Turquie : la fin sanglante des « fous d’Allah »

Info 03.02.2000 - N°1839 Monde

De notre envoyé spécial Henri Guirchoun

Les terroristes islamistes du Hezbollah étaient jusqu’à présent les alliés des forces de sécurité turques dans leur guerre contre le PKK kurde. Est-ce pour mieux préparer la candidature de la Turquie à l’Union européenne que le gouvernement d’Ankara a décidé d’en finir avec les intégristes, tout en amorçant un dialogue timide avec les Kurdes ?Sa voix ne tremble pas mais Sukru a le regard lourd d’un homme qui n’a plus rien à perdre, sinon l’honneur. Au diable les menaces, les risques de vengeance, les éventuels procès, cet épicier de Diyarbakir n’en peut plus. Il veut parler. De la vaste opération menée depuis deux semaines contre le Hezbollah, sur tout le territoire de la Turquie, qui est à son avis une « pure hypocrisie ». De ses enfants qu’il a élevés dans le respect de la vie et d’Allah, « des croyants, pas des terroristes ». De ces infâmes traîtres à leur peuple, traîtres à leur religion, ces damnés Hezbollah « et leurs copains barbouzes ». De la police aussi : « Ils étaient partout, ils savaient tout, on n’aurait même pas pu étrangler un poulet dans l’arrière-boutique sans qu’ils l’apprennent. Mais quand quelqu’un se faisait assassiner en plein jour devant chez lui, là, ils ne voyaient plus rien et l’enquête n’aboutissait jamais... »

En 1998, Suat, son fils aîné, étudiant dans un séminaire religieux, est kidnappé devant l’échoppe familiale. Trois jours plus tard, on retrouve son corps poignardé dans un quartier périphérique. L’épicier se rend à plusieurs reprises au commissariat et au quartier général de la lutte antiterroriste pour exiger de la police qu’elle retrouve les assassins de son fils. Chaque fois, il est éconduit sans ménagement par des flics qui ne font même pas semblant de s’intéresser à l’affaire. « Ils n’ont rien fait. Pas le plus petit début d’enquête. Pourquoi s’agitent-ils maintenant ? Parce qu’ils n’ont plus besoin d’eux ? Dire qu’à Istanbul ou à Ankara certains en sont encore à se demander si l’Etat a vraiment utilisé le Hezbollah. Quelle naïveté ! Vous ne trouverez personne dans cette ville pour en douter un seul instant. Nous avons tous payé pour le savoir. »

Entre 1992 et 1996, plus de 2 000 enlèvements et exécutions sommaires sont généralement imputés aux commandos du Hezbollah : des avocats, des journalistes, des médecins, des étudiants, de nombreuses femmes non voilées, les membres des associations de défense des droits de l’homme, des politiciens locaux, à commencer par ceux du parti prokurde Hadep, des islamistes modérés. Les victimes sont attaquées par derrière, en pleine rue, et le plus souvent à partir de midi, qui devient « l’heure des exécutions » pour les habitants des grandes villes du Sud-Est anatolien.

Omniprésentes dans les huit départements de la région placés sous état d’urgence, les forces de sécurité multiplient les arrestations de sympathisants supposés de la rébellion kurde. La répression est féroce, la torture automatique. Tous ceux qui revendiquent peu ou prou leur identité de Kurdes de Turquie sont assimilés à la guérilla du PKK, à des terroristes. Mais pendant toutes ces années, les commandos du Hezbollah agissent, eux, dans une impunité parfaite. Si bien qu’ils sont considérés dans la région comme les supplétifs du régime d’Ankara, une force occulte manipulée par les services, et qu’on surnomme les « Hezbo-contra ».

En 1994, une commission d’enquête parlementaire sur les « assassinats politiques non résolus » avait déjà souligné la responsabilité du Hezbollah dans de nombreuses affaires. Elle avait aussi clairement dénoncé l’étrange mansuétude dont faisaient preuve certaines institutions officielles à l’égard du groupe islamiste. Mais bien entendu ses conclusions étaient restées lettre morte. Aujourd’hui, le vent aurait-il tourné ?

