Syrie : la lente offensive antikurde d’Ankara

mis à jour le Mercredi 7 février 2018 à 19h17

Libération⎜mercredi 7 février 2018
Par Quentin Raverdy, envoyé spécial à Soran (Syrie) et Kilis (Turquie)

Depuis deux semaines, la Turquie, aidée de groupes rebelles syriens, tente de déloger de la région d’Afrin les miliciens des YPG. Une opération au bilan déjà lourd parmi les militaires comme les civils.

Après cinq jours passés sur le front, Alaa Berro, commandant du groupe rebelle Fastakim, s’octroie enfin un peu de repos à l’arrière des lignes. Dans un pavillon discret de la ville turque de Kilis, aux abords de la frontière syrienne, les combats ne sont pourtant jamais bien loin. Les détonations sourdes en provenance de la Syrie s’invitent à intervalles réguliers dans les conversations, sans jamais véritablement perturber l’officier.

Depuis le 20 janvier, lui et 300 de ses hommes, comme plusieurs milliers d’autres combattants affiliés à l’Armée syrienne libre (ASL), ont pris part à l’opération militaire des forces turques, «Rameau d’olivier». L’objectif : reprendre le contrôle de la région d’Afrin, dans le nord-ouest de la Syrie, dirigée depuis 2012 (et le retrait des troupes du régime de Bachar al-Assad) par les Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) et de ses milices armées, les YPG. «Au début, nous avions seulement demandé aux combattants kurdes de se retirer des villes et villages arabes de la région… en vain», explique le militaire, emmitouflé dans sa doudoune, casquette noire vissée sur la tête. «Maintenant, nous les évincerons de toute la Syrie», promet-il. Comme Ankara, l’ASL considère les milices kurdes comme une organisation terroriste liée au Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, que l’Etat turc combat depuis plus de trente ans. En lançant cette opération, Recep Tayyip Erdogan veut également empêcher la formation à sa frontière d’un «corridor terroriste» contrôlé par les forces kurdes.

En plus de deux semaines de combats, les hommes d’Alaa Berro ont notamment participé à la prise du mont Bersaya, une position stratégique des YPG, surplombant la région de Kilis. «On a perdu deux hommes et deux autres ont été blessés, concède-t-il. La première phase de l’opération a surtout consisté à prendre les hauteurs bordant la région d’Afrin. Désormais, on consolide nos positions pour éviter une contre-attaque des groupes kurdes. La prochaine phase, ce sera de prendre le cœur du canton.» A quand cette prochaine phase ? «Bientôt», avance-t-il évasif.

Si le président turc promettait d’emblée une opération «rapide», sur le terrain, la progression des forces turco-syriennes reste lente. Selon les derniers chiffres communiqués le 2 février, environ 115 kilomètres carrés (soit 3 % du canton d’Afrin) seraient passés sous le contrôle de l’ASL. Et le bilan militaire est déjà lourd, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) : 22 soldats turcs et 123 combattants rebelles auraient été tués. Côté kurde, on dénombrerait 117 morts. «Il faut prendre en compte le facteur des civils. Pour éviter les victimes, il faut aller lentement, village par village», avance l’officier de l’ASL. Mais selon l’OSDH, 68 civils, dont 21 enfants, auraient perdu la vie lors des bombardements et des combats au sol.

En deux semaines d’opération, la Turquie et ses partenaires syriens ont aussi dû faire face à de multiples accusations : victimes civiles, utilisation d’armes prohibées, destructions de sites archéologiques… Les forces kurdes ont en outre accusé les rebelles syriens d’avoir mutilé et exhibé le corps d’une de leurs combattantes, tuée à Afrin. Ankara nie en bloc et dénonce une «propagande noire» contre son opération. Le gouvernement turc, qui cherche à légitimer son initiative militaire auprès de ses partenaires étrangers, a ainsi invité, via le service presse du Premier ministre, les journalistes nationaux et internationaux à venir sur le terrain syrien observer par eux-mêmes la situation.

C’est donc après une longue heure de bus depuis Kilis, sur une route esquintée de l’est d’Alep, qu’une cinquantaine de journalistes débarquent dans le village syrien de Soran. Là, un petit rassemblement - spontané, promet-on - en soutien au «Rameau d’olivier» s’offre aux objectifs et questions des médias. Difficile de ne pas voir la mise en scène. Des enfants se chamaillent pour pouvoir brandir les drapeaux de la révolution syrienne et de la Turquie. Quelques portraits d’Erdogan ont été accrochés aux murs pendant que résonne un hymne en l’honneur du Président.

Ici, la République turque est célébrée en sauveuse. Et pour cause : en octobre 2016, la localité a été libérée du joug de l’Etat islamique (EI) par les forces de l’ASL, avec le soutien de l’armée turque, dans le cadre de l’opération «Bouclier de l’Euphrate» (août 2016-mars 2017). Selon Ankara, celle-ci a permis la conquête de 2 000 km2 et la réinstallation de quelque 100 000 Syriens. «On souhaite la même chose pour Afrin», clame un habitant.

