Reportage : Au Kurdistan irakien, George Bush est "aimé", et tous redoutent le retrait de l'armée américaine


15 février 2007 | paru dans l'édition du 16.02.2007 |
ARBIL, SOULEIMANIYÉ (KURDISTAN) ENVOYÉE SPÉCIALE

Avecses néons clignotants et une interdiction de port d'arme affichéeau-dessus du bar, The Edge est l'un des lieux de prédilection desAméricains d'Ainkawa, près d'Arbil, la capitale du Kurdistan d'Irak.Quelquesofficiers instructeurs, des membres de l'USAID, des marines enprovenance de la base militaire de Kirkouk s'y retrouvent le soir pourjouer aux fléchettes, boire bière, whisky ou tequila, et danser laMacarena. Blocs de ciment et gardes armés : l'endroit est protégé, maisguère plus que les bâtiments officiels kurdes.

Ici, les habitants l'affirment, le président américain, George Bush, est "aimé"et ses soldats bienvenus. Grâce à eux, le régime de Saddam Hussein esttombé et le Kurdistan jouit d'une autonomie et d'une relative sécurité.

Même si les forces américaines ont tué "par erreur"huit peshmergas (combattants kurdes) le 9 février, à Mossoul,provoquant la colère du gouvernement régional du Kurdistan, elles sontconsidérées comme la garantie vitale de cette situation privilégiée. Etles Etats-Unis comme le seul allié d'un Kurdistan encerclé par despays, notamment la Turquie et l'Iran, qui redoutent sa sécession etpossèdent les moyens de s'y opposer par la force en cas dedésintégration de l'Irak.

L'opposition croissante de l'opinionaméricaine à la guerre et la défaite des républicains aux élections denovembre 2006 sont étonnamment passés inaperçus au Kurdistan. Enrevanche, la publication en décembre du rapport Baker a eu l'effetd'une douche glaciale. Alors que les principales revendications kurdessemblaient assurées par la Constitution adoptée le 15 novembre 2005,les Kurdes ont découvert qu'elles pouvaient être remises en question.

Lerenforcement du gouvernement central de Bagdad, préconisé par lerapport Baker, menace le fédéralisme et la notion d'autonomie.Inacceptable, du point de vue kurde, le référendum qui doit décider durattachement du gouvernorat de Kirkouk au Kurdistan, prévu fin 2007,est jugé "explosif", susceptible de créer de graves "violences communautaires". Enfin, le rapport n'est pas tendre envers ceux qui se croyaient les meilleurs élèves à l'école du "nouvel Irak". "Les Kurdes, y est-il écrit, font peu d'efforts pour la réconciliation nationale."

Al'issue d'une session spéciale, le 17 décembre 2006, l'Assembléenationale du Kurdistan a envoyé une lettre furieuse à George Bush et auCongrès américain, dénonçant le manque d'"objectivité" du rapport Baker. Il a été "écrit avec l'argent saoudien et la mentalité turque", accuse un dirigeant kurde. Un autre se demande "pourquoileurs enquêteurs ne se sont pas donné la peine de passer un coup detéléphone dans la seule partie de l'Irak où le rêve de Bush est devenuréalité".

Pour la première fois depuis le début de la guerre,les Kurdes se sont sentis floués. La conviction d'avoir bâti unKurdistan à l'écart des turbulences, protégé par la superpuissanceaméricaine, a cédé la place à l'inquiétude. L'annonce du présidentaméricain de poursuivre sa mission en Irak n'a pas dissipé le malaise.

Des dirigeants kurdes doutent dorénavant de l'existence d'une "stratégie américaine au Kurdistan".La grande affaire de George Bush, disent-ils, est la bataille deBagdad, et, s'il échoue, le rapport Baker reviendra à l'ordre du jour.

