Quel avenir pour le Kurdistan irakien ?
La crainte du grand dépeçage

Image 14 février 2003
PAR AYMERI DE MONTESQUIOU *

Les pechmergas, littéralement «les hommes allant au-devant de la mort», ont décidé de choisir la paix. Deux séjours au Kurdistan irakien ces dernières semaines m'ont fait découvrir une région où le climat de paix et une autonomie de fait ont permis une transformation insoupçonnée. Cette région du Moyen-Orient de 40 000 km2 pour près de 4 millions d'habitants, enclavée, où alternent montagnes arides et riches plaines, a réussi par son développement une démonstration d'autant plus exemplaire qu'elle était improbable.

La région du Kurdistan fut dévastée par une guerre qui n'a connu que de courtes interruptions, et cela depuis les années 60. En 1975, l'accord entre l'Irak et l'Iran, signé sous l'égide des Etats-Unis, sacrifiait le désir d'autonomie des Kurdes. Quelques années plus tard, la guerre opposa à nouveau ces deux pays. Si la paix fut effective en 1988, les Kurdes furent très durement frappés par le gouvernement de Bagdad. Chacun a en mémoire l'effroyable gazage par les Irakiens de la population d'Halabja, qui fit près de 5 000 morts.

En 1991, après la signature du cessez-le-feu mettant fin à la guerre du Golfe entre l'Irak et la coalition menée par les Etats-Unis, l'armée irakienne se retourna à nouveau contre les Kurdes, qui résistèrent. Le président Massoud Barzani l'arrêta aux portes de Shaqlawa mais ce furent les Nations unies, par la résolution 688 inspirée par la France, qui décrétèrent zone d'exclusion aérienne le nord du 36e parallèle, et protégèrent ainsi la région kurde des armées de Saddam Hussein. Le gouvernement central irakien fait néanmoins peser une menace aux frontières de la zone d'exclusion.

Hélas, pendant six ans et en dépit des élections de 1992, les querelles endémiques opposant les principales factions kurdes, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK), dégénérèrent en combats fratricides auxquels mit fin l'accord de Washington de 1998. Le 8 septembre 2002 scella la réconciliation qui se concrétisa par l'élection démocratique d'une Assemblée. On peut considérer que la région du Kurdistan irakien n'est en paix que depuis quatre ans.

Ces quatre années ont suffi à démontrer la capacité des Kurdes à bâtir. Tous les axes principaux que j'ai empruntés entre les villes les plus importantes sont parfaitement asphaltés et carrossables. Aux 527 écoles construites entre 1921, année de création de l'Etat irakien (indépendant en 1932), et 1991, se sont ajoutées 2 470 nouvelles. Les universités fleurissent, celle de Salahaddin existait déjà à Erbil et une nouvelle université a été construite à Dohuk. J'ai visité celle de Soulemaniya dont la vitalité démontre l'aspiration de la jeunesse à s'instruire.

Quelles sont les ressources ? 13% des sommes générées par l'accord pétrole contre nourriture, les droits de douane, la générosité de la diaspora kurde... L'autonomie agricole est atteinte et il faut regretter que les Nations unies importent aujourd'hui du blé australien, qui est distribué aux populations et concurrence directement la production locale. Un équipement obsolète permet de faire face à 40% des besoins en pétrole transformé en essence par une vieille raffinerie de sucre.

Cette économie à la fois traditionnelle et embryonnaire a permis de créer et d'entretenir une administration. Il faut rappeler que, depuis 1991, Bagdad a retiré ses fonctionnaires, les professeurs, les policiers, les juges, les percepteurs. Il est peu vraisemblable d'imaginer un retour à l'état antérieur. Les Kurdes ont démontré qu'ils savaient gérer leur province et les élections législatives qui se dérouleront d'ici à l'été désigneront un nouveau gouvernement, mettant fin à un bicéphalisme un peu étrange : il y a en effet deux présidents et deux gouvernements à compétence géographique.

Cette zone apaisée qui a réussi, malgré la présence à moins de 16 km d'Erbil de l'armée irakienne, un développement spectaculaire, risque d'être totalement déstabilisée par la guerre. Les Kurdes ont toujours été les premières victimes des guerres régionales. En 1991, les Américains sollicitèrent les Kurdes puis les abandonnèrent à la vindicte de Saddam Hussein. Personne n'a oublié là-bas les 5 000 morts d'Halabja, les 180 000 disparus, les 4 500 villages rasés sur les 5 000 existants, les forêts brûlées. Aujourd'hui, ils désirent bien sûr un changement à Bagdad, ils ont goûté à la démocratie et veulent qu'elle s'étende à tout le pays. Connaissant le refus absolu de la Turquie, de l'Iran et de la Syrie à la création d'un grand Kurdistan regroupant la partie kurde de leur pays, ils y ont formellement et solennellement renoncé.

