Pouvoirs illimités pour le président turc Erdogan

mis à jour le Vendredi 20 janvier 2017 à 17h01

LEMONDE.FR ┃MARIE JÉGO

La réforme controversée adoptée par le Parlement doit encore être approuvée par référendum au printemps

Dix-huit articles de la Constitution ont été modifiés, de façon que le président devienne le maître absolu du pays.

ISTANBUL - Correspondante

Le Parlement turc a adopté les amendements constitutionnels qui donnent au président Recep Tayyip Erdogan des pouvoirs illimités. Approuvés en première lecture dimanche 15 janvier, ces amendements feront l’objet d'une seconde lecture, à partir de mercredi, avant d’être soumis à un référendum, au mois de mars ou avril.

La réforme modifie de fond en comble le système politique hérité en 1923 de Mustafa Kemal, dit Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, en instituant un régime présidentiel sans contre-pouvoir. Dix-huit articles de la Constitution ont été modifiés, de façon que M. Erdogan devienne le maître absolu du pays.

Au pouvoir jusqu’en 2029?
Selon les amendements adoptés, le président pourra rester à la tête de son parti politique une fois élu. C’est lui qui nommera et révoquera les ministres. C’est lui qui choisira son ou ses vice-président(s). La séparation des pouvoirs n’est plus de mise, car c’est le président qui dorénavant désignera les juges, notamment 12 des 15 juges de la Cour constitutionnelle, habilitée, entre autres, à se prononcer sur la destitution du président.

Désormais, le Parlement n’est plus qu'une chambre d’enregistrement. Le président peut aisément le contourner, en gouvernant par décrets. Il peut l’abolir d’un trait de Dix-huit articles de la Constitution ont été modifiés, de façon que le président devienne le maître absolu du pays plume, en convoquant de nouvelles élections.

Privée de réels pouvoirs, la nouvelle Chambre verra malgré tout le nombre de ses députés augmenter, passant à 600 au lieu de 550 actuellement. L'âge minimum des élus a été abaissé de 25 à 18 ans. Il s’agit de créer un ascenseur social pour les jeunes, nombreux à militer dans les rangs du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation islamo-conservatrice au pouvoir. La durée du mandat présidentiel est fixée à cinq ans, le président est autorisé à exercer deux mandats au maximum.

Elu président en 2014, après trois mandats à la tête du gouvernement en tant que premier ministre, le «grand homme» (l’un des surnoms de M. Erdogan) pourra se maintenir à la tête du pays jusqu’en 2029. «Grâce à Dieu, la Turquie sera gouvernée de façon plus efficace», s'est félicité le vice-premier ministre, Numan Kurtulmus, sur son compte Twitter.

Le poste de premier ministre, jusqu’ici détenteur du pouvoir exécutif en Turquie, est aboli. Binali Yildirim, l’actuel possesseur du titre, s'en est félicité. «Je suis un marin et je peux vous dire que deux capitaines pour un même navire, c'est le naufrage assuré. Il faut un seul capitaine en action», a déclaré ce proche compagnon de M. Erdogan, ingénieur naval de formation.

Adoptée grâce au soutien du Parti d'action nationaliste (MHP, ultranationaliste) qui dispose de 39 sièges au Parlement, la réforme constitutionnelle a suscité bien des remous dans ses rangs. Un vent de fronde s’est levé, remettant en cause l’autorité déjà bien érodée du chef du parti, Devlet Bahçeli.

Yusuf Halaçoglu, vice-président du MHP, a ainsi déclaré qu'il voterait contre le projet constitutionnel, critiquant la perte de souveraineté du Parlement. Pour ramener les ultranationalistes à la raison, l’AKP a menacé de convoquer de nouvelles élections législatives. Cette menace a suffi à rétablir la discipline dans les rangs.

«Coup d’Etat civil»
Dans la nuit du mercredi 11 à jeudi 12 janvier, des députés en sont même venus aux mains, distribuant coups de poing et de pied, se jetant des chaises à la tête, détruisant le perchoir. Un élu AKP a même été mordu à la jambe.

Aux yeux de l’AKP, la présidentialisation du système est un gage de stabilité dans la période troublée que traverse le pays -purges, croissance économique en berne, dépréciation continue de la monnaie, attentats à répétition, guerre

contre l’organisation Etat islamique et contre les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), conflit en Syrie.

L’opposition y voit en revanche un effet de la dérive autoritaire du chef de l’Etat, doté de pouvoirs illimités. «Même Atatürk n’en avait pas autant», a fait remarquer Kemal Kiliçdaroglu, le président du Parti républicain du peuple (CHP, la formation fondée par Atatürk). Le CHP et le Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde) se sont résolument opposés au projet, accusant M. Erdogan de profiter de l'état d’urgence actuellement en vigueur pour s’arroger tous les pouvoirs.

Cette réforme «va rendre au Palais les pouvoirs retirés au sultan ottoman» il y a un siècle, a ainsi estimé Bülent Tezcan, député du CHP, qui dénonce «la dictature d’un seul homme». Nombreux sont les députés d’opposition persuadés que cette réforme ramène la Turquie au niveau d’une dictature ordinaire de type moyen-oriental. «Nous assistons à un coup d'Etat civil. Si le putsch raté [du 15 juillet 2016] avait réussi, nous aurions eu à peu près la même chose que ce à quoi nous assistons aujourd’hui», a déclaré la députée HDP Meral Bestas.

Le mécontentement existe aussi dans les rangs de l’AKP. Ainsi, Sami Selçuk, ancien président de la cour d’appel et sympathisant de longue date du camp islamo-conservateur, a qualifié la réforme, dans une tribune publiée par Cumhuriyet le 10 janvier, de «dangereuse».