Un juge contre le parti de l’islam


Lundi 31 mars 2008 | Envoyé spécial à Ankara MARC SEMO

Turquie. Un magistrat traîne devant la Cour constitutionnelle l’AKP au pouvoir.

C’est un juge sous haute protection. Plusieurs dizaines d’hommes seraient chargés de sa sécurité selon les médias turcs, qui soulignent le caractère sans précédent de telles mesures. Mais la situation est pour le moins inédite dans un pays qui a entamé, en octobre 2005, des négociations d’adhésion avec l’Union européenne.

 En toute légalité, Abdurrahman Yalçinkaya exige rien moins que la mise hors la loi du parti au pouvoir reconduit triomphalement dans les urnes en juillet, avec 47 % des suffrages, qu’il accuse d’être «un foyer d’activités antilaïques». La Cour constitutionnelle doit statuer à partir d’aujourd’hui de la recevabilité de cette plainte déposée le 14 mars. Bruxelles s’inquiète et appelle les juges «à prendre en compte l’intérêt à long terme du pays».

Coup de poker. «Le modèle d’islam modéré préconisé pour la Turquie vise en fait à établir un Etat gouverné par la charia», martèle le procureur général de la Cour de cassation, 58 ans, qui demande l’interdiction de l’AKP, issu du mouvement islamiste, ainsi que la mise au ban pour cinq ans de la politique de soixante et onze de ses dirigeants, dont le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, et le chef de l’Etat, Abdullah Gül. Les 162 pages de l’acte d’accusation se nourrissent surtout de déclarations ou de bribes de discours. On y accuse par exemple le Premier ministre d’être un des fourriers «du projet de Grand Moyen-Orient voulu par les Etats-Unis, en installant dans les pays concernés des régimes islamiques modérés».

Ce magistrat, lui-même de père kurde, avait déjà ouvert une procédure similaire quelques semaines auparavant contre le parti pro-kurde DTP, pour «séparatisme». Les deux tiers du Parlement pourraient ainsi se retrouver hors la loi. La quasi-totalité des éditorialistes s’indignent, y compris les moins suspects de sympathies islamistes. Recep Tayyip Erdogan dénonce «une action contre la volonté du peuple». La tension est encore montée d’un cran lors des funérailles d’un député, quand Bülent Arinc, ancien président du Parlement et chef de file de l’aile dure de l’AKP, a lancé : «Il n’y a d’ultime réalité que la mort et les procureurs doivent le savoir aussi.»

Avec cette procédure, le camp laïc, qui se proclame gardien des valeurs de la République fondée par Mustafa Kemal sur les décombres de l’empire ottoman, tente un nouveau coup de poker. Au printemps, il n’avait réussi à bloquer l’AKP ni avec les manifestations de masse pour la laïcité ni avec la mise en garde de l’état-major au travers d’un mémorandum publié sur son site Internet.

«Le pouvoir judiciaire a le devoir de protéger le système laïc républicain et d’éviter ainsi un coup d’Etat militaire ou la guerre civile», clame Vural Savas, ancien procureur général de la Cour de cassation et kémaliste pur et dur qui obtint, il y a dix ans, la fermeture du parti islamiste Refah et l’interdiction d’activités politiques de l’ex-Premier ministre Necmettin Erbakan, contraint de démissionner sous la pression de l’armée. La légitimité de cet arrêt fut ensuite confirmée par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, qui reconnut en 2001 puis en 2003 que la dissolution de ce parti représentait «une nécessité pour la défense de la démocratie». D’autant qu’avec 22 % des voix, il était devenu la première force politique du pays. Les durs du camp laïc appellent à la dissolution de l’AKP, convaincus que ce parti représente «un nouvel avatar du Refah avec les mêmes objectifs, même s’ils sont dissimulés».

Il faudra le prouver. L’AKP se pose en partisan de l’intégration européenne. «Ses leaders n’ont pas fait les déclarations appelant à la violence qui ont fondé la décision des juges de Strasbourg sur le Refah», souligne le juriste Mithat Sancar. La principale accusation concrète reste la levée de l’interdiction du foulard dans les universités, soutenue d’ailleurs par une écrasante majorité de l’opinion. Ce fut le détonateur de la crise. Après son triomphe électoral de juillet, l’AKP, plutôt que de relancer les réformes, s’est concentré sur cette revendication symbolique, qui représente un chiffon rouge pour le camp laïque. «Il faut se demander aussi comment ce parti a pu à ce point s’enferrer», écrit Cengiz Çandar qui, comme nombre d’intellectuels libéraux ne cache pas sa déception concernant l’AKP.

«Avertissement». La décision est maintenant entre les mains des onze juges de la Cour constitutionnelle, dont huit sont considérés comme des laïcs durs. Ils disposent donc de la majorité qualifiée requise pour prendre une décision de dissolution, mais le président, Hasim Kiliç, est un libéral, ainsi que le juge qu’il a nommé comme rapporteur du dossier.

Certains veulent croire aux effets positifs d’une dissolution de l’AKP, qui se reconstituera aussitôt sous un nouveau nom. «Le nouveau parti et ses nouveaux leaders ne pourront pas ne pas tenir compte de cet avertissement et ils respecteront les règles constitutionnelles», souligne Onur Oymen, secrétaire général du CHP (Parti républicain du peuple), principale force de l’opposition et pilier de la gauche souverainiste. La plupart s’inquiètent. «La Cour est dans une situation difficile : une interdiction de l’AKP serait une décision illégitime aux yeux de l’écrasante majorité de l’opinion, mais refuser la plainte signifierait entériner tout ce qu’a fait ce parti jusqu’ici», souligne Baskin Oran, intellectuel de la gauche libérale. En attendant, l’AKP tente de changer la loi afin de rendre plus difficile la dissolution des partis.