Un sultan agressif qui défie l’Union européenne

mis à jour le Lundi 27 juillet 2020 à 18h39

lefigaro.fr | par Isabelle LASSERRE | 24/07/2020

LES RÊVES européens d’une Turquie libérale, héritière d’Atatürk et de ses convictions laïques, appartiennent désormais au jardin des illusions. Le projet néo-ottoman de Recep Tayyip Erdogan, le chemin nationaliste, islamiste et autoritaire qu’il emprunte depuis plusieurs années, l’affirmation de ses ambitions néo-impériales autour de la Méditerranée et son combat mené contre la culture occidentale l’ont éloigné de ses ­alliés traditionnels. Le grand perturbateur du Moyen-Orient est, avec la Russie de Vladimir Poutine et la Chine de Xi Jinping, l’un des principaux trublions interna­tionaux.

Erdogan est devenu le principal problème de l’Union européenne. Son chantage aux migrants, son combat contre les forces kurdes de Syrie alliées à la coalition internationale anti-Daech, les forages illégaux en Méditerranée orien­tale, dans la zone économique de Chypre, son style autocrate et les violations des droits de l’homme qui se multiplient depuis la tentative de coup d’État en 2016 : la plupart des actions de la Turquie posent un problème de sécurité au continent européen ou bien heurtent de front les valeurs de l’Union. En transformant l’ancienne basilique Sainte-Sophie en mosquée, en faisant appel au passé ottoman pour nourrir sa volonté de revanchisme identitaire, le président turc met sans doute le point final à une époque où il était facile d’emprunter le pont entre l’Orient et l’Occident. « Il fait un pas supplémentaire dans l’engrenage qui pourrait nous mener vers une guerre des civilisations et des religions », commente un diplomate français.

La Turquie est aussi devenue le problème des alliés de l’Otan. Pendant longtemps ils avaient ­fermé les yeux et fait silence sur les provocations d’Erdogan, notamment sur l’achat par la ­Turquie de missiles S400 à la ­Russie, qui considère l’Alliance atlantique comme un ennemi. Ce temps-là a été renvoyé à l’histoire par Emmanuel Macron, qui a secoué le cocotier en annonçant la « mort cérébrale de l’Otan ». Les propos du président français ont brisé le tabou turc et rendu public le malaise des alliés vis-à-vis de ce partenaire qui a longtemps gardé le flanc sud-est de l’Otan. Au sein de l’Alliance comme vis-à-vis de l’UE, la Turquie d’Erdogan est devenue un allié de moins en moins fiable, qui joue sa propre partition et mène une politique de la force et du fait accompli. Mais si l’Union européenne peut facilement abandonner son projet de rapprochement avec la Turquie, l’Otan, qui fonctionne par consensus, ne peut ni exclure un membre, ni lui imposer des sanctions.

En transformant Sainte-Sophie en mosquée, Erdogan se compare indirectement au sultan Mehmet II qui, avec la conquête de Constantinople en 1453, avait déjà islamisé une première fois la basilique chrétienne du IVe siècle, symbole de l’Empire romain d’Orient. En convoquant le passé et en réécrivant l’histoire, il démolit tous les symboles d’Atatürk, dont il discrédite sans cesse la ­politique laïque. Ce faisant, il détourne l’attention populaire de ses échecs en politique intérieure : crise économique, inflation, mécontentement populaire lié aux 3,6 millions de réfugiés syriens accueillis par la Turquie. Erdogan joue de l’indifférence américaine et des hésitations européennes pour profiter de l’appel d’air et s’implanter sur la rive sud de la Méditerranée.

Mais c’est avec la France que les relations sont les plus tendues. Paris a déploré la transformation de Sainte-Sophie. « Ces décisions remettent en cause l’un des actes les plus symboliques de la Turquie moderne et laïque », a regretté Jean-Yves Le Drian. Emmanuel Macron voudrait aussi « sortir de l’hypocrisie » les relations entre­tenues entre l’UE et la Turquie, dont « le projet panislamique est régulièrement présenté comme ­anti-européen ». Il dénonce les ingérences du pouvoir turc, qui veut promouvoir l’agenda nationaliste et religieux d’Ankara dans la diaspora en France. Mais c’est surtout l’intervention militaire en Libye qui a mis la France hors d’elle. En apportant son soutien au gouvernement de Sarraj à Tripoli, y ­compris en faisant venir de Syrie des milices islamistes et en violant l’embargo sur les armes de l’ONU, la Turquie a changé le cours de la guerre. « C’est une responsabilité historique et criminelle pour qui prétend être membre de l’Otan », a affirmé Emmanuel Macron. En forçant le maréchal Haftar à se replier dans son fief, l’opération turque a rebattu les cartes du jeu libyen en défaveur de Paris. La France avait un temps misé sur le maréchal Haftar au nom de la lutte contre le terrorisme. Il était aussi censé verrouiller la frontière méridionale et empêcher les groupes djihadistes de rejoindre le Sahel où l’armée française est engagée. Les tensions franco-turques ont connu leur paroxysme en juin, quand une frégate française a été prise à partie par un navire turc accompagnant un cargo soup­çonné de livrer des armes à la Libye. Mais dans son opposition à la Turquie, la France s’est trouvée bien seule. Elle a saisi l’Alliance atlantique mais n’a pas vraiment réussi à convaincre, puisque 8 pays sur 30 seulement ont soutenu sa démarche. Malgré le différend sur les S400, les États-Unis continuent de considérer la Turquie comme un allié et Donald Trump est séduit par Erdogan. Certains ont été agacés par les propos d’Emmanuel Macron. « Nous avons besoin de garder la Turquie dans l’Alliance occidentale. Ce serait un vrai problème si elle se jetait dans les bras de la Russie. Sur le fond, le point de vue britannique rejoint celui d’Emmanuel Macron. Mais nous avons des différences tactiques avec la France », explique un diplomate britannique. L’Allemagne, même si elle encore dénoncé cette semaine les « provocations turques » en Méditerranée orientale, reste elle aussi sur la réserve, notamment à cause de l’importante minorité d’origine turque qui vit sur son sol. Quand aux pays d’Europe orientale et occidentale, ils suivent comme de coutume la position américaine. La France a répondu au manque de soutien de l’Alliance en suspendant sa participation à une opération de l’Otan. « Si bien qu’il y a désormais deux problèmes au sein de l’Alliance : le problème turc et le problème français », commente un diplomate.

Cela ne crée pas forcément un boulevard diplomatique à Erdogan. Le jeu géopolitique du président turc au Moyen-Orient est dangereux. Il a écarté ses alliés traditionnels. Il s’est rapproché de la Russie mais sans réduire son approche contradictoire avec le Kremlin : en Libye comme en ­Syrie, Ankara et Moscou soutiennent des camps opposés. La position turque est d’autant plus risquée que depuis la purge qui a suivi la tentative de putsch de 2016, l’armée a été décapitée. Selon certains spécialistes, « elle n’est plus que l’ombre d’elle-même ». Mais la Turquie n’est pour l’instant guère défiée par l’Union européenne. Emmanuel Macron ne cesse pourtant de le dire : « Il est crucial que l’Europe s’empare des dossiers géopolitiques méditerranéens et reste maître de son destin sans le laisser à d’autres puissances. »