D’autant que pour la région, le gouvernement d’Erdogan n’a pas hésité à mettre la main à la poche : «La Turquie finance les écoles, l’hôpital et la reconstruction des routes», liste l’un des manifestants. Tout autour du rassemblement, la police veille. Des forces de sécurités locales, «formées», «armées» et «payées» par la Turquie, explique l’un des officiers syriens. Soran est la vitrine parfaite de l’interventionnisme «à la turque». Avant de repasser la frontière, les bus de presse font escale dans un village, au pied du mont Bersaya, pris par les rebelles syriens. Après plusieurs jours passés dans des camps de fortune voisins, certains habitants ont pu rentrer chez eux, malgré la proximité du front.

Côté turc, à Kilis, beaucoup espèrent le départ des Syriens. Depuis six ans, la petite ville a vécu au rythme du conflit tout proche. «Nous avons dû faire face à un important mouvement de réfugiés sur un temps très court. La vie ici a changé», explique le gouverneur de la province, Mehmet Tekinarslan. A l’entrée de la ville, un panneau est là pour le rappeler : «Population de Kilis, 93 400. Réfugiés syriens,  130 825.» «Mais les citoyens de Kilis sont des gens accueillants et aimants, ils ont tout partagé avec les Syriens», maintient le haut fonctionnaire turc. Un accueil qui a eu un coût pour la ville et ses habitants. Et ce n’est pas le maire qui dira le contraire : «Pour notre économie, les Syriens ont eu un impact positif de 1 % mais ils nous en ont coûté 99 %», explique Hasan Kara, dans son bureau rougi par l’immense drapeau turc qui recouvre les fenêtres du bâtiment. Chiffres à l’appui : «Avant, on ramassait 40 tonnes d’ordures, maintenant c’est 160. Avant, on avait besoin de 10 millions de mètres cubes d’eau potable, maintenant c’est 30.»

L’opération militaire sur le territoire d’Afrin pourrait donc soulager un peu la municipalité. «Une fois que la région sera sécurisée, les gens vont y retourner. Je ne sais pas combien. […] La population de Kilis souhaite qu’ils rentrent chez eux. Nous pensons que tout le monde est mieux dans son propre pays», explique l’élu. De l’autre côté de la rue, on est plus sceptique. «Je ne suis pas sûr que beaucoup de réfugiés repartiront en Syrie. Ils ont fait leur vie ici, ils ont acheté des maisons, ils ont des commerces, ils font des affaires et l’Etat leur donne des aides», explique un cafetier affable. Lui s’inquiète davantage de voir la guerre venir jusque dans les rues de Kilis et lève les yeux vers le ciel.

«D’abord on a entendu un sifflement et puis une explosion. La roquette est tombée, elle a fait un trou de plus d’un mètre de profondeur. Elle a pulvérisé le flanc droit d’un homme», raconte Zeki, quincaillier, incapable de détacher son regard de l’endroit de l’impact, juste devant son échoppe. Le 2 février, c’était la troisième à frapper à l’aveugle le centre-ville de Kilis. «Ces deux dernières semaines, 34 roquettes ont été lancées depuis Afrin par le PKK, 38 civils ont été blessés et 2 ont perdu la vie», dénombre le gouverneur de Kilis, qui a été frappé par des tirs de l’Etat islamique en 2016, rappelle-t-il. La menace venue du ciel est imparable et n’aide pas à l’essor de la ville. «Le commerce ne se fait que dans des lieux sûrs. Forcément, à cause des roquettes, les gens de l’extérieur ne souhaitent pas venir faire des affaires ici», souligne Mehmet Tekinarslan. Mais le moral est bon, affirme-t-il : «Le peuple de Kilis sait que l’opération "Rameau d’olivier" est faite pour instaurer la sécurité et c’est la raison pour laquelle ils la soutiennent.»

Un soutien écrasant en première ligne, comme dans le reste du pays, à en croire plusieurs sondages récents. «De toute façon, on ne peut pas s’y opposer, ceux qui condamnent l’opération sont arrêtés», soupire un habitant, en référence aux quelque 570 personnes - internautes, journalistes, défenseurs des droits de l’homme, membres du parti d’opposition prokurde… - placées en détention ces deux dernières semaines pour avoir critiqué la décision d’Ankara. Pas de place pour les voix discordantes dans les médias, ni même dans la rue ou à la table d’un café, dit-il. «Pourtant, cela fait plus de cinq ans que les forces kurdes sont de l’autre côté de la frontière, à Afrin. Pourquoi la Turquie n’agit que maintenant ?» s’interroge le jeune homme. Et, sans attendre de réponse, de lancer : «En 2019, il y a des élections et le président Erdogan veut se présenter comme un héros de guerre. Mais cette opération n’est clairement pas dans l’intérêt de la Turquie.»