"Les Kurdes n’abandonneront jamais” Scott Atran

mis à jour le Vendredi 18 octobre 2019 à 16h50

L’OBS/N°2867 | Par PASCAL RICHE | Le 17/10/2019

Selon l’anthropologue Scott Atran(*), la guerre lancée par Ankara contre les forces kurdes dans le nord-est de la Syrie risque de conduire à une décennie de chaos

L’offensive turque était-elle prévisible ?

J’ai été surpris et révolté. Ce qui se passe relève de la corruption morale. J’ai constaté sur le terrain combien les Kurdes avaient été courageux dans le combat contre l’Etat islamique, que ce soit en Irak ou en Syrie. Tous ont résisté jusqu’à la mort, y compris les femmes ou les plus de 80 ans. Ils ont défendu les juifs, les chrétiens, les yézidis, sans distinction.

En août 2014, c’est le PKK [Parti des Travailleurs du Kurdistan, mouvement séparatiste kurde en guerre contre Ankara] et les YPG [Unités de Protection du Peuple, branche armée du principal parti kurde en Syrie] qui ont permis l’évacuation de 200 000 yézidis encerclés dans les monts Sinjar, en Irak. Et c’est grâce aux Kurdes que l’emprise de l’État islamique dans ce pays a pu être desserrée. Ce sont, sur le terrain, les alliés des Américains les plus fiables, et ils devraient être traités comme tels. Ils ont perdu en Syrie plus de 10 000 combattants, à comparer aux 17 morts américains. Et maintenant, on leur plante un couteau dans le dos.

Pourquoi Recep Tayyip Erdogan s’est-il lancé dans une telle opération ?

Jusqu’à la guerre civile syrienne, c’était un grand ami d’Assad. Puis il a cherché à s’imposer comme le leader du monde musulman: il a appuyé la résistance et a accueilli 3,5 millions de réfugiés syriens sur son territoire. En 2015, après un revers aux élections, son parti, l’AKP, a fait alliance avec le Parti d’Action nationaliste pour sauver sa majorité. Or ces nationalistes sont opposés à toute concession envers les Kurdes. Par pur opportunisme politique, Erdogan a immédiatement mis fin au processus de paix en cours avec les Kurdes et il a commencé à les attaquer en Syrie: après une première offensive baptisée « Bouclier de l’Euphrate », en 2016, l’armée turque a pris, en mars 2018, la ville syrienne d’Affrin, tenue depuis 2012 par les Kurdes des YPG.

A cette époque, la frontière turco-syrienne était relativement ouverte. Entre les zones contrôlées par l’État islamique et la Turquie, tout passait : les personnes, les armes, le pétrole. La Turquie achetait du pétrole à 5 dollars le baril ! Au printemps 2019, Erdogan a perdu des villes aux municipales, à commencer par Istanbul et Ankara. La Turquie connaissait des difficultés économiques, qui se sont accompagnées de réactions anti-immigrés. Les 3,5 millions de réfugiés syriens sont devenus un problème dont Erdogan veut désormais se débarrasser.

Là-dessus, il y a le jeu des Russes, les grands gagnants de la situation actuelle. Ils ont lancé en Turquie des campagnes de propagande, sur les réseaux sociaux et à travers leurs médias Sputnik et RT, pour saper le soutien des Turcs aux États-Unis, à l’Union européenne et à l’Otan. Ces campagnes ont préparé le terrain à l’intervention dans le nord-est de la Syrie. Sputnik a ainsi récemment affirmé que les Américains avaient fourni aux Kurdes assez d’armes pour menacer la Turquie : un non-sens, qui a néanmoins alarmé une partie de l’opinion.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’offensive dans le nord-est de la Syrie. Erdogan entend y déplacer 2 millions de réfugiés, le plus souvent arabes, dans ce qu’il appelle un « corridor de paix » de 30 kilomètres sur 480 kilomètres. Son but est en réalité de réduire, dans la démographie de la région, la part des Kurdes. Il ne s’agit pas de purification ethnique, mais l’idée est voisine. C’est à peu près le même procédé auquel les Chinois ont recours au Tibet ou dans la province musulmane du Xinjiang. Le premier objectif d’Erdogan est d’empêcher la création d’une région kurde autonome. Le second, c’est d’attaquer physiquement les YPG, qui sont proches du PKK.

Quelle est la différence entre les YPG et le PKK ?

