Courrier internnatonal | 24/10/2019
Les blessures de plusieurs patients kurdes soignés dans des hôpitaux de fortune suggèrent que l’armée turque a recours au phosphore blanc. Les Nations unies ont ouvert une enquête.
2ème article :
Arabes et Kudes, l’impossible solidarité
The Times Londres
Ce n’est pas la douleur qui irradie de son moignon, tout ce qu’il reste de son bras droit, qui trouble Ali Sher. La morphine a anesthésié toute sensation à cet endroit. Ce sont plutôt les terribles brûlures sur son dos et ses hanches qui le font grimacer au moindre de ses mouvements.
“Si vous pouviez empêcher les animaux qui m’ont brûlé d’en brûler d’autres, au lieu de vous contenter de méprendre en photo”, gémit- il, fermant les yeux alors qu’il se penche en avant pour me montrer ces blessures extrêmement profondes, curieusement décolorées, d’où émane encore une odeur de produit chimique.
Agé de 21 ans, ce combattant kurde membre des Forces démocratiques syriennes (FDS) [groupe armé à majorité kurde] servait, il y a peu encore, aux côtés d’une unité spéciale britannique contre Daech, et il se souvient des soldats
de Sa Majesté avec un pâle sourire affectueux. Mais, le 10 octobre, ses anciens alliés de la coalition ont commencé à quitter le nord de la Syrie, à la suite du tristement célèbre tweet du président Trump. Ali Sher et ses camarades kurdes se sont retrouvés confrontés à un assaut massif de djihadistes syriens soutenus par la Turquie dans la ville frontalière de Ras Al-Aïn.
La frappe aérienne turque qui lui a arraché un bras lui a aussi brûlé le dos et les hanches, à l’aide d’une substance inconnue, mais qui alimente les spéculations. D’aucuns soupçonnent la Turquie d’avoir utilisé de redoutables munitions au phosphore blanc dans sa guerre contre les Kurdes de Syrie.
“Ce que je vois aujourd’hui est caractéristique des
engins incendiaires.”
Abbas Mansouran, MÉDECIN À L’HÔPITAL DE HASSAKÉ
“J’ai vu beaucoup de blessures causées par les frappes aériennes, explique Abbas Mansouran, le médecin iranien de 69 ans qui soigne Sher et d’autres victimes à l’hôpital de Hassaké [dans l’est de la Syrie]. Je sais quelles brûlures et quelles blessures sont en général causées par les frappes aériennes. Là, c’est différent. La profondeur et la répartition des brûlures, leur forme et leur odeur correspondent parfaitement aux blessures dues à un produit chimique incendiaire.”
Sur les dizaines de blessés conduits à l’hôpital depuis le début de l’offensive turque dans le nord de la Syrie, le docteur Mansouran a identifié entre 15 et 20 patients - des combattants, des civils et des enfants - dont les blessures suggèrent la présence de phosphore blanc. “Les types de blessure que je vois ici sont très différents de ce que je m’attendrais à voir dans le cas d’un produit chimique incendiaire autre que le phosphore blanc”, m’explique-t-il.
Nous passons à un autre lit, où Sipan Faisal Rasho, un enseignant de 30 ans, se tient assis bien droit, le dos labouré par la chaleur. “J’ai travaillé avec des spécialistes des brûlures dans des hôpitaux en Iran et en Suède, poursuit Mansouran. J’ai l’habitude des brûlures chez les blessés de guerre. Ce que je vois aujourd’hui est caractéristique des engins incendiaires.”
De plus en plus d’indices tendraient à prouver que la Turquie utilise effectivement du phosphore blanc pour dégager la voie à son invasion du nord de la Syrie, et le 18 octobre les Nations unies ont annoncé que ses spécialistes des armes chimiques avaient ouvert une enquête.
Cibles humaines. La Turquie dément que son armée détient des armes chimiques interdites, et c’est peut-être vrai : le phosphore blanc, en lui-même, n’est pas une substance interdite, c’est un composant courant des obus fumigènes, éclairants et incendiaires de la plupart des armées de l’Otan. Toutefois, l’utilisation du phosphore blanc est réglementée par les conventions de Genève et celles sur les armes chimiques, à l’aide d’un ensemble complexe de clauses qui autorise son emploi dans les grenades, les munitions aéroportées et les obus d’artillerie dans le but de créer des écrans de fumée, mais qui proscrit son usage direct dans un rôle incendiaire contre des cibles humaines.
Selon le docteur Mansouran, la majorité des victimes supposées du phosphore blanc qu’il a traitées ont été brûlées lors de frappes aériennes turques sur les villes de Ras Al-Aïn et Aïn Issa.
