Quelle autonomie pour les Kurdes dans la Syrie de demain ?

mis à jour le Vendredi 30 novembre 2018 à 14h07

www.monde-diplomatique.fr | Par envoyés spéciaux Mireille Court & Chris Den Hond(*) | décembre 2018

Le Rojava entre compromis et utopie

La Fédération démocratique de la Syrie du Nord a entamé des discussions, vite suspendues, avec le régime de Damas pour entériner son autonomie de fait. La fédération, qui a perdu la ville d’Afrin, reste sous la menace de l’armée turque et de l’Organisation de l’État islamique. Sur le plan intérieur, les tensions entre populations arabes et kurdes se dissipent, mais une méfiance réciproque perdure.

Bourgade poussiéreuse entre les villes syriennes de Kobané et de Rakka, Aïn Issa est la nouvelle capitale administrative de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord, appelée aussi Rojava (1). Mme Ilham Ahmed nous accueille. Cette Kurde originaire d’Afrin préside l’exécutif du Conseil démocratique syrien (CDS), la branche politique des Forces démocratiques syriennes (FDS) qui contrôlent tout le nord-est du pays. D’emblée, elle détaille le projet d’autonomie que défend cette alliance kurdo-arabe : « Nous exigeons que la Syrie de demain comprenne des zones autonomes. Nous voulons une nouvelle Constitution dans laquelle la décentralisation sera inscrite », nous explique celle qui, en juillet 2018, a conduit une délégation du CDS à Damas pour les premiers pourparlers avec le régime de M. Bachar Al-Assad.

Une rencontre officielle avait déjà eu lieu à Tabka, où un barrage hydroélectrique sur l’Euphrate a grand besoin de réparations. Seul le pouvoir en place peut fournir les techniciens et les pièces de rechange pour les vannes défectueuses. Si une coopération technique entre le CDS et Damas est envisageable, une entente politique reste pour l’instant improbable. « Nous nous sommes rendu compte, en écoutant les déclarations du régime, que les pourparlers étaient pour lui une question tactique. Il n’y a pas de sérieux efforts de sa part pour les faire avancer », poursuit Mme Ahmed. Elle justifie ainsi l’absence à cette rencontre de l’opposition syrienne établie à Istanbul : « Nous sommes la véritable opposition. La plupart des groupes armés sur le terrain sont des extrémistes et ils ont le soutien de la Turquie. Essayer de trouver un accord avec ces groupes radicaux et djihadistes équivaudrait pour nous à un suicide. »

Les négociateurs du CDS sont allés à Damas sans poser de conditions préalables. M. Hikmet Habib, Arabe de Kamechliyé, adjoint de Mme Ahmed et membre de la délégation, explique : « Nous n’utilisons pas de grands slogans comme : “Nous voulons la chute de Bachar Al-Assad.” Ce n’est pas le point-clé. Ce qui importe, c’est de modifier la Constitution et de changer la base du système politique de la Syrie. Il y a un énorme déficit démocratique. Les décisions sont prises à Damas, et le système dépend de quelques familles qui gouvernent le pays. » De son côté, M. Al-Assad souffle le chaud et le froid. Il a juré à plusieurs reprises de regagner chaque parcelle de la Syrie, accusant, en décembre 2017, les Kurdes d’être des traîtres. Début mai 2018, il affirmait néanmoins dans une déclaration télévisée que la porte restait ouverte pour un dialogue avec les FDS, tout en prenant soin de qualifier les institutions mises en place dans le nord et l’est de la Syrie de « structures temporaires ». En cette fin d’année, les négociations entre Damas et le CDS sont gelées en attendant que la situation se décante à Idlib, ville que le régime entend reprendre tôt ou tard aux djihadistes.

Après la reconquête de Kobané en 2015 par les Unités de protection du peuple (YPG) et les Unités de protection des femmes (YPJ), aidées par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), les Kurdes ont fait le choix de ne pas proclamer l’indépendance du Kurdistan, mais de mettre en place une fédération démocratique inspirée par le communalisme (2), sans remettre en cause le découpage des frontières. La méfiance au sein des communautés arabes, turkmènes et autres vis-à-vis des Kurdes était alors grande. Elles craignaient que ceux qui ont vaincu l’Organisation de l’État islamique (OEI) ne se vengent sur elles des mauvais traitements des autorités syriennes à l’égard des Kurdes. « Les Kurdes ont beaucoup souffert de la politique d’assimilation menée par le régime baasiste, rappelle M. Habib. Dès que les FDS ont libéré des zones tenues par l’OEI, nous avons fait de grands efforts pour rétablir la confiance en créant des comités de réconciliation et des conseils représentant tout le monde. Aujourd’hui, on peut dire que 60 % des membres des FDS proviennent de tribus arabes. » Selon les estimations les plus fréquentes, les FDS compteraient quarante mille combattants et combattantes.

