Syrie : vers une reconnaissance internationale des zones kurdes ?

mis à jour le Lundi 29 janvier 2018 à 13h45

Le Figaro | Georges Malbrunot | lundi 29 janvier 2018

Les États-Unis vont former 30 000 miliciens pour garder la frontière des régions kurdes du nord de la Syrie avec la Turquie. Paris souhaite que les djihadistes détenus chez les Kurdes soient jugés sur place. En représailles à ces signaux en faveur de l’autonomie kurde, la Turquie attaque les positions kurdes.

Que veulent les Kurdes syriens ?

Contrairement à leurs « frères » irakiens, les Kurdes du nord de la Syrie ne réclament pas l’indépendance. « Nous faisons partie intégrante du territoire syrien », affirme au Figaro un de leurs leaders, Eldar Khalil, de passage à Paris. Ils se battent pour la création d’une « fédération des régions kurdes » de Syrie, qui disposerait d’une autonomie par rapport au pouvoir central à Damas. Ils n’ignorent pas les contraintes de la démographie : en Irak, les trois régions autonomes kurdes sont peuplées dans leur immense majorité de Kurdes. Mais en Syrie, une importante composante arabe vit parmi les trois « cantons » kurdes du Nord.

Les Kurdes ont longtemps été opprimés par le pouvoir syrien, qui dès 1961 retira la nationalité à des dizaines de milliers de Kurdes, qui se révoltèrent en 2004. Profitant du départ des troupes syriennes au début de l’insurrection contre Bachar el-Assad en 2012, les Kurdes se lancèrent dans une expérience originale d’autogestion. Mélange de maoïsme et d’utopie révolutionnaire qui séduit de nombreux idéalistes occidentaux, via l’établissement de kommunes, de « quartiers » et de « cantons ». Troisième voie entre dictatures et islamistes qui permet en réalité un fichage de la population au profit du PYD, la branche syrienne du PKK, le Parti des travailleurs kurdes, qui mène une guérilla sur le territoire turc, où il est considéré comme une organisation terroriste. Mais le PYD n’a jamais coupé les ponts avec Damas, dont le retrait de ses forces a été négocié avec les Kurdes. À terme, la « Fédération kurde » de Syrie pourrait se joindre à celles d’Irak et de Turquie, si celles-ci devaient voir le jour. Un positionnement « in et out » pas facile à tenir pour les Kurdes syriens.

Comment l’opération turque peut-elle se terminer ?

L’objectif de guerre affiché par Ankara depuis le lancement, samedi 20 janvier, de son offensive militaire est d’établir en secteur kurde syrien une « zone de sécurité » d’une trentaine de km de profondeur, pour éviter justement la création d’une « fédération des régions kurdes autonomes ». Ankara combat le projet kurde de relier le « canton » d’Afrine au nord-ouest, cible des bombardements turcs, à ceux plus à l’est de Kobané et de Jaziré. À l’été 2016, les forces turques ont déjà lancé une première opération militaire, reprenant ainsi le contrôle d’une portion de territoires entre Djarabulus et Azaz. Leur nouvel allié russe dans la guerre en Syrie avait alors avalisé l’opération en échange de quoi, la Turquie retira d’Alep les rebelles anti-Assad qui lui sont proches, facilitant ainsi la reprise emblématique de la seconde ville de Syrie par Damas et ses alliés russe et iranien. Les Turcs ont commencé leurs attaques contre l’enclave d’Afrine le 21 janvier. « C’est un test pour voir si les Kurdes peuvent garder leurs positions gagnées sur le régime de Damas », affirme depuis le Liban un expert du conflit syrien. « Si les Kurdes tiennent tête aux Turcs, ajoute-t-il, leurs ambitions seront consolidées. Mais s’ils perdent, cela donnera des idées au régime syrien qui pourra aller les affaiblir dans leurs autres cantons de l’Est ». D’où l’appel lancé jeudi par l’un des responsables kurdes d’Afrine qui exhorte Assad d’empêcher les bombardements turcs contre la poche kurde. Damas n’est pas pressé de répondre. « Assad espère que Turcs et Kurdes laisseront des plumes dans la bataille », ajoute l’expert. La veille du déclenchement de l’opération turque, la Russie a proposé d’aider les Kurdes d’Afrine, à condition qu’ils abandonnent l’enclave à Damas. Les Kurdes ont refusé. Mais le pourront-ils encore longtemps face à la puissance de feu turque ? « Nous faisons face à une agression féroce », dénonce Eldar Khalil. « Comme si les Turcs voulaient détruire les routes, les ponts, en fait les institutions bâties par les Kurdes depuis 2012 », décrypte l’expert au Liban.

Quelles options pour les États-Unis ?

