Une amnistie massive, qui exclut les prisonniers politiques

mis à jour le Vendredi 17 avril 2020 à 16h29

Le Monde | Marie Jégo | 16/04/2020

Une loi votée mardi permet la libération de 90 000 détenus, à l’exception des critiques du régime, qui risquent d’être exposés au Covid-19

ISTANBUL - correspondante

Dominé par le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002) et ses alliés nationalistes, le Parlement turc a approuvé, mardi 14 avril, une loi d’amnistie qui permet la libération de quelque 90 000 prisonniers. La loi ambitionne de réduire une population carcérale estimée à 300 000 personnes au moment où l’épidémie de Covid-19 prend de l’ampleur en Turquie.

Les détenus condamnés pour trafic de drogue, abus sexuels, meurtre, violences domestiques graves et terrorisme ont été exclus de l’amnistie. Mais aussi les prisonniers politiques qui, blogueurs, militants des droits de l’homme, maires de localités kurdes, sont détenus pour « terrorisme ».

Parmi ces prisonniers de conscience figurent notamment le mécène et homme d’affaires Osman Kavala, le leader kurde Selahattin Demirtas et l’écrivain Ahmet Altan. Condamné à la perpétuité pour « terrorisme », brièvement libéré en 2019 puis réincarcéré quelques jours après, ce dernier, âgé de 70 ans, purge sa peine dans la prison de haute sécurité surpeuplée de Silivri, située à la périphérie d’Istanbul. « Les droits communs sont libres mais la vie d’un romancier qui a écrit trois articles déplaisants pour le gouvernement reste en prison, à la merci de l’épidémie », a dénoncé son frère, l’économiste Mehmet Altan, joint par téléphone.

Manque d’hygiène

« Il est inacceptable que le régime choisisse ceux qu’il juge bon de libérer, tout en abandonnant à la perspective d’une mort en prison des journalistes, des étudiants, des avocats et des intellectuels accusés de crimes d’opinion », a lancé Adnan Selçuk Mizrakli, le maire démocratiquement élu de Diyarbakir, la plus grande ville du Sud-Est à majorité kurde. Le politicien s’est exprimé dans une lettre ouverte rédigée depuis sa cellule de la prison de Kayseri où il purge une peine de neuf ans et quatre mois de prison pour « propagande terroriste ».

Depuis les purges lancées après la tentative de coup d’Etat de juillet 2016, les emprisonnements de journalistes, d’avocats, de personnalités politiques d’opposition et de défenseurs des droits humains se sont multipliés.

Selon des statistiques diffusées en juin 2019 par le ministère de la justice, près d’un cinquième de la population carcérale totale de Turquie, soit 48 924 personnes, a été inculpé ou condamné pour des infractions liées au « terrorisme », une accusation dont les autorités usent et abusent pour faire taire les voix dissidentes.

Surpeuplées, les prisons turques sont caractérisées par le manque d’hygiène et de suivi médical. Dans ces conditions, les mesures de distanciation nécessaires pour lutter contre la propagation du Covid-19 sont impossibles à mettre en place. « Cette approche est inique », a déclaré à la presse le député Mustafa Yeneroglu, un transfuge de l’AKP qui a récemment rejoint les rangs de Deva, le nouveau parti créé au début du mois de mars par Ali Babacan, un ancien compagnon de route du président turc Recep Tayyip Erdogan.

Les opposants craignent que les libertés civiles soient les prochaines victimes de l’épidémie en Turquie. Un amendement de loi est d’ailleurs en préparation qui prévoit de soumettre Twitter, YouTube, Facebook, WhatsApp et Telegram à un contrôle plus strict. Prétextant lutter contre les « provocations » postées par des internautes et des journalistes sur les réseaux sociaux, le ministère de l’intérieur a procédé à des centaines d’arrestation. Quelque 616 personnes ont été contrôlées pour des partages sur les réseaux et 212 personnes ont été interpellées. Huit d’entre elles ont été incarcérées. Des médecins, qui avaient émis des critiques sur la réponse du gouvernement à la crise sanitaire, ont été contraints de s’excuser.

« Maintenir la pression »

« La crise sanitaire est un outil puissant entre les mains de ce régime, prêt à tout pour rester au pouvoir. Empêcher la critique, blâmer un hypothétique ennemi intérieur est la seule arme à la disposition des autorités qui veulent maintenir la pression pour éviter la destruction de l’empire de la peur qu’elles ont créé », estime Bayram Erzurumluoglu, un ancien professeur de sociologie de l’université d’Adiyaman, dans le Sud-Est, limogé par décret après le putsch manqué de 2016. Ces craintes semblent justifiées. Dans son discours à la nation après la réunion du cabinet ministériel, lundi 13 avril, le président turc Recep Tayyip Erdogan a critiqué la presse. « Certains médias ont utilisé la pandémie comme prétexte, déclarant pratiquement la guerre à leur propre pays avec leurs articles et leurs chroniqueurs, comme ils l’ont toujours fait », a-t-il martelé. Et de conclure : « Si Dieu le veut, notre pays va se débarrasser non seulement du coronavirus, mais aussi des virus médiatique et politique. » Selon Mehmet Altan, la loi d’amnistie marque « une nouvelle phase » de consolidation du régime. « La loi vise à faire passer aux gens l’envie de critiquer. Il s’agit de préparer le terrain car, après l’épidémie, les conditions économiques et sociales seront encore plus difficiles », explique l’économiste.