Retour à Halabja, symbole du martyre kurde en Irak


24 juin 2007

HALABJA (KURDISTAN IRAKIEN) ENVOYÉE SPÉCIALE

our les Kurdes d'Irak et d'ailleurs, la ville d'Halabja demeure, presque vingt ans après le gazage de ses habitants à l'arme chimique et sa destruction, en 1988, le symbole du martyre kurde et des crimes commis par le régime de Saddam Hussein. Pourtant, le procès, à Bagdad, des responsables des campagnes militaires menées contre le Kurdistan irakien entre 1987 et 1988 ne suscite qu'un faible intérêt chez les survivants. "L'exécution du dictateur était un événement joyeux, résume, laconique, Omar Moustafa, professeur d'anglais. Et nous savons que, quelles que soient les charges retenues contre lui, ce sera bientôt le tour d'"Ali le Chimique"."


REUTERS/SLAHALDEEN RASHEED Une femme kurde irakienne se recueille, le 16 mars 2006, devant des portraits des ses enfants, tués en 1988 à Halabja.

A peine avoue-t-il ressentir "une certaine émotion" en voyant à la barre Ali Hassan Al-Majid, l'ex-commandant suprême du Kurdistan, rebaptisé "Ali le Chimique", qui avait les pleins pouvoirs pour "tuer tout être humain ou animal présent" dans la région, selon le décret 160 signé par Saddam Hussein, le 28 février 1987. "Ce procès n'intéresse personne", poursuit-il devant quelques survivants de l'attaque chimique qui approuvent en silence. Tous ont en mémoire ce "jour maudit" du 16 mars 1988 qui a fait, en quelques heures, 5 000 morts civils, des milliers de blessés et d'invalides.

La guerre Iran-Irak touchait à sa fin. Avec l'aide des combattants kurdes, la région frontalière d'Halabja, à 250 km au nord-est de Bagdad, était brièvement passée sous contrôle iranien. Les bombardements irakiens avaient redoublé.

Salem Abdelrahman Abdelwahab, aujourd'hui professeur d'école le matin et tailleur l'après-midi, avait alors 12 ans. "Nous nous étions réfugiés dans des abris quand nous avons senti cette odeur étrange, raconte-t-il. Très vite, la rumeur a couru d'une attaque chimique. Tout le monde est sorti pour fuir la ville. Certains sont tombés raides morts, d'autres au volant de leurs voitures, bloquant l'accès des routes. J'ai couru à travers champs vers la frontière (iranienne). Le sol était jonché de cadavres. J'ai vu des gens secoués de convulsions ou de rires hystériques. Je me suis évanoui. J'ai repris connaissance dans les bras d'un soldat iranien. On m'a dit que ma famille était vivante, dans un autre hôpital. C'était pour me remonter le moral : je ne l'ai jamais revue."


AFP/ALI AL-SAADI Un Kurde observe la liste des noms des victimes du massacre de Halabja en Irak, le 8 mai 2006.

SENTIMENT DE CULPABILITÉ

En 2001, la municipalité a dressé, dans le cimetière, des milliers de pierres blanches portant le nom des disparus. Un panneau prévient que l'entrée en est "interdite aux Baasistes". Les charniers, creusés en catastrophe, ont été laissés intacts. Pour Sarkhell Gafar, directeur du mémorial de la ville, pas question de les rouvrir : "Les pierres, c'est symbolique ; les charniers, c'est ça, la réalité."

Le plus large est situé sur une colline voisine d'Anab, premier village vers la frontière iranienne. On y entre par un portail en forme d'obus indiquant la date et l'heure fatidiques - 16 mars 1988, 10 h 45 - et une poignée en forme de point d'interrogation. "Pourquoi le monde est-il resté silencieux ?" C'est la question qui hante les habitants d'Halabja, explique M. Gafar : "Ceux qui ont conservé un corps sain restent malades dans leur tête."

Derrière ses explications, un sentiment de culpabilité : "Dans la panique, les familles ont été obligées de se séparer. C'est cela le plus affreux. Chacun a essayé de sauver sa peau. Les survivants ne savent pas où se trouvent les corps de ceux qu'ils ont abandonnés derrière. Ici, dans les charniers ? Dans les cimetières iraniens ? Vingt ans après, comment peut-on déterrer les restes, s'infliger l'effort de les reconnaître ? Moi, je ne peux pas..." Il avait 10 ans quand son père et son frère sont morts. "Le gaz les avait rendus aveugles, murmure-t-il. Du liquide coulait de leurs yeux. Ils n'ont pas pu s'enfuir..." Il ajoute : "A Halabja, nous sommes devenus "différents". Nous n'arrivons pas à être heureux, nous sommes parfois agressifs. Moi, par exemple, je m'énerve facilement."

Les habitants d'Halabja sont en colère. Le gouvernement régional avait promis qu'au moins l'un des procès concernant les campagnes d'Anfal se tiendrait dans leur ville. Saddam Hussein a été pendu pour avoir fait exécuter 148 chiites du village de Doujaïl. "Ali le Chimique" connaîtra sans doute le même sort, avant que le tribunal n'aborde le cas d'Halabja, qui aurait dû faire l'objet d'un procès particulier. La "vraie justice", selon les habitants, serait une compensation financière.

Au cours des deux années qui ont suivi l'attaque, Halabja, en ruines, a été décrétée "zone interdite". Les rescapés ont vécu en exil ou dans des camps, plus au nord, avant de rentrer peu à peu chez eux. Aujourd'hui, on voit encore les stigmates des bombardements au napalm sur les collines. Avec ses 90 000 habitants, Halabja n'a rien d'un village. Le contraste est saisissant avec les autres villes kurdes, Erbil, Dohouk ou Souleimaniyé, où hôtels et centres commerciaux ont proliféré. Halabja n'a pas de routes asphaltées, pas d'infrastructures. Parmi les rares constructions, le monument aux morts.

NOMS EFFACÉS

C'est là, le 16 mars 2006, journée de commémoration de l'attaque, qu'une manifestation pour demander des routes, des bus, des égouts, a tourné à l'émeute. On ne sait pas si la police a d'abord tiré sur la foule ; ou si les manifestants ont d'abord pris d'assaut le monument. Bilan : un mort et une dizaine de blessés. Le mémorial a été mis à sac. Sur les murs, les noms des victimes ont été effacés par les flammes. Omar, le professeur d'anglais, explique que les habitants d'Halabja "en avaient assez de voir leurs morts utilisés par leurs dirigeants pour obtenir des fonds étrangers qui n'ont jamais profité à la ville". Salem ajoute qu'il était "humiliant de voir les officiels s'arrêter devant ce monument tout neuf, tandis que l'intérieur de la ville est une poubelle pleine de boue dans laquelle ils ne daignent pas tremper leurs orteils". Leur seule satisfaction a été le remplacement du fonctionnaire en charge du mémorial par l'un des "survivants", Sarkhell Gafar. Pour ne pas raviver les tensions, le monument aux morts n'a pas été reconstruit.

Cécile Hennion