“Trois de mes camarades ont pris feu, et ils ont brûlé jusqu’à être réduits à l’état de charbon.”
Ardar Husseini,
COMBATTANT DES FDS
Ardar Husseini, combattant de 19 ans des FDS, tente de décrire ce qui lui est arrivé. “Je n’arrivais pas à éteindre les flammes, raconte- t-il. Je ne sais pas ce que c’était, mais ça n’arrêtait pas de me brûler la chair. Trois de mes camarades ont pris feu, et ils ont brûlé jusqu’à être réduits à l’état de charbon.”
Le Croissant rouge kurde et le ministère de la Santé des Kurdes de Syrie ont confirmé avoir traité des brûlés qui présentaient des blessures inhabituelles dues aux bombardements aériens et aux tirs d’artillerie turcs. L’examen des blessures de nombreux patients évacués dans le nord de l’Irak a poussé l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques des Nations unies (OIAC) à faire savoir le 18 octobre qu’elle était “consciente de la situation et qu’elle rassemblait des informations quant à l’emploi possible d’armes chimiques”.
Le même jour, Hamish de Bretton-Gordon, ancien officier du régiment britannique spécialisé dans la guerre nucléaire, radiologique, biologique et chimique, a donné son opinion à propos des blessures subies par Mohammed Hamid Mohammed [un garçon de 13 ans] à Ras Al-Aïn. Il a affirmé que celles-ci “ressemblaient à celles provoquées par le phosphore blanc”.
Au cours des vingt-quatre heures précédentes, a-t-il ajouté, lui avaient été présentés davantage de clichés de blessures de ce genre qu’au cours de toute autre phase récente du conflit en Syrie. “Le phosphore blanc est une arme affreuse, a commenté de Bretton- Gordon. Elle réagit à l’humidité de la peau de telle façon qu’elle intensifie la brûlure, si bien qu’il est impossible de l’éteindre avec de l’eau.”
Pénuries. The Times a depuis appris auprès d’enquêteurs qui travaillent dans la région que des échantillons de sang et de tissus des victimes des frappes aériennes turques ont déjà été transmis aux spécialistes internationaux des armes chimiques aux fins d’analyse. Les premières données semblent confirmer que la substance en est bien la cause. “Il n’y a absolument aucun doute : c’est du phosphore blanc”, a lâché un responsable qui a préféré garder l’anonymat.
Dans l’hôpital de Hassaké, submergé de blessés, le docteur Mansouran n’a pas vraiment le temps de s’interroger sur le résultat éventuel d’une enquête des Nations unies. “Bien sûr, c’est important que des gens se penchent sur le cas de ces blessures, pour établir avec exactitude comment ces personnes ont été brûlées, concède- t-il en marchant à grandes enjambées dans un couloir souillé. Mais pour l’instant, j’ai des soucis plus immédiats. Nous manquons désespérément d’équipement et de personnel médical. Nous sommes au beau milieu d’une guerre, et nous n’avons même pas de draps de rechange, si bien que maintenant même les gens qui présentent des blessures légères sont infectés par le Sarm [staphylocoque doré résistant à la méticilliné]. Les produits chimiques incendiaires sont un problème grave. Mais ici, des problèmes, nous en avons d’autres, infiniment plus pressants.”
Anthony Loyd
THE TIMES
Publié le 21 octobre
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La tension ne cesse de monter entre les Kurdes et les Arabes syriens opposés au régime de Damas, alors qu’ils sont victimes de la même dictature, regrette le site Al-Modon.
Al-Modon (extraits) Beyrouth
S’il y a un objectif que l’offensive turque dans le nord-est de la Syrie a atteint, c’est celui d’avoir embrasé l’hostilité entre Kurdes et Arabes. Il suffit d’observer les réseaux sociaux pour constater que la guerre civile fait rage entre eux. De chaque côté, l’immense majorité s’enferme dans le sectarisme et ne veut plus qu’une chose : écraser l’autre.
Côté arabe, quelques milliers d’Arabes authentiquement démocrates ont à divers degrés exprimé leur opposition à l’invasion turque. Mais il ne faut pas surestimer le pouvoir qu’ils peuvent avoir. Car, sur le terrain, ils ne pèsent ni politiquement ni militairement.
