L'échappée belle des soldats de Saddam au Kurdistan


4 avril 2003
Kurdistan irakien : de notre envoyée spéciale
Delphine Minoui


Quatre Irakiens, qui se disent soldats déserteurs venus de Bagdad, donnent une conférence de presse à Sulamaniya, ville du nord contrôlée par les Kurdes. Ils affirment avoir dirigé, depuis 1991, un groupe occulte de dissidents contre Saddam.
(Photo Nikola Solic/Reuter.)
 


Depuis plusieurs jours, de nombreux déserteurs ont trouvé refuge au Kurdistan irakien, enclave de liberté depuis 1991. Parmi eux : Bassam Salah Madloul, jeune soldat dans l'armée régulière. Après 9 ans de services rendus au régime irakien, il a choisi la fuite, au risque de sa vie. Réfugié depuis 10 jours au nord de l'Irak, il attend avec impatience la chute du régime, au fur et à mesure que les troupes de la coalition se rapprochent de Bagdad. C'était sa dernière chance. Il l'a saisie sans réfléchir. Au risque d'être abattu par les unités du comité d'exécution, spécialement créé par les baasistes pour décourager les déserteurs.

Bassam Salah Madloul a 28 ans, et déjà de nombreuses rides sur son visage filiforme. Après 9 ans de bons et loyaux services rendus à l'armée irakienne, il a tout simplement craqué.

«Dès les premières heures de l'attaque américaine en Irak, on nous a mis sous pression. On travaillait de 6 heures du matin à minuit. On nous faisait construire des tranchées au sud de Kirkouk pour préparer la contre-attaque. Et tous les jours, on avait un entraînement spécial pour se battre contre les troupes de la coalition. On nous a même fourni des masques à gaz et des ampoules d'atropine», raconte le jeune homme. Tout s'est passé très vite. Quelques jours après le début de l'offensive américaine, Bassam réalise qu'il n'est pas prêt à défendre Saddam Hussein, dont il ne partage pas les valeurs.

Moshriq Ahmed Hachem et Abbas Fahid Muhsin, ses deux seuls amis de confiance au sein du 435e bataillon de la 15e division de l'armée Farouq, au sud de Kirkouk, ont la même haine du régime irakien. Ensemble, ils décident de s'échapper en pleine nuit. Une course de 12 heures contre la mort, à travers les champs de mines, les radars cachés sur les collines et les tirs lancés d'un bunker. Quelques jours plus tôt, dix autres jeunes soldats ont été mitraillés par les cerbères irakiens, après s'être lancé le même défi. Fatigués, affamés et terrorisés, Bassam et ses compagnons ont eu la chance de s'en sortir vivants. Arrivés à Kifri, porte de la liberté qui mène à l'enclave kurde, les trois jeunes déserteurs retirent leurs habits militaires et dressent le drapeau blanc de la liberté. Au check-point, les pechmergas du Kurdistan les accueillent les bras ouverts, avec du thé et des gâteaux.

«Tout d'un coup, j'ai vu la fin du cauchemar», s'exclame Bassam. Natif de Basra, dans le sud de l'Irak, Bassam est d'origine chiite, comme 60% des 22 millions d'Irakiens. Sa communauté n'a cessé d'être opprimée par le régime de Saddam Hussein, dominé par les sunnites. «Dans l'armée irakienne, les chiites n'ont pas le droit d'accéder à des postes stratégiques. La meilleure nourriture et les meilleurs services sont toujours réservés aux sunnites», raconte Bassam. Recruté dans une caserne aux abords de Kirkouk, au nord de l'Irak, le jeune homme a été déraciné il y a 9 ans. «Cette année, pour la première fois, le régime nous a laissés célébrer l'Ashura (cérémonie chiite commémorant le martyre de l'imam Hossein) à Kirkouk. Mais c'était une stratégie des baasistes pour remobiliser les troupes, tout comme l'augmentation récente de nos salaires, de 3 dollars à 10 dollars par mois», remarque le jeune militaire.

Un salaire dérisoire pour venir en aide à son père, un modeste briquetier, et nourrir ses quatre frères et soeurs. «Pendant les vacances (8 jours accordés tous les 2 mois), je devais à chaque fois trouver un petit boulot pour gagner un peu plus d'argent», explique-t-il. Rien à voir avec le traitement de faveur dont profite la Garde républicaine, dont les militaires sont recrutés dans l'entourage proche de Saddam Hussein. «C'est pour ça que ces gens-là continuent à résister contre les Américains», dit-il. «Ce sont tous des membres du parti Baas. Ils se défendent car ils craignent d'être tués le jour où le régime s'effondre», remarque-t-il.

A force de griller cigarette sur cigarette, Bassam a la voix enrouée. Mais le jeune homme aux yeux cernés ne peut s'arrêter de parler. C'est plus fort que lui. Il dit que c'est son devoir de cracher tout ce qu'il a gardé en lui pendant tant d'années. «Pendant 9 ans, j'ai dû me taire», explique-t-il. La discipline de terreur, la propagande antioccidentale, les secrets militaires... Il veut tout raconter, dans le moindre détail. Comme cette rumeur colportée par un voisin de ses parents, dans le quartier Saed de Basra. «On dit que près du terminal des taxis et des autobus, plusieurs camions suspects avaient l'habitude de venir se garer. Il y en avait environ trente. Quand ils stationnaient longtemps, quelqu'un les recouvrait de grandes tentes», raconte Bassam. «Dans le quartier, dit-il, tout le monde était sûr que ces camions transportaient des armes de destruction massive... Vous savez, les fameux camions mobiles de Saddam Hussein, que les inspecteurs en désarmement nucléaire n'ont jamais pu trouver. Bien sûr, c'était trop dangereux d'en parler. On aurait pu être emprisonné pour ça.» Le silence a tout d'un coup rempli la pièce. «J'ai toujours rêvé d'insulter Saddam Hussein, mais je n'y arrive pas. J'ai grandi avec la culture de la terreur. J'ai du mal à réaliser que je suis libre.».

Bassam dit qu'il est inquiet pour sa famille, sans nouvelle de lui depuis qu'il a rejoint le Kurdistan. «Mon corps ne s'est jamais senti aussi léger. Mais mon esprit reste tourmenté», explique-t-il. «Si le régime apprend que je me suis échappé, ma famille risque gros.».