Un fédéralisme bien maîtrisé, condition sine qua non de la survie de l'Irak

2 novembre 2006
L'ANALYSE de Georges Malbrunot, grand reporter au service étranger du Figaro.

La France va ouvrir en janvier un consulat à Erbil, la « capitale » des trois provinces kurdes du nord de l'Irak. « Le fait kurde est irréversible, il faut en prendre acte », explique-t-on à Paris, où l'on a pourtant longtemps cherché à le contenir. Seule région stable dans un Irak déchiré par la violence, le « Kurdistan » a considérablement renforcé son autonomie depuis la chute de Saddam Hussein, en 2003.
Cette volonté sécessionniste signifie-t-elle que la marche vers l'éclatement de l'Irak est irrémédiablement engagée ? Autres candidats à l'autonomie, les chiites, majoritaires et implantés dans les principales zones pétrolifères, ont accepté de reporter de 18 mois l'application de la loi sur le fédéralisme, adoptée le mois dernier par le Parlement. Cette concession montre qu'ils n'ont pas envie d'aller tout de suite à l'affrontement sur ce dossier décisif pour l'avenir de l'Irak. Le répit pourrait être mis à profit pour colmater les brèches d'un fédéralisme mal maîtrisé, antichambre d'un partage entre chiites, sunnites et Kurdes, partition à laquelle s'oppose George Bush, car cela causerait un « désordre encore plus grand que celui qui sévit actuellement ».

Parmi les idées évoquées pour conjurer ce scénario catastrophe, celle du « fédéralisme asymétrique » retient l'attention de certaines chancelleries. Elle consiste à reconnaître la spécificité (non arabe) des Kurdes en leur offrant une très large autonomie. Et, pour les chiites et les sunnites, à les faire vivre ensemble dans une entité arabe, centralisée. Ainsi, l'État irakien aurait-il encore un sens, alors qu'aujourd'hui la dissolution de l'identité nationale inquiète dans un pays où les milices bafouent l'autorité d'un pouvoir qui ne réunit plus son Conseil des ministres.

Dans cette épure, reste à trouver un accord acceptable par tous sur Kirkouk, cité pétrolière arabisée sous Saddam et revendiquée par les Kurdes. Un statut spécial, calqué sur celui de certaines villes de Bosnie, pourrait être envisagé.

Mais les Kurdes, qui ont massivement repeuplé Kirkouk depuis 2003, tiennent au référendum prévu fin 2007 pour régler, en leur faveur, ce différend. Enfin, autre litige au coeur du fédéralisme, la gestion des ressources pétrolières (par l'État central ou les régions ?) devra être tranchée. Autant dire que cette idée de fédéralisme asymétrique, « intellectuellement séduisante », selon Kendal Nezan, le président de l'Institut kurde de Paris, est loin de faire l'unanimité. Elle se heurte à l'hostilité des chiites, qui ne veulent pas moins que leurs alliés kurdes.

N'est-il pas, de toute façon, trop tard pour parler d'un Irak uni ? Dans toutes les communautés, les faits accomplis se multiplient. La confessionnalisation du pouvoir est sans doute allée trop loin pour que des passerelles puissent être encore lancées. Sur le fédéralisme, par exemple, les sunnites et le leader chiite radical Moqtada al-Sadr se retrouvent pour s'y opposer. « Nous essayons de convaincre Sadr de parler aux sunnites », explique un diplomate. « Mais après les massacres d'al-Qaida contre des chiites, il ne peut le faire, sa communauté le prendrait pour un traître ». Chez des chiites, travaillés par les démons de la division, la voix modérée de l'ayatollah Ali Sistani se perd au milieu des fatwas radicales. Depuis son retour de Londres pour régler la crise de l'été 2004 à Nadjaf, le vieux sage est marginalisé. « Regardez qui le protège depuis, c'est l'Asrii (Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak, la principale faction chiite, NDLR.) », constate ce diplomate. Passé sous les fourches caudines de ses rivaux chiites, l'ayatollah Sistani a perdu son indépendance.

C ôté sunnites, l'heure est également au refus du compromis. Persuadé que le temps travaille pour eux, le Comité des oulémas, l'une des principales organisations sunnites, refuse toujours d'entrer dans le jeu politique tant qu'un calendrier de retrait américain n'aura pas été établi. Tandis qu'al-Qaida s'implante durablement, au risque de devenir un courant politique terroriste à l'objectif à peine dissimulé : l'établissement d'un émirat djihadiste dans le triangle sunnite, après le départ des Américains.

Acculés, ceux-ci ne peuvent sans doute plus longtemps encore manier la méthode Coué. Parler de « challenges » plutôt que de « problèmes ». Minimiser les violences (80 attaques actuellement chaque jour à Bagdad, au lieu de la cinquantaine annoncée). À l'heure où l'on évoque un changement d'approche à Washington, « la seule solution, poursuit un expert, est que les Américains ne gèrent plus seuls le dossier, mais qu'ils en partagent la responsabilité. Cela peut provoquer un déclic dans la communauté internationale, et surtout en Irak. »

Les dirigeants américains doivent lâcher du lest pour ne pas nuire à leurs partenaires irakiens. « Quand les Saoudiens ont offert des chars aux Irakiens, les Américains ont exigé que les canons soient enlevés », se souvient un autre diplomate, qui stigmatise le « dirigisme » de leurs représentants à Bagdad et la tutelle des conseillers américains maintenus dans les ministères clés, trois ans après la guerre.

La communauté internationale, Washington en a un besoin urgent pour renflouer les caisses de la reconstruction. Mais « avant de nous demander de l'argent, ajoute ce diplomate, il faut savoir où est allée la vingtaine de milliards de dollars dépensés depuis 2003. Personne n'acceptera de mettre de nouveau de l'argent tant que la corruption n'aura pas été sérieusement combattue. »

Il faut enfin dessiner une perspective de retrait, en évitant un départ précipité des troupes américaines, qui conduirait à la pire des guerres civiles. D'où la nécessité de bien « ficeler », d'ici là, le dossier du fédéralisme de l'Irak.