Lanomination du général David Petraeus à la tête des forces américainesen Irak suscite également des réserves. Avant de remplacer le généralCasey, il a été commandant de la région nord-irakienne en 2004-2005,basé à Mossoul, en bordure du Kurdistan. En novembre 2004, une séried'attaques menées par l'insurrection sunnite avait provoqué ladébandade des 8 000 Irakiens des forces de police et de sécurité deMossoul qu'il avait été chargé de réorganiser.

Pour les Kurdes sepose surtout la question des délais. Il ne reste que 23 mois avant laprochaine élection présidentielle américaine, et personne ne sait ceque décidera le successeur de George Bush. Le pire scénario, estimeAsos Hardi, rédacteur en chef d'Awene, un hebdomadaire de Souleimaniyé, "seraitun départ américain. Il s'agirait alors du plus grand défi que lesKurdes aient jamais eu à relever. Je ne vois aucun élément permettantd'affirmer que nous aurions les capacités à nous défendre contre l'Iranou la Turquie. La bravoure des peshmergas est célèbre, mais ils ont étéformés à la guérilla, aux tactiques d'attaque, pas à la défense".

RÉFÉRENDUM À KIRKOUK

Dans un bureau de l'Assemblée nationale du Kurdistan, l'écran de la télévision allumée montre Ali Hassan Al-Majid, dit "Ali le Chimique",poursuivi pour génocide contre les Kurdes lors des opérationsmilitaires d'Anfal qui ont fait plus de 100 000 morts entre 1987-1988.Depuis que le principal accusé, Saddam Hussein, a été exécuté, le 30décembre, les télévisions kurdes continuent de diffuser le procès, maisont arrêté les traductions simultanées en langue kurde. Que l'ancienprésident d'Irak ait été pendu avant d'avoir été jugé pour ses crimescontre les Kurdes a mécontenté toute la région, mais, "au moins, commente un député, personne ne pourra accuser les Kurdes d'être responsables de la mort d'un chef arabe". Rester à l'écart des conflits communautaires, tel est l'objectif prioritaire.

Larécente décision de Massoud Barzani d'envoyer deux brigades(officiellement 6 000 hommes) à Bagdad dans le cadre de la nouvellestratégie américaine suscite de nouvelles inquiétudes. Une dizained'imams ont émis des fatwas interdisant leur départ, provoquant desdésertions. Ces soldats seront incorporés dans l'armée irakienne, commeà Kirkouk et Mossoul, mais "un Kurde reste un Kurde, même sous uniforme irakien, commente un étudiant d'Arbil. Dansl'enfer des milices de Bagdad, s'ils sont amenés à tuer des Arabes,chiites ou sunnites, pourrons-nous échapper aux représailles ?"

Lesscénarios du pire, personne ne veut y croire. En attendant, l'année2007 s'annonce critique pour le Kurdistan, confronté à deux événementsconcomitants et potentiellement explosifs. D'un côté, les élections enTurquie où le problème des "terroristes" du PKK (Parti destravailleurs kurdes, dont la branche armée a trouvé refuge dans lesmontagnes du Kurdistan irakien), enflamme déjà une partie de la presse; de l'autre, le référendum sur le rattachement de Kirkouk auKurdistan, une revendication essentielle du peuple kurde à laquelles'opposent la Turquie et une grande partie des Turcomans et des Arabesirakiens.

"Pour la suite, on verra, tant que les Américains sont là, la Turquie ne bougera pas", assure Adnan Mufti, le président de l'Assemblée nationale kurde. "Les relations avec les Etats-Unis restent notre absolue priorité, poursuit-il. Nouspensons qu'après Bush il y aura peu de changements, les Etats-Unis nepeuvent plus faire marche arrière. Ils perdraient leur influence auMoyen-Orient et leur prestige. Leur retrait équivaudrait à une victoiredes terroristes. Ce serait un désastre, pour eux, pour les Kurdes etpour l'Irak."

Cécile Hennion
Article paru dans l'édition du 16.02.07