« Les jardins de la mort », « Les barbares de l’islam », « Meurtres en vidéo ». A grand renfort de titres racoleurs, d’images à peine soutenables et de témoignages plus insupportables les uns que les autres, la presse turque, machine bien huilée contrôlée par une poignée de propriétaires incontournables, alimente le feuilleton macabre des crimes du Hezbollah turc. A Istanbul, Adana, Gaziantep, Konya et dans quinze autres villes du pays, la police a lancé une opération qui a déjà permis l’arrestation de plus de 300 suspects. Et surtout débouché sur la découverte des cadavres de plus de trente disparus, pour la plupart des hommes d’affaires d’origine kurde, proches des différents courants islamiques.

Depuis l’attaque de la villa où s’était retranché Huseyin Velioglu, le chef du Hezbollah abattu au cours d’une fusillade qui a duré quatre heures, filmée par les télés, on sait tout sur une organisation forte d’environ 2 000 militants et de 10 000 à 20 000 sympathisants. Pris vivants, deux des lieutenants de Velioglu s’épanchent au cours des interrogatoires qu’on imagine serrés. Ils expliquent la minutieuse répartition des tâches entre les activistes chargés des enlèvements, des assassinats, des enterrements à la sauvette. Ils conduisent la police vers leurs caches : des jardins de villas cossues, des sous-sols, des terrains vagues.

Dans la villa du chef, on a aussi découvert des centaines de cassettes vidéo qui montrent les séances de tortures subies par les victimes, les mutilations, puis les exécutions, à l’issue d’une parodie de procès qui glace d’effroi. Ainsi le calvaire de Konra Kuris, une intellectuelle islamiste, mère de cinq enfants et célèbre pour son combat en faveur d’un islam féministe, a duré 38 jours. Complètement méconnaissables, son corps et son visage étaient tellement meurtris que seul l’examen de sa dentition a permis de l’identifier avec certitude...

Mais au-delà du traumatisme provoqué par toutes ces horreurs - certains policiers prédisent la découverte possible d’un millier de cadavres -, un étrange et subit mouvement de balancier a, semble-t-il, hissé tout à coup aux yeux de l’opinion le Hezbollah à la place occupée jusqu’ici par le PKK kurde d’Abdullah Öcalan : celle d’ennemi public numéro un de la Turquie. Pourtant, aussi musclée, rapide et efficace qu’elle soit, on peut se demander si l’intervention de la police est le résultat d’une longue enquête qui aboutirait seulement par hasard aujourd’hui. Ou bien s’il s’agit d’une opération décidée au plus haut niveau politique, avec l’approbation du puissant Conseil national de Sécurité, c’est-à-dire de l’armée, demeurée fort discrète dans cette affaire.

Le gouvernement de coalition de Bülent Ecevit est un attelage incertain qui réunit des nationalistes de gauche, des conservateurs et un parti d’extrême-droite, le MHP. L’été dernier, il avait pourtant survécu aux ravages du tremblement de terre qui avaient souligné l’incurie des services de secours de l’Etat, au contraire des nombreuses associations mobilisées par une société civile dynamique. A la fin de l’année dernière, la décision prise par les Quinze d’accepter la candidature de la Turquie à l’Union européenne l’avait aussi renforcé, dans la perspective de mettre en place les réformes économiques et politiques destinées à répondre aux critères européens.

Mais à la mi-janvier, la décision de surseoir à l’exécution d’Abdullah Öcalan et d’attendre le verdict de la Cour européenne des Droits de l’Homme a bien failli mettre fin à cette prometteuse stabilité. Le Premier ministre a dû déployer des trésors d’ingéniosité pour imposer sa décision. Le président Süleyman Demirel est venu à la rescousse pour sermonner les familles des soldats tués par le PKK, qui exigeaient en hurlant leur vengeance. Et le chef du parti d’extrême-droite s’est efforcé de faire comprendre à ses troupes les raisons de sa volte-face en faveur du sursis d’Öcalan. La tempête est passée. A peine une semaine plus tard, l’opération anti-Hezbollah démarrait...

