Retrait de l’armée américaine en Syrie : les Kurdes à la merci de leurs ennemis

mis à jour le Vendredi 11 janvier 2019 à 18h00

Le Parisien | Par Philippe Martinat | 10/01/2019

Avec le retrait surprise américain de la région, annoncé par Trump, les combattants kurdes, en première ligne face à Daech, se retrouvent seuls au monde.

En annonçant le 19 décembre, à la surprise générale, le retrait rapide des 2000 soldats américains stationnés au nord de la Syrie – même s’il a depuis assoupli le calendrier –, Donald Trump a bouleversé l’échiquier militaire et politique dans cette région pour la plus grande satisfaction de la Turquie. Principaux perdants ? Les Kurdes, sur lesquels s’était appuyée la coalition occidentale dirigée par les États-Unis pour combattre Daech. Réponses à quatre questions qui se posent.

Que pèsent encore les Kurdes en Syrie ?

Depuis l’affaiblissement du régime de Damas en 2011, les Kurdes, dont la population est globalement majoritaire dans le nord de la Syrie, avaient organisé une autonomie de fait (avec leurs propres institutions, écoles et forces de sécurité) sur ces territoires rebaptisés par eux le Rojava qui longent les frontières de la Turquie et de l’Irak. Armés par les Américains, ils ont été la principale force au sol qui a permis (au prix de plusieurs milliers de morts) de réduire comme peau de chagrin l’État islamique (EI).

Mais le PYD (Parti de l’Union démocratique), principale organisation politique des Kurdes en Syrie – majoritaire au sein de l’alliance arabo-kurde des FDS (Forces démocratiques syriennes) – et sa branche militaire YPG (Unité de protection du peuple), sont tous deux liés au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), la bête noire d’Ankara. Le président turc Erdogan menace d’envahir le nord de la Syrie pour repousser les Kurdes qu’il considère comme des « terroristes ».

 

En mars dernier, la Turquie s’était emparée, avec l’aide de milices islamistes arabes, de l’enclave d’Afrine, au nord-est de la Syrie. Le régime de Bachar al-Assad espère également profiter de l’affaiblissement des Kurdes pour réaffirmer sa souveraineté sur le nord du pays. « Avec la trahison de Trump, les Kurdes ont le choix entre la peste ou le choléra », résume Patrice Franceschi, écrivain engagé au côté des Kurdes. Pour l‘heure les FDS kurdes contrôlent encore près d’un tiers du territoire syrien… en partie composé de déserts.

À quand l’offensive sur Manbij ?

L’armée turque vise désormais la ville voisine de Manbij où sont retranchés les FDS et les forces spéciales américaines. « Malgré leur vaillance, les Kurdes ont conscience de leur infériorité militaire par rapport à l’armée turque », explique néanmoins Didier Billion*, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et auteur de « Géopolitiques des mondes arabes (Ed Eyrolles).

Ce spécialiste du Proche Orient doute cependant d’une grande offensive de l’armée turque dans le nord de la Syrie : « Le retrait des Américains a replacé la Turquie au centre du jeu. Erdogan, qui cherche à constituer une zone de sécurité suffisamment large sur la bande turco-syrienne, va tenter d’utiliser ces cartes plutôt que de se lancer dans une grande offensive hasardeuse. Ce qui ne veut pas dire que les Turcs ne mèneront pas des opérations ponctuelles pour peser dans une négociation ».

Pris à la gorge par le retrait américain et la menace turque, les Kurdes ont entamé des discussions avec des représentants d’Assad. Damas a annoncé la semaine dernière que quelque 400 combattants kurdes se seraient retirés de Manbij au profit de l’armée syrienne. « Les combattants kurdes ne se sont pas retirés de Manbij, mais seulement de la zone tampon qui l’entoure où se sont en effet avancées les forces de Damas », rectifie Franceschi qui était sur la zone, il y a encore quelques semaines.

Que change le rétropédalage de Trump ?

Après avoir pris de court son propre entourage (au point de provoquer la démission du secrétaire d’État à la Défense Jim Mattis), mais aussi ses alliés, mis devant le fait accompli, Donald Trump a assoupli sa position. Plus question de faire décamper les 2 000 boys immédiatement. Le retrait sera « lent et coordonné » notamment avec la Turquie, indique Washington. « L’important est de faire en sorte que les Turcs ne massacrent pas les Kurdes », a justifié Mike Pompeo, le chef de la diplomatie américaine. Est-ce si sûr ? Le chef de la diplomatie turque a averti ce jeudi qu’Ankara lancerait une offensive dans le nord de la Syrie… si le retrait américain devait être retardé !

« Les pressions sur Washington des Israéliens qui ont compris que le départ non programmé des soldats américains laissera aussi le champ libre aux Russes et surtout aux Iraniens, leurs ennemis jurés, explique sans doute en partie ce rétropédalage de Trump », analyse Didier Billion.

« Cela laisse du temps à la diplomatie occidentale pour tenter de limiter les dégâts », ajoute Patrice Franceschi. Le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian devrait prochainement se rendre dans la région. Franceschi juge Emmanuel Macron « très coupable d’être resté aussi silencieux : si on laisse faire les Turcs, le nord de la Syrie sera à nouveau infesté d’islamistes qui reviendront faire du terrorisme en Europe. »

Le rêve d’autonomie kurde ?

Pris en étau entre les Turcs d’Erdogan et les forces d’Assad, les Kurdes de Syrie vont avoir bien du mal à préserver leur Rojava. D’autant que leur entente avec leurs « frères » d’Irak, dirigés par Massoud Barzani, est notoirement mauvaise. « Les Kurdes ne sont pas une catégorie politique homogène, il n’a pas d’unité territoriale et ils n’ont pas du tout la même idéologie d’un pays à l’autre », souligne Didier Billion. Seront-ils encore oubliés dans la recherche d’une solution politique globale dans la région ?

Le rôle de premier plan joué par les FDS dans la lutte contre Daech ne peut être effacé d’un revers de manche. Pas plus que leur utilité actuelle. « Les Kurdes ont permis de capturer plusieurs centaines de membres de l’EI, dont on se demande ce qu’ils vont devenir si leurs gardiens étaient obligés de céder du terrain », avertit Franceschi. Parmi eux, une centaine de combattants français actuellement dans les geôles kurdes, selon nos informations. « C’est un vrai moyen de pression mais qui est délicat à utiliser », reconnaît Didier Billion. Une fois de plus, les Kurdes ne semblent plus maîtres de leur destin.

______________________

GLOSSAIRE

FDP (Forces démocratiques syriennes) : coalition soutenue par les Occidentaux composée majoritairement de Kurdes mais aussi de milices arabes, syriaques etc.

PYD (Parti de l’union démocratique) : organisation considérée par la Turquie comme la banche syrienne du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) dont le chef Abdullah Ocalan a été condamné à la prison à vie en Turquie.

YPG (Unité de protection du peuple) : bras armé du PYD.