Tourments au "Petit Kurdistan"

mis à jour le Mercredi 13 février 2013 à 16h19

Lemonde.fr | Par Florence Aubenas et Guillaume Perrier

Quand Riza Altun est arrivé d'Iran au milieu des années 2000, il savait que ce serait les agents de la DST, les services de renseignements français, qui l'accueilleraient à l'aéroport pour le conduire en voiture jusqu'à Paris. Pas de tapis rouge, bien sûr, rien d'officiel non plus. Surtout pas.

Entre ce haut responsable kurde et le contre-espionnage français, les relations sont plutôt discrètes, mais solidement nouées par des accords tacites et des intérêts bien compris. Un ancien des services les résume d'une formule : "Si vous ne faites pas d'histoires, nous n'en ferons pas non plus."

D'un côté, donc, le ministère de l'intérieur tolère les activités politiques et donne des titres de séjour, même aux membres revendiqués du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, considéré comme illégal, voire terroriste, par un certain nombre de pays. De l'autre, les militants kurdes évitent tout ce qui pourrait faire déborder sur le territoire français le conflit qui les oppose au gouvernement turc depuis plus de trente ans.

Le 5 février 2007, pourtant, lorsque les policiers sonnent à la porte d'un appartement à Ville-d'Avray (Hauts-de-Seine), c'est cette fois pour arrêter Riza Altun au petit matin. L'opération vise une vingtaine de personnes au total, suspectées de lever des fonds pour financer une "entreprise terroriste". Pendant la procédure, Riza Altun argue de ses contacts privilégiés avec la DST. Il donne des noms, des numéros de téléphone.

La fameuse "levée de fonds" s'appelle la "Kampanya", une collecte annuelle faite publiquement au sein de la communauté kurde. Sert-elle, en partie, à financer la guérilla en Turquie ? Bien sûr. Et cela a toujours été un des sujets banalement évoqués avec la DST. Mais rien n'y fait : le juge d'instruction refuse toute confrontation. Entre la France et les Kurdes, la situation vient de basculer. Depuis, en cinq ans, pas moins de vingt et une procédures ont été lancées contre les réseaux du PKK en France, menées par le juge antiterroriste Thierry Fragnoli. Désormais, "toutes les demandes de la Turquie, ou presque, ont été satisfaites par la France", estime le journaliste Emre Demir, correspondant à Paris du quotidien conservateur turc Zaman, proche du gouvernement.

PUZZLE COMPLIQUÉ

Ce 11 février 2013, le procès de la Kampanya démarre devant la cour d'appel de Paris. Il passerait peut-être inaperçu s'il n'y avait eu, à peine un mois plus tôt, un triple assassinat politique : trois femmes, militantes kurdes, tuées de plusieurs balles dans la tête, en plein Paris, le 9 janvier 2013. Entre les revirements de 2007 et la brutalité de ces meurtres se dessine soudain un puzzle compliqué, où les pièces semblent bien faire partie d'un même tout, mais où aucune ne s'emboîte. "Une affaire qui pue", lâche un enquêteur. Elle montre aussi à quel point la France est aujourd'hui empêtrée dans le conflit turco-kurde.

A vrai dire, un premier procès de la Kampanya avait eu lieu en juin 2011 : une jeune femme y avait fait sensation, au-delà des peines prononcées - toutes avec sursis. Fidan Dogan a 30 ans. En 1991, ses parents ont atterri du Kurdistan turc dans un HLM de Strasbourg. Fidan apprend le français à toute allure, saute des classes, rêve de médecine. Elle est l'espoir de la famille. Puis elle lâche tout : la cause kurde a envahi sa vie. Elle passe des cours de danse folklorique aux manifestations politiques, fait de la traduction pour les activistes en escale à Paris et continue par un stage de formation théorique en Hollande. "La recherche des racines", estime Nursel, une de ses copines.

Fidan Dogan devient indispensable dans les relations publiques du mouvement, entre Strasbourg, Bruxelles et Paris. Dans son carnet d'adresses, François Hollande voisine avec Martin Schulz, le président du Parlement européen. "Elle décroche ce qu'elle veut pour une raison simple : elle ne peut pas imaginer qu'on lui dise non", raconte un militant. Devant le tribunal correctionnel de Paris, elle a pris en main la gestion du procès, parlant à la presse et aux avocats, allant jusqu'à placer dans la salle les membres de la communauté. Elle est partout, tout le temps, avec son rire et ses talons qui claquent joyeusement. Fidan Dogan est l'une des trois femmes assassinées le 9 janvier 2013.

Découverte à minuit, la nouvelle des meurtres traverse en un éclair la nébuleuse des associations kurdes françaises autour du PKK. A 4 heures du matin, un millier de personnes sont déjà rassemblées spontanément, service d'ordre compris, devant le lieu des crimes, le Centre d'information du Kurdistan, dans le 10e arrondissement de Paris. A 10 heures le lendemain, ils sont 4 000, chiffre qui enfle à près de 20 000 à la manifestation le jour suivant.

Certains sont venus des Pays-Bas ou d'Allemagne en car. Des parlementaires du Parti pour la paix et la démocratie (BDP), vitrine légale du PKK en Turquie, tiennent une réunion de crise dans une brasserie en face de la gare du Nord, avec l'égérie de la cause kurde, Leyla Zana, Prix Sakharov. Les hauts responsables politiques en exil, Zubeyir Aydar et Remzi Kartal, débarquent de Bruxelles. Tout le 10e arrondissement, baptisé "le Petit Kurdistan", paraît en deuil. Des vendeurs de kebabs, taxiphones ou coiffeurs ont fermé, par solidarité. A certaines devantures sont placardées les photos des trois femmes. Remarquable organisation, sévèrement cadrée, mais cadenassée sur elle-même - avec discours en turc et slogans directement importés du pays -, à l'image du mouvement tout entier.