Jusqu’en 2017, le Rojava était composé de trois cantons à majorité kurde : Afrin, Kobané et Cezire. Après la conquête de Rakka, en octobre 2017, et la perte d’Afrin, en mars 2018, la fédération autonome abrite moins de Kurdes et davantage d’Arabes. D’où l’importance d’une alliance solide entre ces deux peuples. L’ambiance étrange de Kamechliyé, la capitale du canton de Cezire, illustre la complexité de la situation, avec des quartiers entiers qui restent sous le contrôle du régime. La population chrétienne syriaque est divisée entre soutien à Damas et adhésion au projet de gouvernement autonome. Mme Elizabeth Gawryie, membre du gouvernement autonome pour la communauté chrétienne syriaque et de la délégation de négociation, nous accueille dans un local associatif. Elle évoque la question du partage des ressources, et notamment du pétrole, dont les principaux puits sont sous le contrôle du gouvernement autonome. « La Syrie est un pays riche. La répartition des revenus devra être abordée lors des prochaines négociations. Nous avons proposé à Damas de créer des comités bilatéraux pour les services publics, la santé et l’économie. »

L’occupation d’Afrin par la Turquie, un traumatisme

Le gouvernement autonome doit aussi composer avec les difficultés qu’il rencontre en matière d’éducation. L’une de ses priorités a été la mise en place d’un programme scolaire en trois langues, arabe, kurde et syriaque, avec de nouveaux contenus pédagogiques pour les matières non scientifiques. « Nous n’avons pas de problèmes avec le programme scolaire du régime dans les matières scientifiques, explique M. Musim Nebo, enseignant. Ce sont des programmes universels. Nous avons en revanche beaucoup de problèmes avec des matières comme l’histoire, la sociologie ou la géographie. Les communautés non arabes en sont absentes. »

Fin août 2018, quelques dizaines de Syriaques ont manifesté à Kamechliyé pour dénoncer l’introduction du nouveau programme scolaire en scandant des slogans à la gloire de M. Al-Assad. Ils avaient deux griefs : ils reprochaient au gouvernement autonome d’avoir fermé les classes en syriaque dans l’enseignement public, et ils déploraient que les diplômes délivrés par les écoles du gouvernement autonome ne soient reconnus ni par Damas ni par l’étranger. Pour se défendre, les autorités font valoir que la plupart des enfants syriaques sont scolarisés dans le privé, ce qui explique la fermeture des classes dans le secteur public. Certaines écoles privées, aux mains de l’Église, ont été temporairement fermées pour avoir refusé d’appliquer le nouveau programme scolaire. Finalement, un accord a été trouvé : ce programme n’est introduit que pour les deux premières années du primaire. Pour les autres classes des écoles privées, le programme de Damas est maintenu, ce qui garantit une reconnaissance du diplôme.

À Kobané, nous assistons à la réunion d’une commune, une assemblée où les habitants d’un quartier règlent les problèmes quotidiens les plus urgents. Une habitante, Mme Hevi Zora, dénonce l’hypocrisie de certains, qui n’hésitent pas à envoyer leurs enfants dans des écoles situées hors du Rojava : « Pourquoi quelques riches, et même des membres du gouvernement autonome, inscrivent-ils leurs enfants dans les écoles arabes de Lattaquié, Alep ou Damas, tandis que les autres étudient ici en kurde ? » Une semaine plus tard, un décret sanctionnera tout fonctionnaire du gouvernement autonome qui envoie ses enfants dans les écoles du régime.

L’entente entre communautés semble néanmoins s’améliorer, et les nouvelles institutions fonctionnent. À Kamechliyé, le coprésident du conseil législatif, M. Hakem Khalo, explique : « Ici, dans le canton de Cezire, l’État ne redistribuait rien. Son système centralisé n’a jamais pris en compte les autres communautés ethniques ou religieuses. Aujourd’hui, le régime syrien pense qu’il peut revenir à la situation d’avant la révolution de 2011, mais beaucoup d’Arabes participent maintenant au système du gouvernement autonome. Ils siègent dans les conseils civils à Rakka, à Tabka, à Manbidj, à Deir Ez-Zor. Ils se rendent compte qu’ils peuvent s’occuper de leur communauté bien mieux qu’avant. »

