Vladimir Poutine, arbitre et grand gagnant du chaos syrien

mis à jour le Mercredi 16 octobre 2019 à 17h22

Le Monde | Par Benjamin Barthe et Benoît Vitkine, Moscou, Beyrouth - correspondants | Le 16/10/2019

Grâce au retrait américain, le président russe s’est imposé en « médiateur numéro un » entre Damas, son allié, les Kurdes, lâchés par Washington, et Ankara

La guerre de Manbij n’aura probablement pas lieu et c’est à Vladimir Poutine qu’on le doit. La bourgade du nord de la Syrie, tenue depuis trois ans par les miliciens kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), semblait promise à un bain de sang. Entre les forces prorégime, décidées à y réimposer l’autorité de Damas, et l’armée turque et ses affidés syriens, déterminés à les en empêcher, la collision paraissait garantie.

Mais mardi 15 octobre, depuis Abou Dhabi, où le président russe est en tournée diplomatique, son entourage a fait savoir que de tels affrontements seraient « inacceptables ». Ankara a obtempéré à reculons, laissant les troupes progouvernementales pénétrer dans la ville, qui occupe un emplacement stratégique, à proximité du barrage de Tichrine, sur l’Euphrate.

Trois ans après la chute des quartiers rebelles d’Alep, facilitée par les bombardements de son aviation, M. Poutine impose donc une nouvelle fois sa loi. La reconquête, en décembre 2016, de la métropole du Nord syrien, avait amorcé l’effondrement de l’insurrection anti-Assad. Celle de Manbij préfigure la fin de l’autonomie de fait que les Kurdes avaient conquise dans le nord du pays.

Simple rouleau compresseur au service de Damas lorsque son armée a débarqué en Syrie, en septembre 2015, le maître du Kremlin a désormais ajouté une dimension diplomatique à sa panoplie. Il est devenu l’arbitre du chaos, avec, comme fil rouge de sa politique, la réunification du pays autour de Bachar Al-Assad, dictateur certes inconfortable, mais pour l’instant incontournable à ses yeux.

« Poutine s’est imposé comme le médiateur numéro un de la crise parce que les Etats-Unis lui ont abandonné le terrain et parce qu’il dispose de leviers de pression sur tous les acteurs du dossier, décrypte Samir Altaqi, un analyste syrien proche de l’opposition et bon connaisseur de la Russie. Si l’on veut échapper à la guerre généralisée dans le Nord syrien, c’est par lui qu’il faut passer. »

En plus de Manbij, les troupes loyalistes ont repris pied dans plusieurs localités du Nord-Est hors desquelles elles avaient été boutées au début du soulèvement. Elles devraient aussi bientôt entrer à Kobané, ville symbole de la résistance des Kurdes à l’organisation Etat islamique (EI). Les Forces démocratiques syriennes (FDS), la milice kurdo-arabe formée et noyautée par les YPG, qui contrôlait ces territoires depuis 2015, ont commencé à s’effacer devant les nouveaux maîtres des lieux.

Le régime Assad se voit ainsi offrir l’opportunité de regagner, en quelques jours, ou quelques semaines, davantage de terrain qu’il ne l’avait fait en huit années de conflit. Le tout, sans coups de feu, ou presque. Un tour de passe-passe que le protégé de Moscou n’aurait pu réaliser sans la complicité involontaire de la Turquie.

En partant à l’assaut, mercredi 9 octobre, des positions des YPG, une entité « terroriste » selon Ankara, car liée aux séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie, l’armée turque a endossé le rôle de l’épouvantail, dévolu jusque-là aux Mig russes et aux bombes barils du régime.

« Scénario idéal »

Donald Trump n’est pas le seul à avoir donné son feu vert à cette opération militaire avec ses Tweet à l’emporte-pièce, annonçant le retrait des forces américaines de Syrie, alliées du YPG. Moins bruyant, mais pas moins efficace, Vladimir Poutine a laissé faire l’offensive turque, devinant que cette entorse à son autoproclamée défense de l’intégrité de la Syrie lui serait profitable.

Et de fait, au bout de trois jours, sous la pression des forces turques et de leurs supplétifs syriens, jamais avares en atrocités, le PYD, la branche politique du proto-Etat kurde, a consenti au retour des pro-Damas. Les négociations, conduites par de hauts gradés russes, se sont déroulées sur la base aérienne dont Moscou dispose, à Hmeimim, sur le littoral syrien, ainsi que sur l’aéroport de Kamechliyé.