Alliés de la Turquie au sein de l’Otan, mais aussi des Kurdes que 2 000 soldats américains conseillent, les États-Unis ont fini par choisir les Kurdes comme levier pour se réinvestir dans le chaos syrien. Cinq jours avant le lancement de l’offensive turque, Washington a annoncé la formation de 30 000 miliciens - moitié kurdes moitié arabes - qui deviendraient les gardes-frontières des zones autonomes kurdes du nord de la Syrie. Ce qui provoqua la colère turque. Les objectifs américains visent à contrer l’influence iranienne dans cette région limitrophe de l’Irak, où Téhéran est déjà influent, et barrer la route à la reconquête de ces territoires par Assad. Au-delà, les États-Unis tiennent à être partie prenante des accords locaux que les Russes imposent aux rebelles, comme à Alep, fin 2016. Entre Moscou et Washington, un accord de déconfliction a été établi au terme duquel les Russes restent à l’ouest de l’Euphrate - vers Afrine donc - et les Américains à l’est - vers Manbij et au-delà Raqqa, reconquise sur Daech par leurs alliés arabo-kurdes avec l’appui aérien de la coalition internationale. L’offensive turque ne remet pas en cause le fait que les Américains n’ont pas d’ambitions vers Afrine. Mais leur projet de gardes-frontières ne revient-il pas à reconnaître cette « Fédération » des régions kurdes du nord de la Syrie que la Turquie combat ? « Oui », répond un diplomate onusien en charge du dossier syrien, qui parle déjà de « frontières administratives » comme au Kosovo, jadis. Washington, qui entend mettre l’accent sur la reconstruction de la zone, compte également dépêcher des diplomates. « Après des hésitations, nous considérons que c’est l’acceptation d’un projet fédéral pour toute la Syrie », se félicite Eldar Khalil. Problème : l’insistance turque à aller à Manbij « nettoyer » d’autres secteurs kurdes risque de provoquer des affrontements avec les troupes américaines déployées. Pour éviter un tel scénario, Américains et Turcs négocieraient l’établissement de ladite « zone de sécurité » autour d’Afrine en échange de quoi les Turcs feraient des concessions aux États-Unis sur la force de gardes-frontières. Mais de nombreux experts doutent qu’Ankara accepte une « force kurde » dans les cantons de l’Est syrien. Car, en face côté turc, des Kurdes sont installés. Ankara veut briser le spectre de leur éventuelle jonction. Autre écueil pour les États-Unis : la persistance d’un profond sentiment antikurde chez les Arabes de ces régions kurdes, comme en témoignent des manifestations à Manbij récemment. « Les Arabes attendent le moment opportun pour se retourner contre les Kurdes », déclare un chef tribal joint au téléphone. D’où les efforts américains pour restructurer au profit des Arabes leurs alliés des Forces démocratiques syriennes. Bref, les Kurdes se seraient étendus trop loin de leurs bases.

Les Russes ont-ils lâché les Kurdes ?

Les Kurdes accusent les Russes de s’être entendus avec la Turquie. Juste avant l’offensive turque, Moscou a retiré ses troupes stationnées près d’Afrine. Jusque-là, Russes et Kurdes coopéraient. Moscou avait arraché à Assad un certain degré d’autonomie kurde dans la prochaine Constitution syrienne. En cas de conflits entre combattants kurdes et pro-Assad dans les zones kurdes où le régime garde quelques points d’appuis, les Russes jouaient les médiateurs pour apaiser les tensions. Mais aujourd’hui, « les Russes soupçonnent les Kurdes de jouer à fond la carte américaine », estime un diplomate arabe. Avec l’affaire des 30 000 gardes-frontières. Mais pas seulement. Le contrôle des puits pétroliers majoritairement situés dans les zones kurdes oppose Kurdes et Russes. « Les Russes ont demandé aux Kurdes que les sociétés pétrolières russes puissent opérer sur ces champs, comme elles le font dans les zones prorégime, explique le diplomate, mais sous la pression des États-Unis, leurs alliés kurdes ont refusé. » Depuis, furieux contre les Kurdes, la Russie se rapproche de la Turquie - d’où le retrait de ses hommes d’Afrine - tout en poussant Ankara à se détacher encore plus de son allié américain avec lequel les relations sont désormais extrêmement tendues.

Une reconnaissance française des régions kurdes ?

Les responsables kurdes s’en félicitent, mais en privé seulement : le fait que la France encourage le jugement des djihadistes français détenus par les Kurdes équivaut à « un début » de reconnaissance de leurs aspirations fédérales. En fait, « cette question fait toujours débat », relève un diplomate de haut rang au Quai d’Orsay. Interrogé par Le Figaro, Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, est resté vague. La France de François Hollande était très amie avec les Kurdes irakiens ou syriens. Celle d’Emmanuel Macron, probablement un peu moins. Mais sur ce dossier-là également, la priorité va au réalisme. Quitte à slalomer entre les écueils. Paris, qui a placé le PKK sur la liste des organisations terroristes, n’ignore pas les relations ambiguës des Kurdes avec son ennemi, Bachar el-Assad. Et dans le même temps, la France ne peut mécontenter la Turquie, maillon indispensable pour empêcher le retour de djihadistes dans l’Hexagone. Conscients de ce faisceau de contraintes, les Kurdes disent qu’ils ne veulent pas utiliser la carte djihadiste pour que Paris aille plus loin dans sa reconnaissance de leurs aspirations fédérales. À voir.