Turquie de droit


jeudi 19 juillet 2007 | MARC SEMO
Baskin Oran, 62 ans, universitaire turc. Candidat aux législatives, laïque, de gauche, défenseur des minorités, il est menacé comme le fut, avant lui, son ami Hrant Dink, journaliste assassiné.
Jour après jour, il serre par milliers des mains d’inconnus. Il a un mot pour chacun et explique inlassablement avec des paroles simples son projet d’une Turquie plurielle «de citoyens libres de l’étreinte de l’Etat comme de celle de leur communauté». L’apprentissage de la politique est dur pour Baskin Oran, professeur de sciences politiques, spécialiste internationalement reconnu des droits des minorités, qui pensait bientôt prendre une retraite méritée avec sa femme au soleil de Bodrum, sur la côte méditerranéenne. Pourtant, peu à peu le métier rentre . «Cela se passe mieux que je ne le pensais, les gens regardent la photo du tract, me regardent et puis sourient», s’amuse-t-il.
 
De meeting en meeting, il est accueilli par les mêmes petites foules bigarrées où se mêlent bobos et syndicalistes, femmes islamistes en foulard et militants de la cause kurde, tziganes et activistes gays.
 
Parfois, surtout quand il est face à des étudiants, les réflexes du professeur reviennent. Il répond sèchement, un rien pédant, sur un argument qu’il juge irrecevable. Mais cela fait partie du personnage et ses partisans s’en amusent.
 
Cet universitaire binoclard, aux cheveux ras et à la barbe grise, est d’ores et déjà un symbole. Les télévisions internationales s’arrachent ses interviews dans un anglais ou un français parfait. Les médias locaux ne sont pas en reste. Il tranche avec le ronron de la campagne des législatives qui se dérouleront dimanche. Il se veut le candidat «des opprimés et des exclus», celui de toutes les minorités ethniques, religieuses, sexuelles. Sa circonscription d’Istanbul, sur la rive européenne du Bosphore, est «comme un microcosme de la ville» avec des bidonvilles, des quartiers branchés et les hauts lieux de la vie nocturne. Il y a là des Kurdes et des Arméniens, des chrétiens et des juifs. Celui qui se présente comme «la voix libre de la gauche» a de bonnes chances d’entrer au Parlement. « C’est une terrible responsabilité, car c’est la première fois que les diverses organisations de la gauche indépendante et de la société civile ont réussi à se mettre d’accord sur un nom», explique l’universitaire qui, jusqu’ici, n’avait jamais été inscrit à aucun parti. Mais tous, depuis la gauche de la gauche et les alters jusqu’aux réformateurs pro-européens, respectent cet intellectuel qui se revendique lui-même comme «incontrôlable». Ils lui ont demandé d’être leur porte-drapeau. «On m’a fait candidat», explique-t-il en souriant. Après avoir un peu hésité et longuement discuté avec sa femme et ses trois enfants, il s’est finalement lancé dans l’aventure.
Le garde du corps apporte des kebabs achetés au boui-boui en bas. Au QG de campagne comme dans la rue, ce policier efficace et discret est toujours là. Il lui a été attribué pour sa protection en janvier, juste après l’assassinat de son ami Hrant Dink, journaliste arménien de Turquie abattu par un jeune chômeur d’extrême droite. «Il règne depuis quelques années dans le pays un climat de haine xénophobe, et il y a des milliers de jeunes paumés prêts à tuer en pensant être des héros», explique l’universitaire qui sait être une cible, tout comme le romancier et prix Nobel Orhan Pamuk, qui, lui, a choisi la discrétion.
 
