Renouveau identitaire au Kurdistan


Mardi 1 février 2005 | Par Christophe BOLTANSKI - Erbil envoyé spécial

La région qui s'est émancipée met en sourdine ses revendications indépendantistes.

Des doigts se lèvent vers la coque argentée de l'appareil. Des applaudissements retentissent lorsque ses ailes s'inclinent pour entamer la descente. Chaque jour, l'arrivée d'un nouvel avion provoque dans les rues la même curiosité, la même excitation joyeuse. La foule, massée devant la mosquée Sawaf, attend les pèlerins de retour de La Mecque. Un événement dans l'histoire du Kurdistan. «Avant, les avions venaient nous bombarder ; maintenant, ils nous permettent de voyager», résume Cameran Mourad.

Ancien peshmerga (combattant), il est le responsable administratif d'un aéroport qui ne figure sur aucun circuit commercial. Une tour de contrôle et un petit bâtiment de béton se dressent face aux montagnes enneigées. Des bétonneuses fouillent le sol. Des soldats sud-coréens patrouillent autour des pistes. Cette ancienne base aérienne de l'armée irakienne peut accueillir des gros-porteurs comme des C130, selon Cameran Mourad : «Nous espérons obtenir début mars un certificat d'homologation international.»

Bon oeil. Depuis juin, une compagnie jordanienne, Airserve, transporte chaque jour une trentaine de passagers vers Bagdad, puis Amman. «Hawler International Airport», lit-on déjà sur la façade. Erbil, Hawler en kurde, dispose pour la première fois d'une porte vers l'extérieur. Emprunter la route du sud, c'est prendre le risque d'être attaqué et tué. Au nord, à l'ouest et à l'est, Turcs, Syriens et Iraniens contrôlent étroitement les frontières. Les Etats de la région ne voient pas d'un bon oeil ce nouveau pas vers l'émancipation des Kurdes d'Irak. «Il y a deux mois, la Turquie a menacé une compagnie de lui interdire son espace aérien si ses appareils atterrissaient ici», affirme Cameran Mourad. Le départ de 4 780 pèlerins pour le Hajj, le Pèlerinage à La Mecque, a fait l'objet d'intenses négociations avec les autorités saoudiennes et américaines. Officiellement, les avions qui les emmenaient à Jeddah, la capitale saoudienne, partaient de Bagdad, non d'Erbil. Pieux mensonge pour préserver les apparences.

Pendant douze ans, grâce à la protection des alliés de la guerre du Golfe, les montagnes du nord de l'Irak ont échappé à la tyrannie de Saddam Hussein. Après des décennies de répression et de souffrance, ses habitants ont pu jouir d'une quasi-indépendance. Ils disposent d'un Parlement basé à Erbil, et de deux gouvernements. Anciens ennemis, aujourd'hui réconciliés, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) ont institué dans les zones qu'ils contrôlent leur propre administration. «Bienvenue au Kurdistan d'Irak» proclame la pancarte une fois la frontière turque franchie. Seul le drapeau rouge, blanc et vert des Kurdes frappé d'un soleil étincelant flotte de l'autre côté du Tigre. Les portraits de Massoud Barzani, le chef du PDK, et de son père Mustafa, ornent les murs du poste de douane. La télévision diffuse une des dix chaînes locales. Sur la route remplie de camions qui serpentent à travers les massifs nus et blancs, tous les barrages sont tenus par d'anciens peshmergas en treillis.

Les trois provinces kurdes forment une oasis de paix en comparaison du «triangle sunnite». A Erbil, pas de bruits de bombe, pas de blindés américains. Le dernier grand attentat remonte à un an. Signe de prospérité, cette ancienne préfecture muée en capitale est aujourd'hui un vaste chantier. Le prix de l'immobilier y flambe. «Le terrain coûte trente fois plus cher qu'il y a quatre ans», dit un homme d'affaires.

A deux pas d'un Sheraton flambant neuf, une entreprise allemande bâtit un centre commercial. «Les gens ont beaucoup plus d'argent depuis la chute de Saddam. Surtout les officiels», dit Goran Saad, jeune entrepreneur, costume italien, cravate à pois, et cheveux gominés. Il a ouvert le mois dernier le Sky Café, un immeuble de trois étages, en verre et acier. Un cappuccino repose sur une table orange fluo. Une peinture abstraite pend au mur. Jamais le fossé n'a été si grand entre cette enclave et le reste de l'Irak. «Nous avons notre police, notre gouvernement. Comment vivre à nouveau avec les Arabes ? Bientôt, ils nous redonneront des ordres», lâche-t-il avec dégoût. «Quand je demande à mes étudiants s'ils parlent l'arabe, trois sur cent lèvent la main», dit Ferhad Pirbal, professeur de littérature. «A la différence de leurs aînés qui ont été profondément marqués par le Baas [parti de Saddam Hussein, ndlr], ils ont grandi avec l'Internet, la liberté, les droits de l'homme. Politiquement, culturellement, ils se sentent kurdes, pas irakiens.»

Ecartelée. L'autonomie a permis une renaissance de la culture nationale. «Des milliers de livres ont été publiés, une centaine de journaux et magazines ont vu le jour», s'enthousiasme Badran Habib, directeur de la principale maison d'édition, Aras. Il publie des auteurs kurdes de Syrie, d'Iran, de Turquie. Tout ce que la diaspora compte d'artistes et de cinéastes afflue à Erbil. Un musée d'art contemporain est en construction à Soulaymaniya, la cité rivale. Une nation écartelée entre quatre pays, dispersée à travers le monde, dispose enfin d'un lieu où exister et s'épanouir. Malgré ce renouveau identitaire, les partis politiques se gardent de réclamer l'indépendance. Pour apaiser les craintes de leurs voisins, les dirigeants kurdes revendiquent pour l'Irak un régime fédéral qui ressemble fort à un mariage blanc. «Nous avons tous les éléments d'un Etat à part entière. Mais le jour où nous le proclamerons, nous serons attaqués aussitôt par les armées de Syrie, d'Iran et de Turquie», explique Azad Sadiq Abdullah, directeur de la télévision de l'UPK. «La fondation d'un Etat kurde, c'est notre rêve, notre but à tous. Mais ce n'est pas le moment», renchérit Badran Habib.

Sanglante. Cependant, rares sont ceux qui croient possible une coexistence pacifique entre les deux principaux peuples d'Irak. «Les Arabes ne nous ont rien apporté de bien. Il faudrait ériger un grand mur entre nous», lance Badran Habib. «Nous sommes tellement effrayés par les Arabes qui viennent chez nous que nous les fouillons dix fois de suite», reconnaît Cameran Mourad. «A Mossoul, ils nous égorgent comme du gibier !» s'écrie un dirigeant politique. Les Kurdes ont présenté pour la première fois un front uni aux élections : PDK et UPK ont fait liste commune. Oubliée la guerre civile sanglante qui les avait opposés de 1994 à 1996. Les deux partis ont prévu de fusionner leurs gouvernements respectifs.

Il sera cependant difficile de réunifier un Kurdistan qui, possède deux capitales, Erbil et Soulaymaniya, deux leaders, Massoud Barzani et Jalal Talabani, deux programmes scolaires, deux armées... Les téléphones portables d'une région ne marchent pas dans l'autre. «Si tu ne peux pas connecter les deux réseaux, comment vas-tu faire le reste ?» s'interroge un Européen installé à Erbil. Suleimaniya, qu'à peine une centaine de kilomètres à vol d'oiseau séparent de sa rivale, a également décidé d'avoir son propre aéroport international.

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