Un ardent défenseur de la liberté d'expression


vendredi 19 janvier 2007
Par Ragip DURAN et Marc SEMO

Adversaire résolu des lois liberticides qui en Turquie interdisent de parler du génocide arménien, Hrant Dink était tout aussi opposé aux lois mémorielles françaises.

«Mon état d’âme est celui d’un pigeon inquiet», écrivait Hrant Dink il y a une semaine dans un long article publié dans Agos, le principal hebdomadaire arménien de Turquie, qu’il avait fondé il y a dix ans. Un texte tragiquement prémonitoire.

Hrant Dink sentait monter le péril. Les menaces se faisant de plus en plus précises, par coup de téléphone ou lettres anonymes, il en avait transmis certaines à la justice mais aucune mesure de protection n’avait été prise.

Hrant Dink
Hrant Dink, dans son bureau, en octobre dernier. REUTERS
Inlassable combattant pour les droits de l’homme, Dink répétait volontiers que «la question des minorités est l’un des aspects d’un combat plus général pour le pluralisme et la démocratie». Il s’adressait aux membres de sa communauté, quelque 60.000 personnes pour la plupart concentrées à Istanbul, dernières représentantes d’une population de plus d’un million de personnes au début du siècle dernier et depuis anéantie par les massacres de masse de 1915-1917 puis par l’émigration.

Mais il était aussi très écouté par les intellectuels libéraux turcs et par tous ceux qui se battent pour que la République fondée par Mustapha Kemal sur les décombres de l’empire ottoman après la première Guerre mondiale affronte la question du génocide arménien. Et ceux-ci forment une bonne moitié des quelque 5.000 acheteurs réguliers de son journal.

Hrant Dink était un symbole. C’est pour cela qu’il a été assassiné. C’est aussi pour cela qu’il était depuis des années l’une des cibles privilégiées des nationalistes turcs et de la justice. 170 intellectuels de Turquie ont été poursuivis depuis deux ans, notamment au titre de l’article 301 sanctionnant les insultes à la nation et l’identité turque présent dans le nouveau code pénal, qui pourtant avait été accepté par l’Union européenne. A chaque fois, le mécanisme était le même: une plainte déposée par des associations nationalistes puis les juges ouvraient les procédures.

Coupable d’avoir évoqué dans une interview «le massacre de 30.000 Kurdes et d’un million d’Arméniens», le célèbre romancier Orhan Pamuk, prix Nobel 2006, se retrouva ainsi lui aussi au banc des accusés. Mais il fut relaxé rapidement, comme tous les autres. Jusqu’ici, il n’y eut qu’une seule condamnation définitive: celle de Hrant Dink, qui écopa de six mois avec sursis confirmés en cassation. On lui reprochait d’avoir appelé dans un de ses articles les Arméniens à «se tourner maintenant vers le sang neuf de l’Arménie indépendante», seule capable, selon lui, de les libérer du poids de la Diaspora. Puis de nouvelles procédures avaient été ouvertes contre lui après qu’il ait protesté contre cette condamnation qu’il jugeait infâmante.

«On me montre dans la rue comme un raciste arménien», s’indignait Hrant Dink dans son dernier article d’Agos. Lui, au contraire, avait toujours œuvré pour la réconciliation au travers d’un travail de mémoire assumé par les deux parties et dans le dialogue. «Il faut sortir de l’impasse de cette double polarisation», affirmait volontiers Hrant Dink, qui n’était pas très populaire au sein de la diaspora ni en République arménienne. Il avait aussi toujours revendiqué sa citoyenneté turque et refusait de vivre en exil.

En septembre 2005, Dink fut l’un des protagonistes d’une conférence d’historiens à Istanbul où pour la première fois sur le sol turc était explicitement évoqué le génocide arménien. Elle avait été interdite une première fois puis autorisée au dernier moment, sous la pression des Européens, par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, issu du mouvement islamiste.

D’autres signes déjà montraient que le tabou commençait à se fissurer dans une Turquie engagée dans un profond processus de démocratisation sous la pression de Bruxelles. Mais en même temps, Dink comme Etyen Marsupyan, autre grand intellectuel arménien de Turquie, critiquaient très durement les interférences extérieures pour imposer une reconnaissance par Ankara de la réalité du génocide qui fit selon la plupart des historiens plus d’un million de victimes.

«La population turque n’a pas encore pleinement conscience du problème, et dans un tel contexte imposer une solution ne peut que susciter des réactions hostiles», déclarait-il à Libération en avril 2005. Adversaire résolu de toutes les lois liberticides qui en Turquie interdisent de parler du génocide arménien, il était tout aussi opposé aux lois mémorielles françaises qui écrivent l’histoire et veulent maintenant sanctionner toute négation du génocide. Avec neuf autres intellectuels démocrates de Turquie, tous poursuivis à un moment ou à un autre dans leur pays pour avoir évoqué la question du génocide, il avait publié un appel dans Libération, affirmant qu’un tel texte «va bloquer toute discussion en France mais aura par contrecoup un effet beaucoup plus puissant en Turquie», paralysant le travail de mémoire qui commence. Hrant Dink était catégorique: «C’est une imbécillité et elle révèle à quel point ceux qui nuisent à la liberté d’expression en Turquie et ceux qui cherchent à lui nuire en France ont la même mentalité».