La guerre leur apparaît probable mais ils en redoutent les conséquences. Ils n'ont pas de réponse pour se débarrasser de Saddam Hussein sans guerre. Son exil apparaît comme illusoire car quelles garanties pourraient lui être données ? Aucune protection ne peut être pérennisée alors que des Etats ou des proches de ceux qu'il a massacrés veulent l'éliminer. De plus, le Tribunal pénal international serait de toute évidence saisi, et aucune immunité ne saurait lui être accordée.

Quant aux conséquences pour le Kurdistan irakien, si les représailles de Saddam Hussein peuvent être redoutées, d'autres menaces apparaissent. Il existe peut-être un projet américain de redistribution des cartes au Moyen Orient avec un redécoupage des frontières. La constitution d'un grand Israël, projet avéré d'Ariel Sharon, signifierait l'exil ou le déplacement des Palestiniens vers la Jordanie à qui il serait donné en compensation une fraction de l'Irak. Ce début de dépeçage de l'Irak entraînerait très vraisemblablement une revendication des Turcs. Ceux-ci ont toujours considéré que le Vilayet, c'est-à-dire la région de Mossoul et de Kirkouk, était terre turque. Les Iraniens ne resteraient pas indifférents à l'avancée turque vers le Golfe et réagiraient.

De plus, les Turcs ont négocié l'autorisation du passage des troupes américaines. Dans un premier temps, ils ont accordé le transit de 15 000 hommes alors que les Américains en veulent 90 000. On peut imaginer qu'ils feront payer un droit de passage ; des sources différentes donnent une fourchette de 14 à 29 milliards de dollars, on peut aussi imaginer une revendication territoriale. Ils peuvent participer comme membres de la coalition à l'occupation de l'Irak ou de leur propre initiative sous prétexte de prévenir des troubles et de canaliser un flux de réfugiés ; c'est ce que rapporte le quotidien turc Miliyet. L'état-major turc avait signifié dès l'automne dernier son intention de créer une zone tampon dans le Kurdistan irakien.

Les Kurdes ont été très clairs, ils n'accepteront en aucun cas cette occupation turque et prendront les armes. On peut, sans risque d'erreur, faire l'hypothèse qu'ils trouveront dans la région les armes antichars et antihélicoptères qui leur manquent pour résister à la Turquie. Un état de guerre opposant ceux qui veulent se débarrasser de Saddam Hussein donnerait une image désastreuse et aurait des répercussions évidentes sur le monde arabe et le monde musulman. Ceux-ci ont présent à l'esprit l'axe Etats-Unis-Turquie Israël et, tout comme le voisin immédiat l'Iran, ils ne resteront pas inertes.

Les conséquences d'une guerre probable contre l'Irak n'ont jamais été évoquées clairement par Washington ; Saddam Hussein a eu l'habileté de saisir au bond l'imprudence verbale de George W. Bush parlant, après le 11 septembre, de croisade. Tout le monde musulman est infiniment sensible à ce terme et on ne peut imaginer que, du Maroc à l'Indonésie, il n'y ait pas un pays qui ne soit déstabilisé par une réaction populaire très forte et qu'une flambée de terrorisme sanglant ne soit alimentée par ce djihad.

Si la guerre en Irak doit avoir lieu, on ne pourra éviter son cortège de malheurs et de pertes civiles. En effet, celle-ci ne se déroulera pas comme celle de 1991, les Irakiens ne se battront pas en rase campagne en utilisant le modèle soviétique des divisions blindées faisant face à l'ennemi. Elle se déroulera dans les villes et en particulier à Bagdad. Si l'armée irakienne, connaissant l'issue certaine du conflit, ne combattra guère, on peut penser qu'un pourcentage, même faible, de la Garde républicaine évaluée à 250 000 hommes et que les tenants du régime se battront. Alors, à moins de sacrifier par des bombardements massifs des populations civiles qui, elles, aspirent à la disparition de Saddam Hussein, il faudra se résigner à une guerre où l'avantage absolu de la technologie américaine sera moins efficient. Les combats de rue, immeuble par immeuble, se dérouleront surtout kalachnikov contre M 16 et seront très coûteux en vies américaines et irakiennes.

S'il y a guerre, pour en limiter les retombées, les Nations unies ou les Américains, s'ils n'ont pas l'appui de celles-ci, doivent prendre des engagements. S'engager, d'une part, à la mise en place d'une fédération irakienne voulue par toute l'opposition à Saddam Hussein et permettant à tous les représentants d'une population très hétérogène de s'exprimer dans un système démocratique. D'autre part, à ce que l'Irak soit maintenu dans ses frontières car les opposants au régime se considèrent tous comme Irakiens.

La guerre est la pire des solutions mais, si c'est la seule, faisons en sorte que ses conséquences à l'intérieur de l'Irak et à sa périphérie soient les moindres.

* Sénateur du Gers, vice-président du Parti radical.