Côté kurde, il a beau y avoir des voix raisonnables qui appellent à ne pas verser dans la violence verbale contre les Arabes de Syrie, si ce n’est contre les Arabes en général, mais ils sont aussi peu nombreux. Et face à ces deux minorités, les expressions du ressentiment, arabe comme kurde, connaissent une hausse vertigineuse. La majorité des Kurdes adhère à la vision selon laquelle c’est à cause de la révolution [syrienne contre le régime d’Assad] qu’ils sont attaqués aujourd’hui, et que c’est la révolution syrienne tout entière qui est l’ennemie des Kurdes. Ce qui revient à dire que cette révolution leur a fait plus de tort que le régime d’Assad depuis des décennies.
Face à ce ressentiment, il faut bien admettre que les révolutionnaires syriens n’ont pas cherché à réduire la fracture entre Kurdes et Arabes. Et aujourd’hui, chez les Kurdes, ils ne rencontrent guère d’écho, tant la foire aux passions s’envenime au fur et à mesure que le manège des puissances étrangères s’accélère.
Pour passer pour un “bon Arabe” chez les Kurdes, il ne suffit plus de réclamer justice pour les Kurdes et de déclarer sa solidarité avec eux face à l’invasion turque. Il en faut désormais bien plus pour être un “bon Arabe”. Il faut totalement adhérer au récit kurde et condamner la Turquie sans appel, dans sa globalité, comme ennemi historique, depuis le passé impérial et colonisateur de l’Empire ottoman jusqu’à nos jours.
Réécritures. Il faut s’interdire d’évoquer les exactions commises par les Unités de protection du peuple [YPG, groupe armé majoritairement kurde], alors que même chez les Kurdes le sujet n’est pas forcément tabou puisque ces exactions ont visé jusqu’aux Kurdes qui s’opposaient à la politique des YPG.
Pour être “bon”, l’Arabe doit au contraire faire l’éloge de ces YPG avec le même enthousiasme que le ferait un de leurs membres. E,t, pour enfoncer le clou, il faut opposer les YPG aux groupes armés islamistes en soutenant - au nom du pur pragmatisme politique - que les premiers sont largement préférables aux seconds, et non pas invoquer le principe selon lequel des exactions sont des exactions, quel qu’en soit l’auteur.
Pour être “bon”, l’Arabe doit faire sien le récit selon lequel seuls les YPG avaient combattu Daech, récit qui sert à assimiler implicitement tous les Arabes au djihadisme le plus extrême. Les premiers à s’être battus contre Daech étaient pourtant des groupes armés arabes, même s’il est vrai que la plus importante bataille contre Daech a été menée par les YPG. Enfin, pour être “bon”, l’Arabe doit faire semblant de ne pas se rappeler que les YPG ont réprimé, violemment et à balles réelles, les Kurdes qui avaient manifesté contre le régime d’Assad.
Symétriquement, les Arabes fanatisés ont eux aussi leur “bon Kurde”. Il doit au minimum adhérer sans nuances à tous les mots d’ordre d’unité nationale arabe et ne jamais évoquer toutes les injustices subies dans le cadre de la Syrie moderne - même si ces injustices ont été commises par le régime baasiste des Assad père et fils. Pour être “bon”, il doit également, matin, midi et soir, affirmer haut et fort qu’il n’adhère en aucun cas à l’idée d’une sécession kurde, prouvant ainsi que son discours sur l’égalité citoyenne entre tous les Syriens n’est pas qu’une ruse pour cacher d’autres desseins.
Le “bon Kurde” est bien avisé par ailleurs de se tenir éloigné de toutes les organisations kurdes possibles et imaginables, car celles- ci poursuivent fatalement des projets séparatistes. Il vaut mieux adhérer à une organisation dominée par des Arabes ou prêchant le nationalisme panarabe, fût-ce le parti Baas, honni des révolutionnaires arabes.
Un “bon Kurde” doit faire profil bas et montrer sa mauvaise conscience pour tout ce que d’autres Kurdes ont pu faire ou revendiquer, parce que du fait de ses origines il restera toujours suspect de cacher de secrètes sympathies pour leurs noirs desseins.
Il faut aussi qu’il reste une exception, un individu isolé qui est prié de jouer le rôle qu’on lui assigne, à savoir invalider le discours des autres Kurdes. Un “bon Kurde” est en réalité un Arabe qui parle une autre langue, réduit au statut d’objet folklorique pour illustrer la tolérance et l’ouverture d’esprit des Arabes.
En observant cette guerre civile qu’Arabes et Kurdes de Syrie se mènent sur les réseaux sociaux, un point commun émerge. Des deux côtés, on réclame à l’autre de professer la haine de son propre camp, autrement dit de faire étalage de la haine de soi.
Omar Kaddour
Al-Modon
Publié le 12 octobre