Syrie : Washington pris à revers par Ankara

mis à jour le Mercredi 24 janvier 2018 à 19h02

lefigaro.fr | Par Philippe GELIE

L’offensive turque, lancée samedi au nord d’Alep, a pris les États-Unis par surprise.

MOYEN-ORIENT Une fois n’est pas coutume, le « briefing » quotidien de la Maison-Blanche s’est ouvert lundi sur un dossier de politique étrangère. « Nous entendons et prenons au sérieux les inquiétudes légitimes de la Turquie pour sa sécurité », a déclaré la porte-parole, Sarah Huckabee-Sanders, avant d’énumérer les objections de Washington à la « distraction » causée par l’offensive d’Ankara dans le nord-ouest de la Syrie, et d’appeler les Turcs à « faire preuve de retenue, dans leurs actions militaires et leur rhétorique ».

L’opération « Branche d’olivier », une offensive militaire qui ne dit pas son nom, lancée samedi par la Turquie dans la région d’Afrine, au nord d’Alep, a pris les États-Unis par surprise, quoi qu’ils l’eussent en partie provoquée. Le secrétaire à la Défense, James Mattis, a indiqué dimanche que l’état-major turc avait téléphoné à ses homologues américains, mais ce n’était pas pour solliciter leur avis ou leur permission : « Ils ont été francs, ils nous ont prévenus qu’ils allaient frapper avec leur aviation. Nous travaillons maintenant avec eux sur la suite », a-t-il déclaré. Tandis qu’une incursion terrestre a succédé aux frappes aériennes, le Pentagone a confirmé lundi avoir dépêché de hauts gradés à Ankara. Le général Joseph Votel, patron du Central Command, était le même jour à Raqqa, ville libérée de l’État islamique (EI) avec l’aide cruciale des forces kurdes visées par la Turquie.

Ce nouveau front oppose deux alliés des États-Unis, l’un dans l’Otan, l’autre dans la coalition anti-Daech. Washington a armé les Forces démocratiques syriennes (FDS) dominées par les Kurdes, ainsi que la branche armée du Parti de l’union démocratique kurde (PYD), lié au PKK qu’Ankara considère comme une organisation terroriste. L’ex-général Mattis a salué « l’efficacité » et la bravoure des combattants kurdes en Syrie, qui ont eu « des milliers de victimes. On les a vus, avec l’aide de la coalition, réduire en pièces le califat de l’EI », a-t-il dit.

Pour apaiser le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, déjà ulcéré de l’asile accordé en Pennsylvanie à son ennemi intime Fethullah Gulen, les États-Unis ont réduit leur aide militaire aux milices kurdes. Mais ils ont mis sur pied une force de 30 000 hommes censée « stabiliser » la frontière avec la Turquie - le pas de trop.

La semaine dernière, le secrétaire d’État américain, Rex Tillerson, a exposé dans un discours à Stanford une nouvelle « stratégie » américaine en Syrie, semblant annoncer un retour sur ce terrain abandonné à la Russie. Il a promis le maintien d’une présence militaire « dictée par les conditions sur le terrain, pas le calendrier », une extension de la mission anti-Daech à « l’endiguement de l’influence iranienne », une « aide à la stabilisation » des zones contrôlées par les rebelles, des élections sous supervision de l’ONU et la formation d’une coalition politique pour pousser Bachar el-Assad au départ. Un plan présenté mardi à Paris en marge de la conférence sur les armes chimiques. « Engagement militaire à long terme, nation-building, changement de régime : tout ce que rejette en principe Donald Trump y figure », observe Kori Schake, chercheur à la Hoover Institution.

Clarification stratégique 

Ce projet, soutenu par une enveloppe modeste de 500 millions de dollars, est déjà remis en cause par l’incursion turque. Les raids d’Ankara n’auraient pu être déclenchés sans le feu vert de la Russie, qui contrôle l’espace aérien à l’ouest de l’Euphrate - Washington maîtrisant l’est. En réaction à la formation des garde-frontières kurdes, Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, dont le pays soutient le régime d’Assad, a accusé Washington « d’encourager le séparatisme en Syrie », justifiant que « les actions unilatérales des États-Unis aient exaspéré la Turquie ». « C’est soit une totale incompréhension de la situation, soit une provocation absolument délibérée », a-t-il déclaré. Le coup de froid de novembre 2015 entre Moscou et Ankara, lorsqu’un bombardier russe avait été abattu par la Turquie au-dessus de sa frontière, semble surmonté sur le dos des Américains.

Il faudra plus que 2 000 soldats au sol et le déploiement de personnel affecté à la reconstruction pour sortir Washington de sa marginalisation en Syrie. « Nous sommes entrés dans une phase de stabilisation où les donateurs internationaux voudront s’assurer qu’ils peuvent compter sur la présence durable des Américains et qu’ils n’ont pas à traiter avec Bachar el-Assad », souligne Nicolas Heras du Center for a New American Security. Face au risque de conflit direct entre deux membres de l’Otan, les rebelles kurdes risquent fort de faire les frais de la clarification stratégique qui va s’imposer.