Moins de quinze jours après les faits, l'arrestation d'Ömer Güney, 30 ans, n'a pas permis de dissiper les zones d'ombre. On serait tenté de dire qu'elle les a épaissies un peu plus. Ömer Güney et sa famille viennent d'une région turque ultranationaliste, mais le jeune homme s'est pourtant approché des associations kurdes depuis un an ou deux, servant volontiers de garçon à tout faire. Son oncle le dit vaguement simple d'esprit, et il s'est d'abord lui-même présenté au commissariat pour témoigner.

Ce suspect fantomatique et ambigu a permis au gouvernement turc et à la rébellion kurde de se renvoyer immédiatement la responsabilité des meurtres. Le premier dénonce un règlement de comptes interne. La seconde y voit la signature de "l'Etat profond", ces réseaux clandestins de la contre-guérilla dont se sont servis, par le passé, les services secrets turcs pour liquider des opposants. "Plusieurs d'entre nous ont été pris pour cible par la presse nationaliste turque. Nous avons reçu en 2012 des menaces précisant que des équipes de tueurs se baladaient en France et en Allemagne", continue Zubeyir Aydar, responsable du PKK en Europe.

Turcs et Kurdes s'accordent en revanche sur un point : ce crime politique vise à torpiller les négociations de paix engagées à Imrali, l'île-prison où est détenu Abdullah Öcalan, le leader historique du PKK. Des pourparlers secrets avaient déjà été menés entre Kurdes et Turcs à Oslo, brutalement interrompus en 2011 par la retranscription dans un journal turc de bandes enregistrées pendant les discussions. Dans la foulée, "les quatre représentants du côté kurde ont tous été inscrits sur la liste des barons de la drogue aux Etats-Unis", relève l'avocat Antoine Comte, qui défend l'un d'eux, Adem Uzun, interpellé en France en 2012.

Cette fois, les négociations semblaient plus largement soutenues par la classe politique turque et susceptibles d'aboutir à un accord sur un conflit qui a fait plus de 45 000 morts en trente ans. "Le résultat est que nous risquons de nous replier sur le PKK, constate Ercan, un artiste kurde. La plupart des gens sont pourtant favorables aux négociations avec la Turquie, ils veulent aussi une démilitarisation du PKK, le transformer en un mouvement civil sans le culte d'Öcalan et les réflexes staliniens."

A travers Sakine Cansiz, "c'est un symbole qui a été frappé", lance Berivan, militante, née en France. Sakine Cansiz, 55 ans, est la deuxième femme assassinée le 9 janvier. "Quand elle entrait dans la cafétéria du Centre culturel kurde, les gens se levaient spontanément, même les hommes", dit Mehmet Ulker, président de la Fédération des associations kurdes de France. "Rien qu'à sa façon de marcher, on voyait qui elle était." Droite. Sûre d'elle. Elégante. Pas de café, pas de cigarette, pas de viande, pas d'alcool, pas de mari, pas de vie personnelle. Réveil à 5 heures du matin. Gymnastique. Discipline.

LÉGENDE

Comme tous les cadres du mouvement, Sakine Cansiz navigue à travers l'Europe. Début janvier 2013, elle arrive à Paris pour refaire ses papiers. Le 9, elle doit partir pour l'Allemagne, mais, juste avant, elle doit retrouver Fidan Dogan, avec son rire et ses talons. Si la jeune femme paraît être l'incarnation même de la seconde génération de militants, Sakine est la première, la toute première.

Sa légende se raconte dans tous les foyers kurdes, on la montre sur les posters aux côtés d'Öcalan à la fondation du PKK, en 1978, son arrestation presque aussitôt, les douze ans de prison, la torture. "Quand ses geôliers lui ont coupé les seins, elle n'a pas parlé. Elle n'a pas hurlé non plus. Elle s'était juré de ne jamais laisser échapper un son devant ses tortionnaires", raconte une mère de famille. Libérée en 1991, elle rejoint la "montagne", le nom donné à la lutte armée, où le mouvement s'est engagé en 1984.

Fidan et Sakine ont rendez-vous au Centre d'information kurde. La fondatrice du PKK doit arriver de Villiers-le-Bel (Val-d'Oise), où l'héberge un militant. Qui aurait une voiture pour l'amener ? Fidan Dogan appelle Ömer Güney, comme souvent dans ces cas-là. Il dépose Sakine Cansiz vers 11 h 15 dans un parking. Va chercher du jus d'orange à l'épicerie. Le dernier mail part du centre à 12 h 42, une demande de traduction à une association. La caméra de surveillance enregistre Ömer Güney en train de quitter le centre à 12 h 56. La police trouvera quatre verres sur la table et trois femmes assassinées. Ömer Güney nie.

La troisième femme s'appelle Leyla Söylemez, mais on disait "la petite". Elle n'avait pas 25 ans et vou lait s' "engager dans la montagne", selon un camarade. Sakine Cansiz devait l'y aider. Au dernier moment, les deux femmes avaient décidé de partir ensemble en Allemagne.