la bataille, l’Invocation, la Vague, le Parfum de la pluie, la Cage du corps… et il est l’auteur de près de deux cents musiques pour les plus grands noms de la chanson iranienne, tels Mohammad Reza Shajarian et Sima Bina,  ou les Kurdes Shahram Nazeri et Mazhar Khaliqî.