Selon Fiodor Loukianov, un analyste russe réputé proche du pouvoir, l’accord obtenu correspond au « scénario idéal ». Ces dernières années, le Kremlin avait tenté à plusieurs reprises de convaincre les Kurdes de se replacer, moyennant quelques garanties, sous la tutelle du régime syrien. Fort du soutien américain, le PYD snobait ces avances. Face au lâchage de la Maison Blanche et à l’avancée turque, Moscou a proposé à nouveau ses bons offices. Et les Kurdes se sont inclinés.

Symbole du passage de relais entre les Etats-Unis et le tandem russo-syrien, la chaîne russe RT a diffusé, mardi, des images d’un convoi de l’armée syrienne croisant, sur une route des environs de Kobané, une colonne de blindés américains sur le départ. « Ce qui est frappant, estime Alexandre Choumiline, directeur du Centre d’études sur le Moyen-Orient de l’Académie des sciences de Russie, c’est que Poutine triomphe par la main de Recep Tayyip Erdogan [le président turc] sans avoir eu à faire grand-chose, et sans se brouiller avec les autres protagonistes. »

Le retour du régime syrien dans le Nord poursuit et amplifie le processus de reconquête, cher à Bachar Al-Assad. En 2018, les forces progouvernementales ont repris successivement la banlieue orientale de Damas, le nord de Homs et la région de Deraa, à la frontière avec la Jordanie. Avec, à chaque fois, le soutien de l’aviation russe.

« C’est bien joué de la part de Poutine, mais, sur le long terme, l’alliance kurdo-américaine était intenable, nuance le géographe Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie. Les Etats-Unis ont fait semblant de croire à l’idylle kurdo-arabe que les FDS étaient censées incarner. Ils ont pensé qu’ils pourraient détacher les YPG du PKK, la formation séparatiste turque kurde qui est classée terroriste par Washington. Mais, maintenant que l’EI a été défait, ces illusions se sont envolées. Et les Américains sont partis. »

Moscou peut se targuer d’un autre succès, collatéral celui-ci : la défiance croissante entre Ankara et ses alliés de l’OTAN. Déjà mises à mal par la décision de la Turquie de se fournir en S-400, un système de missiles sol-air de fabrication russe, les relations turco-américaines devraient continuer à se dégrader sous l’effet des sanctions décidées par Washington. De même, les embargos sur les armes décidés par plusieurs pays européens, dont la France, ne peuvent que pousser un peu plus Ankara dans les bras de Moscou.

Face à cette avalanche de bonnes nouvelles, le dossier syrien a fait son grand retour à la télévision russe. Le présentateur de la première chaîne, Dmitri Kisselev, pouvait même se permettre de plaisanter, dimanche soir : « Vu la façon dont les Américains ont trahi les Kurdes, les Polonais ont de bonnes raisons d’être inquiets… »

Succès fragile

Le succès diplomatique russe demeure toutefois fragile. L’ombrageux Erdogan, qui voit s’évanouir son rêve de « zone de sécurité », où il espérait reloger une partie des 3,5 millions de Syriens réfugiés en Turquie, n’a peut-être pas dit son dernier mot. Il sera à Moscou dans les prochains jours, a fait savoir le Kremlin. Mardi, deux soldats syriens ont été tués par des tirs d’artillerie de rebelles pro-Turcs, près d’Aïn Issa. Poutine devra veiller à ne pas s’aliéner le président turc, dont il a besoin pour gérer le dossier d’Idlib, le dernier bastion de la rébellion, où une trêve précaire est en vigueur.

D’autres menaces planent sur le Nord-Est syrien : celle de règlements de compte en cascades, entre Kurdes et tribus arabes ; celle d’affrontements entre le YPG et le régime ; et celle d’une résurgence de l’EI, plusieurs djihadistes détenus par les Kurdes ayant profité du chaos pour s’échapper. « Poutine va devoir apprendre à nager dans ce marécage, qui pourrait se transformer en trou noir », prévient Samir Altaqi.

Mais la bonne santé de la Syrie n’a jamais été le souci principal du chef du Kremlin. L’homme qui a déversé des tombereaux de bombes sur Alep et sur Idlib s’est avant tout préoccupé d’évincer les Occidentaux et leurs alliés de ce qu’il considère comme sa chasse gardée. C’est l’objectif qu’il poursuit avec le processus politique d’Astana, qui a supplanté les négociations de Genève, menées sous l’égide des Nations unies.

La résolution 2254, négociée de près par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni, qui appelait à la mise en place d’un organe de transition, à des élections libres et à une nouvelle Constitution, a été réduite, sous la pression de Moscou, à une seule clause, la troisième, la moins nocive pour Bachar Al-Assad.

Quatre ans après l’intervention de son armée en Syrie, Vladimir Poutine approche de son but. Dans les plaines de Manbij et de Kobané, les GI américains ont été remplacés par d’autres soldats, à l’accent différent. Des Spetsnaz, les forces spéciales russes.