« La capture d’Öcalan a constitué un triomphe en soi pour l’Etat turc. Mais la métamorphose du chef du PKK en militant pacifique des droits des Kurdes, et en apôtre d’une Turquie unitaire et démocratique, est aussi une donnée fondamentale. On peut en sourire, s’en offusquer, elle correspond néanmoins aux aspirations de la majorité des Kurdes, puisque le nouvel Apo, loin d’être considéré comme un traître, est au contraire largement suivi, affirme un intellectuel kurde d’Istanbul. Candidature européenne oblige, l’Etat devra donner des gages. En attendant, il élimine les protagonistes de la sale guerre du Sud-Est, y compris ses alliés. Aujourd’hui, c’est le tour des fous d’Allah. Ce sera peut-être demain celui des gardiens de village. »

Les sirènes européennes parviendront-elles à dissiper le cauchemar de quinze années d’affrontements, 35 000 morts, 3 millions de personnes déplacées, plus de 3 000 villages détruits, des dizaines de millions de dollars engloutis dans la guerre ? On n’en est pas encore là.

Les Kurdes de Turquie réclament toujours en vain des droits constitutionnels, leurs écoles et une chaîne de radio-télévision en langue kurde. Mais à Ankara, ces revendications provoquent toujours les mêmes cris d’orfraie. Après avoir claironné que « le chemin de l’Europe passe par Diyarbakir », l’ancien Premier ministre Mesut Yilmaz, membre de la coalition, a fait machine arrière en déclarant un peu plus tard que ce n’était pas à l’ordre du jour. Moins prudent, le ministre des Affaires étrangères s’est fait tancer pour avoir soutenu le projet d’émissions télé en langue kurde. Une procédure judiciaire a même été ouverte contre lui. Comme contre tous ceux qui s’aventurent sur le sujet miné des droits des Kurdes ou des réalités de la guerre.

D’ailleurs, c’est bien simple : on ne peut pratiquement rien dire ou rien écrire. Paru au printemps dernier, « le Livre de Mehmet » a remporté un immédiat succès. Il recueille les témoignages bruts d’une quarantaine de soldats de tous grades et de toutes opinions, sur leur expérience dans le Sud-Est. Son auteur, la journaliste Nadire Mater, avait pourtant soigneusement évité d’y ajouter le moindre commentaire. Peine perdue : l’ouvrage est désormais interdit et Nadire Mater risque au moins six ans de prison pour « insultes et tentative de discréditer l’institution militaire ».

Malgré ces avatars, le climat a tout de même déjà changé. Au moins dans le Sud-Est. La guérilla du PKK obéit à son chef et ne descend plus des montagnes. L’armée turque envisage de lever progressivement l’état d’urgence. Les gouverneurs, hier encore des superflics champions du tout-répressif, cèdent la place à des fonctionnaires davantage soucieux d’attirer des investis- seurs dans une région économiquement dévastée, où le chômage atteint parfois 60% de la population.

Les Kurdes, toutes obédiences confondues - c’est-à-dire y compris des militants proches du PKK -, se rencontrent en de multiples forums de réflexion baptisés « plate-forme démocratique » ou « mouvement pour la paix ». Et depuis les élections municipales du mois d’avril, les 37 élus du parti kurde Hadep, dont le sort habituel oscillait plutôt jusqu'à présent entre l’assassinat et l’emprisonnement, jouent, eux aussi, le jeu d’un dialogue amorcé avec les autorités. « Tout le monde a compris que le recours aux armes ne mène à rien, confirme Feridun Celik, le jeune maire Hadep de Diyarbakir, qui reçoit sous le traditionnel portrait d’Atatürk. On ne peut pas rêver d’un bouleversement immédiat mais chacun doit retrouver ses esprits. J’ai bon espoir. »

Comme chaque jour, Hanim, 36 ans, partage son déjeuner avec sa belle-mère, 45 ans, et sa belle-soeur, 37 ans. Elles viennent toutes les trois du même village, aujourd’hui abandonné. Une ribambelle d’enfants de tous âges sautillent dans l’appartement vétuste. C’est pour eux que les trois femmes s’efforcent de manger, de sourire, de survivre. Pour eux seulement, car leur vie à elles s’est interrompue brutalement le jour où des inconnus se sont approchés de leurs époux. Par derrière, dans la rue, peu après midi...

Henri Guirchoun