Syrie : les islamistes étendent leur influence dans la région d’Afrin

mis à jour le Mardi 18 octobre 2022 à 15h52

Lemonde.fr | Par Hélène Sallon(Beyrouth, correspondante)

Dans cette ville à majorité kurde, au nord d’Alep, une partie de la population, prise de panique, a préféré fuir.

Une recomposition est à l’œuvre dans les zones du Nord-Ouest syrien contrôlées par les factions rebelles syriennes soutenues par la Turquie. Jouant des divisions entre les groupes composant l’Armée nationale syrienne (ANS), le groupe Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), une émanation d’Al-Qaida, a pris pied, jeudi 13 octobre, à Afrin, une ville à majorité kurde au nord d’Alep, et menace de s’emparer d’Azaz, porte d’entrée vers la Turquie. L’arrivée du HTC a créé un vent de panique parmi la population, qui redoute que le groupe ne se rende maître de cette région et y impose le modèle de gouvernance islamiste qu’il applique à Idlib, la province qu’il contrôle plus au sud.

Depuis l’offensive militaire turque contre les forces kurdes syriennes en 2018, la région d’Afrin est contrôlée par l’ANS, une coalition de factions rebelles établie sous le parrainage d’Ankara. Les affrontements sont fréquents entre ces groupes, déchirés par des luttes intestines et accusés de corruption. La Turquie leur a permis de maintenir leur contrôle sur Afrin dans la région voisine du bouclier de l’Euphrate, au nord d’Alep. Ces territoires, qui échappent au contrôle du régime de Bachar Al-Assad et hébergent des centaines de milliers de déplacés syriens, sont gouvernés par le gouvernement intérimaire syrien, un organe de l’opposition.

Hayat Tahrir Al-Cham, classé terroriste par les Nations unies bien qu’ayant rompu ses liens avec Al-Qaida, aspire depuis longtemps à étendre son influence et son contrôle à cette province. Maître d’Idlib depuis 2015, dont il a évincé les conseils locaux de l’opposition, il a instauré un appareil de gestion des affaires civiles, nommé « gouvernement de salut syrien ». Le groupe offre depuis des gages de pragmatisme à la communauté internationale. « Il considère son projet comme le seul à pouvoir garantir la survie et le succès de la “révolution”  à long terme : l’idée qu’un système uni, c’est-à-dire l’hégémonie d’une seule faction, est nécessaire plutôt qu’une division sur le modèle multifactionnel de l’ANS et le découpage des zones d’influence entre les différentes factions », estime l’expert Aymenn Al-Tamimi.

Cette ambition apparaît clairement dans la rhétorique du groupe et de son chef, Abou Mohammed Al-Joulani. En 2020 et 2021, des responsables de HTC ont mené un dialogue secret avec des éléments de l’opposition syrienne ouverts à une potentielle coopération. « Quand cette initiative a échoué, au début de l’année 2022, ont débuté les spéculations sur une approche potentiellement plus affirmée de l’expansion par HTC, notamment par le biais d’arrangements scellés avec des groupes comme la division Sultan Suleiman Shah en juillet », note l’expert Charles Lister dans une note pour le cercle de réflexion Middle East Institute.

« Même les civils ont pris les armes »

L’offensive du groupe HTC sur Afrin a été lancée à la suite d’un incident entre factions rebelles de l’ANS. Des affrontements ont éclaté après l’assassinat, le 9 octobre, d’un militant politique et de sa femme enceinte à Al-Bab, et l’arrestation par Faylaq Al-Cham de membres de la division Hamza, accusés de l’avoir tué. La division Hamza a appelé le groupe HTC en soutien. Avec aussi la division Sultan Suleiman Shah et Ahrar Al-Cham, HTC a lancé mercredi une offensive contre la 3e légion de l’ANS, qui regroupe Faylaq Al-Cham et Jaysh Al-Islam, prenant pied dans une trentaine de villages dans le nord de la province d’Alep avant d’entrer à Afrin jeudi. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, les combats y ont fait une trentaine de morts, dont près d’une dizaine de civils.

Un vent de panique a saisi la ville. « Il y avait des chars dans les rues pour terroriser la population, des tirs. Plus de 7 000 combattants de HTC sont entrés à Afrin. Ils ont tué des gens et pillé des magasins. Faylaq Al-Cham s’est retiré pour épargner la population », affirme Sofiane (le nom a été modifié pour des raisons de sécurité). Ce journaliste citoyen, qui a fui Idlib en 2020 après avoir passé trois ans dans les geôles de HTC, où il a été torturé, a fui. « J’ai quitté la ville comme 4 000 à 5 000 autres personnes : de nombreux réfugiés, des gens qui travaillent avec Faylaq Al-Cham, des activistes qui ont fui Idlib et des habitants kurdes qui ont peur que HTC mette en place la loi islamique », poursuit-il.

Les combats se sont poursuivis à Kfar Janneh, à 10 kilomètres d’Azaz, voisine du point de passage frontalier de Bab Al-Salameh. « Il y a une mobilisation générale à Azaz pour défendre la ville. Même les civils ont pris les armes. Les gens ont très peur que HTC prenne Azaz et se venge », témoigne encore Sofiane, réfugié dans la ville. Les combats ont pris fin après l’annonce, samedi matin, d’un cessez-le-feu signé entre Abou Mohammed Al-Joulani et le chef de la 3e légion de l’ANS, Abou Yassin. En vertu de cet accord, la 3e légion est autorisée à reprendre ses quartiers à Afrin, mais des négociations se poursuivent sur la question de la réforme des institutions civiles – HTC revendiquant un rôle dans la gouvernance de la ville au nom de la lutte anticorruption.

Spéculations sur le rôle de la Turquie

« HTC continue de tout contrôler à Afrin. Le conseil local est en grève, ce sont ses hommes qui assurent les services de la ville et sa sécurité intérieure qui est déployée aux points de sécurité », poursuit Sofiane. Le cessez-le-feu a été rompu lundi 17 octobre au matin, puis rétabli le soir par l’entremise de la Turquie. Les manifestations se poursuivent dans plusieurs villes contre le groupe HTC, tandis que des centaines de personnes ont tenté de forcer le passage frontière vers la Turquie.

« Pourquoi les Turcs ont-ils laissé HTC entrer et contrôler cette région ? » interpelle Sofiane. Alors qu’Ankara a entamé un rapprochement avec Damas sous l’égide de la Russie, dénoncé par les groupes de l’opposition, les spéculations vont bon train quant au rôle que la Turquie joue dans cet affrontement entre factions. En juin, lors d’une précédente offensive du groupe HTC dans la zone, elle était intervenue pour le faire battre en retraite.

« Il n’est pas évident que la Turquie puisse contrôler tout ce qui se passe dans le nord-ouest syrien, estime l’expert Aron Lund, du cercle de réflexion Century Foundation. Le groupe HTC est un acteur très problématique pour Ankara : il est classé terroriste par les Nations unies et cela complique sa relation avec les Russes qui n’aiment pas HTC. Mais HTC est plus centralisé, discipliné et efficace que l’ANS, qui reste un groupe de milices, avec beaucoup de problèmes de discipline et de criminalité, et qui se battent entre elles. »