Depuis des années, Oran reçoit des insultes et des menaces de mort, mais refuse d’y penser. Membre du Conseil des droits de l’homme auprès du Premier ministre, un organisme crée sous la pression de l’Union européenne, il rédige en 2004, avec un collègue, un rapport au vitriol dénonçant «le climat de paranoïa» entourant la question des minorités. Le gouvernement de l’AKP le désavoue publiquement. Les ultranationalistes se déchaînent et portent plainte. «A leurs yeux, ce rapport minait les fondements même de la République en proposant notamment de remplacer le terme Turc par celui de citoyen de Turquie afin de reconnaître symboliquement une totale égalité aux 72 millions d’habitants du pays qu’ils soient turcs, kurdes ou autres», raconte Oran qui, deux ans plus tard, se retrouve inculpé au titre de l’article 301 punissant les atteintes à l’identité turque. Il a été acquitté en première instance mais la procédure continue.
 
C’est un habitué des combats solitaires, un outsider adepte du «parler vrai» qui cherche à libérer la gauche turque de ses tabous et de ses carcans idéologiques, dont ce kémalisme dogmatique qui prétend perpétuer l’héritage de Mustapha Kemal, fondateur d’une République laïque et jacobine sur les décombres de l’empire ottoman. «Il faut le réinterpréter aujourd’hui dans une Europe et un monde qui ont changé», assure Baskin Oran.
Il avait un trisaïeul grand vizir, tué dans une bataille balkanique. Son père, avocat, était un célèbre député du CHP, le parti kémaliste. Lui-même fut d’abord un marxiste pur et dur, fasciné par les luttes anti-impérialistes en Afrique, auxquelles il consacra sa thèse. Après le coup d’Etat militaire de 1971, il est emprisonné sept mois puis exclu une première fois de l’université. Réintégré peu après dans ses fonctions, il en est à nouveau chassé après le nouveau coup d’Etat militaire de 1980. Il survit comme il peut, travaille sur des chantiers ou dresse des chiens. Mais pour lui, il est hors de question de quitter le pays qu’il veut «changer de l’intérieur». Et surtout il continue à étudier et écrire. De doctes ouvrages universitaires, mais aussi Les Mémoires non-écrites du général Evren, hilarante satire de la junte militaire et de son chef. Le succès du livre le rend intouchable. Finalement, il finit par réintégrer sa chaire de sciences politiques à Ankara.
 
Chaque nuit, dans l’appartement de son fils réalisateur de télé, où il s’est installé depuis le début de la campagne électorale, le professeur répond personnellement aux centaines de mails qui lui arrivent. Des encouragements. Des félicitations. Des cris du cœur. Il incarne le recours de tous ceux qui se méfient de l’AKP, le parti au pouvoir issu du mouvement islamiste, au réformisme pro-européen de façade, et qui sont écœurés par le nationalisme ombrageux du CHP, la principale force de l’opposition. «Cette soi-disant gauche kémaliste est devenue encore plus réactionnaire et conservatrice que les ex-islamistes», soupire l’universitaire qui mène campagne avec l’aide de quelque trois mille bénévoles. Bon nombre d’artistes, d’écrivains ou d’universitaires de renom lui apportent un soutien actif. Tous sont convaincus que cette «voix libre», ajoutée à celles de quelques autres candidats indépendants, pourra secouer le lénifiant ronron du Parlement.
 
Gros bosseur et perfectionniste, Baskin Oran s’est déjà mis au travail. S’il est élu, le premier texte qu’il proposera sera l’abrogation du «301» et des autres articles mettant à mal les droits des minorités. Depuis deux ans, l’Union européenne et les organisations de défense des droits de l’homme demandent sans succès l’abrogation de ces textes liberticides. «Ils font honte à la Turquie comme à toute personne de conscience», martèle l’universitaire, qui compte bien mettre les nouveaux députés tout de suite devant leurs responsabilités.
 
Oui, décidément la politique lui plaît.
 
Baskin Oran en 6 dates
26 juillet 1945 - Naissance à Izmir.
1971 - Arrestation et emprisonnement pendant sept mois.
1972 - Chaire de sciences politiques à Ankara.
1982 - Expulsion de l’université pour huit ans.
2004 - Rapport sur les minorités.
22 juillet 2007 - Candidat aux législatives