Pour les États-Unis et la Turquie, le PKK est une organisation terroriste, même s’il est arrivé aux Américains de travailler de temps à autre avec lui. Idéologiquement, les YPG et le PKK sont très proches [marxistes-léninistes]. Mais, à la différence de ce dernier, les YPG prennent soin de ne pas attaquer les Turcs. Ils sont soudainement contraints de se confronter à eux.

Diriez-vous qu’il y a une alliance délibérée entre Daech et la Turquie ?

Sur la base des nombreuses informations recueillies auprès des dirigeants de l’État islamique capturés par les Kurdes en 2014 et 2015, on ne peut pas dire cela. En revanche, il existe une alliance objective. La Turquie avait besoin de l’État islamique tant pour embarrasser Assad que pour combattre les Kurdes en Syrie et en Irak.

Est-ce qu’il aurait été possible de vaincre l’État islamique sans les Kurdes ?

Oui, à condition d’envoyer des troupes américaines et/ou européennes sur le sol. Ce que les Occidentaux n’ont pas fait : ils avaient besoin de soldats pour mourir à la place des leurs. Les Kurdes ont répondu présent, ils se sont sacrifiés. Bien entendu, ils défendaient aussi leurs vies, leurs maisons et leurs valeurs - ainsi que celles des autres communautés.

Quel est le risque de voir l’État islamique relever la tête en Syrie?

Contrairement à ce que laissent penser de nombreux commentateurs et les porte-parole du gouvernement américain, l’État islamique n’a pas disparu. Il est passé dans l’ombre. Ses combattants agissent la nuit contre ceux qui ne respectent pas leurs règles. Et ils trouvent des appuis dans la population arabe sunnite, surtout chez les jeunes, qui soutiennent l’idée d’un grand État arabe sunnite indépendant gouverné par la charia. Les Kurdes contrôlaient jusque-là les camps de prisonniers. Dans le chaos qui vient, il est très douteux qu’ils puissent continuer à remplir ce rôle. L’espace s’ouvre de nouveau pour l’État islamique.

Tout cela est un énorme gâchis. Car les Kurdes, eux, ont une vision relativement libérale du monde. Ils croient en l’État de droit et dans le respect des minorités, au moins dans une plus grande mesure que d’autres communautés dans la région. Après le Japon ou Israël, leur système est, à l’est de l’Europe, l’un des plus ouverts. Et ce sont eux qu’on est en train d’abandonner. Je n’aime pas trop les analogies avec Munich, mais il est difficile de ne pas y songer ici: on sacrifie nos valeurs fondamentales pour un gain matériel douteux.

Qui peut stopper la situation ? Le Conseil de sécurité de l’ONU ? Washington ?

La clé est au Congrès américain. C’est l’instance qui a les moyens de pression les plus puissants sur la Turquie. Le problème, c’est que ce rapport de force s’est amoindri ces deux dernières années, la Turquie ayant tissé des liens avec la Russie. Si le Congrès ne parvient pas à stopper les Turcs, il ne restera plus, en dernière ligne, que... les Kurdes. Certes, l’armée turque est plus puissante et mieux équipée, mais les Kurdes n’abandonneront jamais. Placés le dos au mur, ce seront des combattants plus féroces encore, comme ils l’ont prouvé contre Daech. Et l’on vivra alors une décennie terrible.

Quelles seront les conséquences de l’accord passé dimanche soir entre les Forces démocratiques syriennes et Damas ?

Il confirme la recomposition géopolitique en cours. Tous les grands acteurs de la région se tournent désormais vers les Russes comme ils le faisaient autrefois vers les États-Unis : la Turquie et les Kurdes se joignent maintenant à l’Iran et à la Syrie pour consulter la Russie. L’Irak le fait aussi de plus en plus et même, dans une moindre mesure, l’Égypte et l’Arabie Saoudite. Israël va aussi renforcer ses relations avec la Russie, qui s’étaient relâchées. Pour les Etats-Unis, l’Otan et l’UE, c’est une situation perdante.■

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(*) SCOTT ATRAN est un anthropologue franco-américain, spécialiste du terrorisme et auteur de «l’État islamique est une révolution » (Ed. Les Liens qui libèrent, 2016). Directeur de recherche émérite au CNRS et professeur à l’université du Michigan, il a, ces dernières années, beaucoup travaillé sur les motivations des combattants kurdes et ceux de l'État islamique.