Lemonde.fr | TRIBUNE - Hamit Bozarslan (Historien et sociologue)
Les quelque deux millions d’exilés kurdes restent attachés à la cause de leur peuple sans Etat. Mais cette communauté éclatée a su créer, dans ses patries d’accueil, de nouveaux référentiels communs, considère Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS, dans une tribune au « Monde ».
« Sanglante répression, regroupement de populations, déroute de la guérilla. L’ordre règne au Kurdistan irakien ». Ainsi était intitulé l’article que Mouna Naïm publiait dans Le Monde du 21 septembre 1989, un an après les bombardements chimiques de Saddam Hussein. A ce crime demeuré impuni, venait de s’ajouter l’assassinat, à Vienne le 13 juillet 1989, d’Abdel Rahman Ghassemlou, leader humaniste du Parti démocratique du Kurdistan iranien, par des agents de Téhéran, qui avaient pu quitter la capitale autrichienne sans être inquiétés.
La conférence internationale de l’Institut kurde de Paris, réunie les 14 et 15 octobre de la même année, allait briser le silence et inscrire la question kurde à l’agenda de certains milieux politiques, diplomatiques et humanitaires. Elle serait suivie de deux autres, l’une en juillet 1990 dans la capitale de l’Union soviétique chancelante, avec l’appui évident de Mikhaïl Gorbatchev, l’autre à Washington en février 1991, avec la participation des sénateurs Edward Kennedy et Claiborne Pell.
Après une longue période de repli en exil et de mélancolie, la « diaspora » kurde palliait désormais l’absence d’une diplomatie au sein de ce peuple sans Etat. Les Kurdes en Europe, en Amérique du Nord et dans le Pacifique n’ont cessé depuis de se mobiliser en faveur des Kurdistans d’Irak, d’Iran et de Turquie. De la bataille de Kobané, en 2014, qui marqua la première défaite de l’organisation Etat islamique, à la chute de la région montagneuse d’Afrin, en Syrie, en mars 2018, bombardée pendant soixante-dix jours par l’aviation d’Erdogan et livrée aux djihadistes syriens proturcs, le Rojava [autre nom du Kurdistan syrien] a suscité également nombre de manifestations au cours de la dernière décennie.
Cependant, tout en s’inscrivant pleinement dans l’histoire du Kurdistan, la diaspora connut aussi sa propre histoire et son propre panthéon, autour de grandes figures intellectuelles comme Ismet Chérif Vanly et Noureddine Zaza, des artistes comme Yilmaz Güney et Ahmet Kaya, des personnalités politiques comme Ghassemlou et son successeur Sadegh Sharafkandi, assassiné par les services secrets iraniens à Berlin, en septembre 1992, les trois militantes kurdes tuées en janvier 2013 dans le 10e arrondissement de Paris par un agent des services secrets turcs, ou, plus récemment, les trois Kurdes assassinés par un militant de la droite radicale française, le 23 décembre 2022, rue d’Enghien, à Paris.
Le terme « mobilisation » décrit d’ailleurs insuffisamment le dynamisme de cette communauté de quelque deux millions d’âmes, dont environ un million en Allemagne, qui constitue un espace de production artistique et culturelle effervescent. C’est, en effet, en Europe que des écrivains de langue kurde, interdite même à l’oral par le régime militaire turc de 1980-1983, composèrent les premiers romans kurdes de Turquie, particulièrement marqués, au début, par une triste nostalgie.
C’est également sur le Vieux Continent que vit le jour, au tournant des années 1990, le cinéma kurde, avec pour motif initial les frontières qui divisent et brisent le groupe kurde ; de nos jours, des festivals de films kurdes ont lieu dans de nombreuses villes européennes. De même, ce sont l’Institut kurde de Paris (fondé en 1983) et la bibliothèque kurde de Stockholm (fondée en 1997) qui se chargèrent de la mission de constituer la Bibliothèque et les Archives nationales kurdes pour préserver, notamment, la précieuse documentation « grise » des mouvements kurdes passés et présents, soit les tracts, affiches et publications qui ont circulé sous le manteau.
Enfin, les études kurdes constituent aujourd’hui l’une des branches les plus actives des études moyen-orientales, et de nombreuses thèses examinent la diaspora kurde à l’échelle du continent.
« Diaspora kurde » ? Le terme serait peut-être inadéquat pour décrire les années 1980, voire 1990. L’existence d’une diaspora nécessite en réalité une différenciation interne en matière de genres, de classes et de générations, permettant un double engagement politique dans une région d’origine et vers les pays d’accueil, lesquels cessent d’être une terre d’exil pour devenir patrie au sens fort du terme. « Sept députés kurdes dans le Riksdag » répartis sur l’ensemble de l’échiquier politique de Suède, pays où le gouvernement de Magdalena Andersson se maintint en 2022 grâce au vote d’une « parlementaire de gauche, originaire du Kurdistan d’Iran », des « ministres kurdes » dans les gouvernements de Mark Rutte (Pays-Bas), Boris Johnson (Royaume-Uni), Olaf Scholz (Allemagne)… ces expressions attestent la formation, à la faveur du temps long, d’une kurdicité diasporique qui nourrit un indéniable attachement émotionnel à la cause kurde, mais s’inscrit désormais dans un paysage politique sans rapport direct avec elle.
C’est en s’ancrant dans cet espace trop complexe et trop fragmenté pour être structuré par un quelconque acteur kurde que les Kurdes d’Europe entrent pleinement dans la condition diasporique.
Cette tribune est rédigée dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la paix.