À Tell Abyad, petite ville proche de la frontière turque, la tension est palpable. L’OEI, chassée par les FDS en 2015 après d’âpres combats, y avait une base sociale. L’ingérence de la Turquie et de ses alliés est permanente. À cela s’ajoute le poids d’un passé douloureux, car la ville fait partie d’une région où le régime baasiste avait installé des populations arabes dans les années 1960 et dépossédé des Kurdes de leurs terres. Ces derniers veillent à ne pas se montrer revanchards, comme l’explique M. Reshad Kurdo, dont la famille a été spoliée : « Quand les FDS ont libéré Tell Abyad de l’OEI, nous n’avons chassé personne. Nous n’avons pas récupéré nos terres prises par les Arabes il y a cinquante ans. Nous attendrons une solution politique. »

Interrogé, un garagiste kurde reste sceptique : « Même si nous bâtissions un paradis, les Arabes ne nous feraient pas confiance. Ils pensent que les Kurdes veulent les dominer. Et nous, nous craignons que la Turquie ne fasse ici la même chose qu’à Afrin. »

Afrin... Chaque fois que nous prononçons ce nom, nos interlocuteurs ont les larmes aux yeux. L’occupation par la Turquie de ce canton à majorité kurde est vécue comme un traumatisme. En janvier 2018, après des tractations, la Russie a autorisé la Turquie à l’envahir. La coalition menée par les États-Unis a fermé les yeux, et les mêmes forces kurdes qui avaient chassé l’OEI de Kobané et de Rakka, et sauvé les Yézidis de l’OEI à Sinjar, s’y sont fait massacrer dans l’indifférence de la « communauté internationale ».

Un imbroglio d’alliances contradictoires

Impossible de s’y rendre. Nous nous arrêtons à la ville la plus à l’ouest de la fédération autonome : Manbidj. Protégée par la coalition et défendue par le conseil militaire local, cette ville est un exemple de cohabitation entre communautés. Plusieurs personnes témoignent des violences infligées aux Kurdes après la chute d’Afrin. Dans un rapport publié en juin 2018, Human Rights Watch dénonce le fait que « des groupes armés de l’Armée syrienne libre, soutenus par la Turquie, ont pillé, détruit ou volé des biens de civils kurdes dans le canton d’Afrin. Ils ont installé des combattants et leurs familles dans les maisons sans offrir de compensation aux propriétaires (3)  ». Depuis, l’organisation attend toujours une autorisation de la Turquie pour continuer son enquête sur place.

La Syrie est aujourd’hui un imbroglio d’alliances contradictoires. Les Kurdes d’Afrin, à l’ouest de l’Euphrate, étaient protégés par la Russie, qui les a lâchés. Les Kurdes à l’est de l’Euphrate et à Manbidj sont aujourd’hui protégés par la coalition menée par les États-Unis et la France. Mais jusqu’à quand ? Sur place, les populations jugent de toute façon indispensable une protection aérienne internationale, sans laquelle l’armée turque ou l’armée syrienne n’auront aucune peine à écraser la fragile fédération démocratique. Mais à quel prix ? Pour avoir une réponse, il nous faut aller à la rencontre du PKK, bête noire de la Turquie et, selon certains observateurs, « maître du jeu kurde en Syrie ».

Nous passons le Tigre, la frontière entre la Syrie et l’Irak, sur un petit bateau, et traversons le nord de l’Irak jusqu’à Kandil, une chaîne de montagnes qui abrite les troupes du PKK. Nous y rencontrons M. Riza Altun. C’est la première fois qu’un haut responsable du PKK parle à des journalistes depuis l’assassinat ciblé, en août 2018, de Mam Zeki, un commandant yézidi du PKK, par un missile turc. Pendant tout l’entretien, un drone invisible vrombit au-dessus de nos têtes. Sous le feuillage des arbres, M. Altun reste imperturbable. « Aujourd’hui, il y a des contradictions partout. À l’origine, les Américains n’avaient pas l’intention stratégique de soutenir les FDS. Les Kurdes savent très bien que les États-Unis sont un État impérialiste ; mais nous sommes obligés de maintenir cette relation paradoxale, car notre survie est en jeu. » Et d’ajouter que la récente mise à prix de la tête des dirigeants du PKK par Washington montre bien la fragilité de cette alliance. Les jeux de pouvoir et les affrontements entre grandes puissances battent leur plein sur le territoire syrien...

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Mireille Court & Chris Den Hond

Respectivement professeure d’anglais, membre de la coordination Solidarité Kurdistan, et journaliste. Tous deux ont coordonné avec Stephen Bouquin La Commune du Rojava. L’alternative kurde à l’État-nation, Critica-Syllepse, Bruxelles-Paris, 2017.

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(1) Lire « Une utopie au cœur du chaos syrien », Le Monde diplomatique, septembre 2017.

(2) À propos de l’inspirateur du communalisme kurde, lire Benjamin Fernandez, « Murray Bookchin, écologie ou barbarie », Le Monde diplomatique, juillet 2016.

(3) « Syria : Turkey-backed groups seizing property », Human Rights Watch, 14 juin 2018.